Dans les années 1990, les jeunes filles qui refusaient d’ôter leur voile à la porte de l’école revendiquaient leur liberté d’afficher leur appartenance religieuse tout le temps et partout. La loi du 15 mars 2004 est venue opportunément rappeler que l’école publique est un espace laïque dans lequel chacun est soumis à l’obligation de neutralité. Cette loi a eu au moins trois effets bénéfiques : elle a permis de clarifier les choses, d’apaiser les conflits et de protéger les personnels qui peuvent se prévaloir de la loi pour refuser l’accès à l’établissement d’un élève arborant un signe par lequel il manifeste ostensiblement son appartenance religieuse.
Mais force est de constater que, depuis quelques années, la laïcité scolaire est de nouveau « testée » et contestée. On l’a vu récemment à l’occasion de l’affaire de Charleville-Mézières : une jeune fille qui n’a pas pu rentrer dans l’enceinte du collège parce qu’elle ne voulait pas ôter son voile est revenue quelque temps après vêtue d’une « longue jupe ». L’équipe pédagogique lui a demandé de changer de tenue. Entre « l’affaire du voile » et ce qu’il est convenu d’appeler maintenant « l’affaire de la jupe », il faut souligner une différence notable : si le voile est un signe dont le caractère religieux est incontestable, la longue jupe est un signe plus équivoque puisque son port (comme journalistes et hommes politiques, dans une belle unanimité, n’ont cessé de le répéter) n’est pas réservé aux jeunes filles musulmanes. La « longue jupe » pouvait donc plus facilement se faire passer pour ce que, en l’occurrence, elle n’était pas : une tenue « à la mode », qui n’a aucun caractère religieux.
Il faut souligner le courage dont a fait preuve, dans cette affaire, Najat Vallaud-Belkacem, qui a soutenu la décision de la Principale du collège. Cette décision n’a rien de cocasse : la Principale du collège Léo Lagrange n’a fait qu’appliquer la loi puisque l’attitude de l’élève était très clairement provocatrice et son comportement, prosélyte.
Je m’étonne toutefois que, dans la déferlante de commentaires qui a suivi cette affaire de Charleville-Mézières, un mot ait été systématiquement évité : celui d’abaya. La « longue jupe » n’en est pourtant qu’un avatar. Cette affaire aurait dû être l’occasion de débattre d’un problème qui préoccupe depuis plusieurs années les personnels éducatifs, à savoir la présence de plus en plus nombreuse des jeunes filles qui portent l’abaya dans l’enceinte de l’école publique. Là est le véritable objet du débat. L’abaya est une robe qui se porte par-dessus les vêtements ordinaires, qui couvre tout le corps (hormis les pieds et les mains), et éventuellement les cheveux (un voile peut être cousu à l’encolure de la robe). On peut se procurer une abaya sur internet, où elles sont la plupart du temps présentées comme des robes musulmanes. Confrontée en 2011 à des jeunes filles portant l’abaya dans l’établissement où elle exerce, Sophie Mazet avait osé mettre les pieds dans le plat et rendre l’affaire publique. Dans un article publié dans la revue Hommes & immigrations, elle explique que ces robes « correspondent exactement aux recommandations de cheikh Bin Oussaïmine, Bin Baz et du Jilbab-al-Mar-Al-Mouslima de cheikh Al Albani et plus généralement aux prescriptions de “savants” du wahhabisme d’Arabie Saoudite, un islam rigoriste et liberticide, désavoué d’ailleurs par la plupart des musulmans. » L’abaya n’est donc pas un vêtement « traditionnel » ou « ethnique » comme on voudrait nous le faire croire, elle est encore moins une question de « mode ». Cette robe est un signe dont le caractère religieux est incontestable. Il faudrait par conséquent que les pouvoirs publics aient le courage de dire que l’abaya est une tenue qui, parce qu’elle manifeste ostensiblement une appartenance religieuse, n’a pas droit de cité à l’école publique.
Il convient de distinguer deux cas de figure : le cas dans lequel le signe est équivoque et où son caractère religieux ne peut être déterminé qu’en tenant compte du contexte, du comportement général de l’élève et de l’usage qu’il en fait (la « longue jupe » entre à mes yeux dans cette catégorie) ; le cas où le caractère religieux du signe est incontestable, comme pour la kippa, la croix, le voile… et l’abaya. Quand un élève arrive dans un établissement scolaire public avec une kippa sur la tête, une croix trop voyante, ou encore un voile sur les cheveux, personne ne se demande si son attitude est prosélyte : ce ne sont pas ses intentions qui comptent, mais le signe ou la tenue, dont le caractère religieux est constitué. Il ne viendrait à l’idée de personne de demander à cet élève s’il est effectivement de confession juive, chrétienne ou musulmane. On lui demande simplement d’ôter sa kippa, de cacher sa croix, ou de retirer son voile, parce qu’il s’agit de « signes et de tenue (…) dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse ((Circulaire du 18 mai 2004 relative à l’application de la loi du 15 mars 2004.)) ».
Il est précisé, dans la circulaire du 18 mai 2004, que « la loi est rédigée de manière à pouvoir s’appliquer à toutes les religions et de manière à répondre à l’apparition de nouveaux signes, voire d’éventuelles tentatives de contournement de la loi ». L’abaya correspond à la fois au deuxième et au troisième cas. Elle est un nouveau signe religieux, en France en tout cas, puisqu’elle a fait son apparition assez récemment dans les établissements scolaires publics. Mais elle est aussi une stratégie de contournement de la loi : le voile islamique étant un signe dont le caractère religieux ne prête plus à discussion, il suffit de vêtir l‘abaya et de faire passer cette tenue religieuse pour « une longue robe ». Le tour est joué : la laïcité est bafouée de façon spectaculaire et ceux qui s’en émeuvent sont priés de se taire.
Et pourtant, le malaise est patent. Du côté des chefs d’établissements qui craignent d’être lâchés par leur hiérarchie s’ils ont le courage d’appliquer la loi, et qui se résignent donc à ne pas faire de vagues ; du côté des professeurs, qui se retrouvent à faire la classe à de jeunes filles vêtues de ce qu’il faut bien appeler un uniforme intégriste ; du côté des élèves, enfin, qui ne comprennent pas toujours pourquoi la loi n’est pas appliquée de la même façon pour tous. Et je ne parle pas des élèves non croyants, ou d’autres confessions que musulmane : une élève est venue me voir un jour à la fin de l’heure un peu gênée pour me demander pourquoi on l’obligeait, elle, à enlever son voile à l’entrée du lycée alors qu’on laissait « des filles porter l’abaya ou le jilbal ». J’aurais aimé pouvoir lui répondre.