Qu’est-ce que « Teach for France » ?
« Teach for France » est une association de loi 1901, membre du réseau « Teach for all », dont le but affiché est de favoriser un soutien à l’enseignement public par entreprenariat local. Bien que l’ambition paraisse pétrie des meilleures intentions, des voix, pourtant, s’élèvent.
D’abord celle de Katie Osgood, anciennement dans le réseau « Teach for America » qui recommande aux membres de quitter l’organisation((Cf. Article du Monde « Alors que nos élèves doivent déjà supporter des fermetures d’établissements en masse, des coupes budgétaires et des politiques éducatives chaotiques, la dernière chose dont ils ont besoin, c’est de débutants mal préparés et formés à la va-vite ».)). Puis, celle de Paul Devin, Inspecteur de l’Education Nationale, qui voit dans le recrutement des 29 contractuels en 2015 un ballon d’essai pour « Teach for France ». L’association, à but non lucratif, se préparerait à l’autonomie des établissements scolaires qui pourront à l’avenir recruter « leurs » professeurs. Celle de Maria Noland aussi, chercheuse à l’Université de New-York, analyse « Teach for all » avec 25 ans de recul((Le réseau « Teach for… » s’est implanté au U.S.A. dans les années 1990. https://mariaannnoland.blogspot.fr)) : « Ce sont des multinationales. Elles profitent de leur implantation locale pour développer le réseau et se coordonnent pour transformer l’école en marché grâce au soutien de cabinets de conseil ».
Quand on parcourt le site, tout est beau, tout est même beautiful. It’s so nice… Des grandes écoles, des beaux sourires, Paris et du champagne. On aperçoit la très française ESCP business school, et surtout Sciences Po, jamais en mal d’innovation. Belles têtes et dents blanches, sourires décontractés mais pas trop, cheveux courts mais pas trop, rasé mais pas trop, quotas strictement respectés, fond noir et blanc, voilà un bien bel objet marketing. Quel est son but ? Que vend-il ?
Cette belle équipe incarnant sérieux, dynamisme et bonté, tape à la porte de notre vieille Institution École pour lui offrir d’être partenaire. Elle organise le recrutement d’une jeune cohorte de « teachers 2.0 » sortant de grandes écoles françaises et se proposent de la lui mettre, à disposition. Leur objectif est de pallier les carences de professeurs dans les REP (Réseau d’Education Prioritaire) qui en manquent cruellement. Après quelques chiffres, il s’agit de ne pas se perdre en paroles : il est urgent d’accompagner le système pour rétablir l’égalité des chances. La bonté n’attend pas.
À la tête de « Teach for France » dont, rappelons-le, l’ambition affichée est la lutte contre les inégalités scolaires, on retrouve quelques sommités.
Laurent Bigorgne (directeur du très libéral cercle d’influence, pardon think tank, « Institut Montaigne »), Olivier Duhamel (directeur du club « Le Siècle »), Patricia Barbizet (Directrice d’Artémis, société d’investissement de la famille Pinault), la femme de feu Richard Descoings l’ancien directeur de Sciences Po décédé à New-York en décembre 2012, « Richie » pour les intimes. C’est sous sa houlette que le concours d’entrée de la célèbre école rue Saint-Guillaume s’était « démocratisé » en supprimant l’épreuve de « culture G », jugée trop accablante pour les prolos des quartiers pauvres. L’élite est charitable. Par calcul ou par culpabilité de classe, elle s’offre la protestation et la dignité des sans-dents. C’est autant humiliant qu’inégalitaire. Refuser de faire ce qu’il faut pour tous, c’est produire des vaincus avant même qu’ils aient pu livrer bataille. D’ailleurs, ceux qui ont osé salir les tapis de leurs sabots crottés peuvent désormais se demander combien leur mérite doit au hasard de leur naissance.
Maria Noland s’est intéressée au phénomène « Teach For France », « TFF » maintenant que les présentations sont faites. Elle a pu observer la façon dont cette pieuvre s’est étendue sur les réseaux éducatifs de part le monde, ravageant tout sur son passage, à commencer par ceux qu’elle prétendait défendre. « Aux États-Unis, nous avons vingt-cinq ans d’expérience de la nocivité de ce réseau (Teach for All). Les professeurs recrutés sont exemptés non seulement d’une formation sérieuse mais ils échappent à la certification et aux contrôles de connaissances auxquels sont soumis les enseignants certifiés. »
De prime abord, ils entendent aider les plus « défavorisés » là où l’éducation nationale s’enlise dans des trous budgétaires de plus en plus béants et des errances idéologiques de plus en plus mortifères. Sans vouloir remettre en cause l’altruisme de sa Direction, on peut se demander où est leur intérêt ?
TFF est un tentacule de « Teach For All »((Voir à la fin : la pieuvre.)) ne cachant plus ses ambitions et ne pouvant plus cacher ses victimes. Des USA en passant par le Royaume-Uni, l’Australie, la Belgique et maintenant, plus gros morceau, la France… Sans doute devront-ils redoubler de prudence. Même si le travail de mastication a déjà commencé, la France reste une pièce plutôt nerveuse qui a beaucoup courue. Elle n’est pas tendre et a le cuir râpeux. Histoire, Lumières, Révolutions, décapitations, Loi, laïcisation, école, concours, statut de fonctionnaire, C.N.R., République Sociale… Il faudra sans doute la battre encore un peu pour l’attendrir. Culture du « Buzz », Télé, analphabétisme, savoirs au rabais, Loi El Khomri, communautarismes, socle, Livret de Compétences, privatisations, Traité européen, 49.3, TAFTA… Et TFF… Qui accompagne une nouvelle représentation mentale de l’école((Ce que Maria Noland appelle « changement de subjectivité »)) et se prépare à prendre sa part de gâteau. À pas de loup, le libéralisme s’empare des consciences pour progressivement devenir la norme. Mais là où la République occupe l’espace, il ne peut placer ses pièces. « La République assure la liberté de conscience »((Article 1 de la Loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat.)), et voilà les communautarismes qui grognent. En participant au recul de l’État, ils deviennent les pions de l’envahisseur qui continue ainsi son avancée. N’oublions pas qu’il se construit toujours avec le système, qu’il phagocyte patiemment pour devenir lui-même le système. Pendant que TF1 vend à une célèbre marque de boissons américaine du temps de cerveau humain disponible, d’autres font chavirer l’école du savoir déjà à moitié noyée dans les compétences((Voir l’excellent article de Marrie Perret et JM Kintzler dans l’UFAL info 66. Voir aussi Jean Pierre le Goff « la barbarie douce »))…
Depuis leur site internet, on a l’emballage. Sourire, selfie, et « relevez-vous le défi ? ». Puis, un rapide constat en trois chiffres : « 17 % de postes offerts aux concours et non pourvus en 2015», « 1ère, c’est la place de la France, championne de l’OCDE pour la reproduction des inégalités sociales à l’école », « 4 % d’enseignants contractuels en 2005 contre 13 en 2015 »((Cf. Article du Monde « Les concours de l’enseignement toujours en manque de bons candidats »
Interview de Mme Vallaud-Belkacem sur le salaire des enseignants)).
Pour postuler à TFF, le candidat ne doit jamais avoir exercé en tant qu’enseignant. Il dépose un CV en ligne, passe des tests et fait un mois de stage, pardon, « brainstorming », durant l’été. Il est ensuite affecté pendant deux ans sur un poste REP en tant que contractuel.
TFF se sert de l’effondrement du nombre de candidats aux concours en 2015 (2014 et 2016 aussi) pour mieux valoriser sa solution d’avenir : l’enseignant contractuel TFF, ce super-héros. On conçoit mal comment un non-professeur, inexpérimenté de surcroît, pourrait réussir là où de vrais professionnels expérimentés rencontrent tant de difficultés… Et même si cette future chair-à-élèves s’enorgueillit d’un diplôme de grande école, il n’offre certainement pas la garantie de maîtrise disciplinaire suffisante pour enseigner. Seuls le travail opiniâtre pour un concours de recrutement (Capes, Agrégation) et son obtention offrent aux élèves les meilleurs personnels possibles. Et si le concours constitue une base absolument nécessaire, elle n’est bien sûr pas suffisante. Car le professeur n’est pas construit et déterminé à trente ans, avec l’obtention d’un concours même des plus difficiles. C’est dans le temps qu’il va perfectionner son art de transmettre, c’est-à-dire sa pédagogie. Mais la profession n’attire plus eu égard au ratio nombre de candidats/nombre de postes. Sans doute serait-il grand temps de rendre le métier attractif en revalorisant les salaires !((« Professeur » est un terme protégé. Il signifie l’obtention du CAPES ou de l’Agrégation, concours et stage soit un bac+6.)) Mais pas seulement. La liberté pédagogique est de plus en plus mise à mal et on oublie trop souvent qu’enseigner est un engagement. Imaginez le futur candidat décidant de pratiquer toute sa vie une matière sans changement possible, ou si peu… Bref, la maîtrise des savoirs, le temps de l’école et la patience construisent le professeur… Sauf le « teacher TFF » en contrat de deux ans, sans maîtrise disciplinaire et sans expérience. Il sera donc à l’enseignement ce que le « fast food » est à la gastronomie.
La microseconde est l’étalon de temps du néo-libéralisme : sitôt vécu, sitôt has been. Puisque les concours ne fonctionnent plus, il faut les supprimer. Au diable le passé, rasons l’histoire ! Réflexe compulsif de tout totalitarisme… Avec un recul d’à peine trois ans, TFF et ceux qui pèchent par le silence((« Pêcher par le silence quand ils devraient protester a transformé les hommes en lâches » Ella Whiler Wilcox.)) s’apprêtent à anéantir tout espoir de revenir à une école de la République((voir l’article de Marie Perret et JM Kintzler.)). Car, s’il n’y a plus de passeurs maîtrisant les savoirs, qui pourra les faire passer ? Comment reviendra-t-on en arrière ? Ainsi, comme l’hérétique sur le bûcher, l’école meurt deux fois. Une première fois lorsqu’on y expulse le savoir et une seconde fois par emprisonnement dans sa propre ignorance. Le professeur n’est pas uniquement chargé d’enseigner un savoir spécifique, il le détient. Il vit en lui, et en cela, il en est le dépositaire, tel un maillon d’une filiation humaine universelle qui vient de là-bas, la nuit des temps, et qui pousse sans cesse l’humain aux confins des connaissances, par la Recherche.
Le magister qui sait sa discipline et qui élève l’élève en distillant du savoir aura vécu. Place au dominus que le savoir et l’esprit critique gênent toujours. Quelques miettes seront offertes par les filières d’élite aux déshérités, pendant que quelques autres niches seront préservées. Après tout, l’Europe, celle que les peuples ont refusé, ne réclame-t-elle pas que 8 % de cadres ? Le reste saluera Madame El-Khomri qui question travail, sait de quoi elle parle((Loi socialiste « El-Khomri » chaleureusement saluée.
Madame le Ministre expliquant avec brio et talent la loi))…
En se demandant quels intérêts auraient ces jeunes diplômés à accompagner le projet, on lit : « le suivi des participants vise à consolider leurs compétences essentielles afin de leur assurer un impact optimal dans la salle de classe et de développer leur leadership ». Au lieu de vous demander ce que vous pouvez faire pour les pauvres, demandez vous ce que les pauvres peuvent faire pour vous ! Pourtant, à l’école l’autorité ne se fonde que sur les savoirs. Il n’est pas laïque qu’un acte d’enseignement ait pour finalité de développer le « leadership » de celui qui le dispense. Son but devient autre chose que celui, supérieur, du savoir et des élèves. Car, le professeur en tant qu’ego ne compte pas. Il n’est qu’un passeur de savoirs pour les élèves et seuls eux sont importants. Sauf pour TFF … D’ailleurs, pourquoi exiger du postulant qu’il n’ait jamais enseigné? Y aurait-il conflit d’intérêt entre les objectifs de TFF et la haute mission de l’École des savoirs ?
En attendant, le nombre d’heures d’enseignement ne cesse de diminuer, soit l’économie d’autant d’heures postes((Voir tableaux à la fin de l’article.)). L’allégement des programmes, le « light » généralisé, détruit les savoirs au profit des compétences. Les élèves sont désormais des « apprenants », les piscines des « milieux aquatiques standardisés » et l’école confirme et crée ce dont la société a besoin; des cerveaux moins instruits, donc plus malléables. On évalue désormais par compétences des « savoirs-faire » ou des « savoirs-être » qui sont autant de synonymes du mot « dressage »; « Être » ne suffit-il pas ? Et Mutatis Mutandis, là où l’État a reculé, le libéralisme peut avancer. Il suffit de laisser le métier se déliter et puisque les compétences peuvent être dispensées par n’importe qui, il n’est même plus nécessaire de recruter de vrais professeurs… TFF se frotte les mains et aiguise ses crocs. Il se prépare…
« Face aux élèves, ils sont contraints de suivre ce que l’on appelle un « scripted curriculum », une sorte de script sur l’année ou à la journée. La dégradation du système de formation en France offre un cadre propice à l’implantation de ces nouvelles structures privées et très liées au monde de l’entreprise»((http://www.mezetulle.net/article-19661102.html par Marie Perret.
https://mariaannnoland.blogspot.fr/2017/01/et-on-va-ou-maintenant-part-ii.html Maria Noland.
http://www.oecd.org/fr/dev/1919068.pdf de C. Faurisson.)).
Mais que vont-ils faire avec nos enfants ? Profiter de leur vulnérabilité? Profiter du temps de la classe, du moment où ils sont élèves, pardon «apprenants», pour faire du « scripted curriculum »? « Instaurer des examens standardisés des sponsors partenaires de l’industrie éducative afin de « responsabiliser » les apprentissages » répond Maria Noland qui précise par ailleurs, que la création de « data » (données) partagées entre multinationales reste un de leur but. Elles accompagneront et même devanceront les désirs du consommateur et les besoins des entreprises. On nage en pleine Science Fiction! C’est Matrix ou le monde d’Orwell… Et ce n’est pas un complot, ribambelles de superstitions ou autre billevesées. On peut d’ors et déjà constater une optimisation d’intérêts convergents installés et pensés précisément1. Le LPC((Livret Personnel de Compétences)) stocke les compétences qui constituent autant de data partagées. Une fois sur le web, quelles sont leurs utilisations? Est-on d’accord avec ce « fichage » de nos enfants? Et, dans leur essence, permettent-elles à l’individu de se libérer ou confirment-t-elles une série de comportements et de savoir-faire programmés en amont ? Doit-on accepter ce découpage de l’individu tel un puzzle ? C’est très curieux… J’ai bien cherché et je n’ai pas vu la compétence « fait rire toute la classe » ou « se révolte face à une autorité injuste »…
Une entreprise privée peut-elle se substituer aux obligations de l’État ?
L’école n’a pas à fabriquer des modèles de consommation dont la société a besoin dans l’instant. Au contraire, elle doit contribuer à instituer des hommes libres, faute de quoi nous deviendrons nos propres dictateurs. C’est en cela qu’elle est d’intérêt général. Pour remplir cette prérogative, elle doit être laïque et universaliste. Laïque, pour être séparée et protégée des dogmes et des pouvoirs, religieux ou non, qui entendraient y faire la loi. Universaliste, car le fondamental qu’elle dispense, en plus de relier les hommes entre eux et de consolider un héritage, doit être solide et ne pas s’écrouler au moindre coup de vent. Le jeune ou l’enfant doit avoir une chance d’être aussi un élève. Pour cela, il faut le protéger des déterminismes sociaux ou familiaux, dont il doit symboliquement se détacher pour apprendre. Car là est le but: dispenser le savoir pour qu’il permette la possibilité à l’individu de se libérer, indépendamment du pouvoir en place.
« En général, tout pouvoir, de quelque nature qu’il soit, en quelques mains qu’il ait été remis, de quelques manière qu’il ait été conféré, est naturellement l’ennemi des Lumières »((Condorcet.)).
« Je ne crois aux statistiques qu’à condition de les avoir trafiquées moi-même » disait Churchill. Mais c’est un autre chiffre qui a surtout attiré notre attention… Celui qui n’est pas cité… Soit le budget de l’éducation en Europe. 1500 milliards d’euros.
Cher lecteur, je ne vais quand même2 pas faire la conclusion à votre place… Certains trépignent d’impatience, d’autres fondent « Teach for France ».
Vincent Ramecourt, Président de l’UFAL Lille
Pour compléter l’article
Réforme classe de seconde en mathématiques : économie d’une heure hebdomadaire soit 14 h poste car autant de classe soit un poste d’enseignant environ
Horaires sciences sur 32 semaines de cours du cycle terminal. (128 heures de perdues soit 4 heures par semaine pendant un an…) :
- Voir Keith Dixon « les évangélistes du marché » ou https://www.montpelerin.org [↩]