Le discours de vœux du Président de la République « aux autorités religieuses » sera sans doute la seule intervention présidentielle sur la laïcité en ce début d’année. Il est donc à scruter attentivement. Or, après ses propos dénonçant la « radicalisation de la laïcité », il semble bien remettre en cause le principe de séparation, quand ce n’est pas la laïcité elle-même. Décryptage.
On ne reprochera certes pas au Président de s’engager à être « toujours vigilant (…) face aux tentatives de faire revenir par la fenêtre politique ce qui est sorti par la porte du religieux » – même si son allusion à « certains » qui « tentent d’instaurer avec les pouvoirs publics une forme de rapport de force autour de la mise en œuvre de telle ou telle croyance » reste aussi obscure que peu littéraire.
De même, on approuvera le rappel : « La République ne demande à personne d’oublier sa foi, mais pour faire nation, il faut également savoir dépasser ses différences en les mettant au service de la communauté de citoyens et œuvrer quotidiennement pour ne pas créer l’irréconciliable dans la société. » (…) « …je demanderai à chacun constamment d’absolument respecter toutes les règles de la République ».
Mais c’est bien mince, au regard des multiples dérives, voire des entorses à la laïcité, qui tendent toutes vers une rupture avec le principe de séparation.
La laïcité rabougrie ou caricaturée
Le Chef de l’Etat réduit la laïcité à un « sécularisme à la française » – « qui parfois surprend nos voisins » croit-il utile de rappeler, histoire de relativiser un peu plus. Or « sécularisme » (encore inconnu au Robert) est un anglicisme (« secularism »), qui entretient la confusion entre la laïcité (cadre politique fondé sur le principe de séparation des Eglises et de l’Etat et assurant la liberté de conscience) et la « sécularisation », mouvement historique spontané d’une société transférant à la société civile (profane) des éléments, institutions, traditions… à l’origine sacrés. Ce franglais vise-t-il à nous faire intérioriser les conceptions anglo-saxonnes qui font de la liberté religieuse le summum de toute liberté ?
Quant à la dénonciation d’un « laïcisme de combat », et à l’évocation du… « culte de l’Etre Suprême » (attribué inexactement aux « Jacobins »), elles rejoignent la « radicalisation de la laïcité » (propos du 21 décembre 2017) au rang des moulins à vent combattus par Emmanuel Macron. Celui-ci va jusqu’à mettre en cause une conception de la laïcité comme « foi républicaine », qu’il traite de « prothèse philosophique et morale » : mais où est-il allé chercher de telles caricatures ? Rhétorique extrêmement dangereuse, qui pourfend des ennemis imaginaires, alors que la République et la laïcité sont bel et bien mises en cause de tout autres façons !
Et quand le Chef de l’Etat conclut en souhaitant que « la France devienne avec vous [les cultes représentés]ce modèle de laïcité sachant écouter les voix du pays dans leur diversité, capable de construire sur cette diversité une grande nation réconciliée … », comment ne pas comprendre qu’à ses yeux, notre pays ne représente pas un tel modèle ? Celui de la laïcité, construit précisément sans les cultes en 1905, ne lui convient donc pas ?
Retour subreptice aux « cultes reconnus », comme dans le Concordat de 1801 ?
C’est un fait, les vœux présidentiels ne s’adressaient qu’à six cultes (catholique, musulman, protestant, orthodoxe, juif, bouddhiste) – ce qui est bien réducteur pour qui prétend célébrer la « diversité ». Tant pis pour les originaires de Chine ou d’Inde (excusez du peu) habitant en France, qui peuvent pratiquer d’autres religions (hindouisme, taoïsme, confucianisme, religions populaires,…), souvent polythéistes.
La sage solution de la laïcité consiste pourtant à renoncer à recevoir tout le monde, pour ne recevoir personne, en s’abstenant de « reconnaître » aucun culte – cela s’appelle le principe de séparation (art. 2 de la loi de 1905).
Sauf évidemment quand le libre exercice d’un culte est menacé : auquel cas, il est légitime que « la République » soit appelée à le garantir (art. 1er de la loi de 1905), en liaison avec les responsables concernés. C’est ainsi qu’est organisée, par exemple, la protection des lieux de culte.
Comme nous l’avons pressenti dès les propos du 21 décembre, il s’agit bien d’un glissement progressif vers un système des « cultes reconnus » par l’Etat (ceux que l’on reçoit), volontairement exclusif des autres, et analogue à celui du Concordat de Bonaparte (cf. l’Alsace et la Moselle). M. Macron nous annonce sa volonté de poursuivre « sous cette forme » : 2018, fin de la séparation ?
Le mythe de la « représentation », premier pas vers la « reconnaissance »
Une fois de plus, la notion de « représentation », bien que totalement étrangère à la laïcité, est au cœur de la démarche présidentielle. Or la République ne connaît que des « responsables » des cultes, nous l’avons déjà souligné. Un « ministre du culte » ne représente que l’exercice de celui-ci, dont il a légalement la responsabilité, en aucun cas une « religion » – susceptibles de multiples interprétations, parfois opposées-, encore moins des « croyants », dont la diversité est encore plus grande : ainsi seuls 13% des catholiques croient à la résurrection de la chair, pourtant professée par le dogme…((Sondage TNS SOFRES pour l’hebdomadaire Le Pèlerin, avril 2009))
C’est oublier que 63 % des habitants (majeurs) de la France disent n’être pas croyants((Enquête WIN/Gallup international de 2015)) (29 % « athées convaincus », 34 % détachés de toute religion). Qui les « représenterait » ? Personne, puisqu’il s’agit par définition d’attitudes individuelles : la majorité des gens ne sont pas « représentables » ! Le Président de la République peut-il discriminer quelque 35 millions de convictions individuelles non religieuses – sans compter toutes les croyances collectives absentes à l’Elysée ? Non. Pour traiter à égalité les citoyens (et/ou les usagers des services publics), une République laïque doit ignorer volontairement leurs convictions personnelles.
La laïcité ne « reconnaît » personne ! Et contrairement à ce que dit le Président, ce n’est pas « une ignorance, qui ne serait que la méconnaissance par exclusion », c’est le seul moyen d’éviter « l’exclusion » du plus grand nombre.
Le « rôle des religions » : Macron comme Sarkozy ? Craintes pour la bioéthique
Dérapage supplémentaire, les « religions » se voient dotées d’un véritable rôle d’intérêt général ! Le Président de la République les charge de contribuer à combler une « aspiration à une forme de transcendance ». Il n’hésite pas à détourner pour cela un propos de Jean Jaurès, lequel évoquait le « vide immense à remplir » qui resterait… mais APRES la réalisation de la justice sociale : on est loin de ce but !
Le spiritualisme serait-il devenu conviction officielle de l’Etat ? Emmanuel Macron revendique de la part de la République la « reconnaissance [du] rôle » des cultes. On est dans la droite ligne de Nicolas Sarkozy, qui assignait aux religions un rôle « apaisant »((Et professait même que l’instituteur ne remplacerait jamais le curé dans la transmission des valeurs.)).
Il se livre ainsi à un curieux amalgame de célébrations prévues pour 2018, mélangeant le 70e anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme – d’intérêt général évident –, et ceux de : la création du Conseil œcuménique des Eglises ; l’Amitié judéo-chrétienne de France ; la mort du Père Stock ; l’élection du patriarche Athénagoras (ouf !) : tous évènements, certes publics, mais d’intérêt strictement privé, et en tout cas sans impact sur les institutions d’une République laïque !
Le pire est atteint à propos du débat à venir sur la révision des lois de bioéthique. Le Président de la République avait amorcé le dérapage devant la Fédération protestante de France le 22 septembre dernier. Cette fois, il annonce clairement aux cultes : « les « représentants que vous désignerez » seront « pleinement associés » au travail mené avec le Comité consultatif national d’éthique » ! Or cet organisme (et c’est un reproche que certains lui font) comporte déjà en son sein des « représentants » des principales familles spirituelles et philosophiques : autrement dit, les religions seront représentées deux fois dans le débat sur la bioéthique ! La « construction d’une philosophie commune » à laquelle appelle le Président est donc lourde de menaces pour les droits des femmes à la santé et à la reproduction, l’égalité des couples, la dignité de la fin de vie, la recherche sur les cellules-souches, etc. !
Erreurs et fautes sur l’islam
C’est à propos de l’islam que la vision concordataire du Président Macron s’épanouit pleinement : il entend « que l’Etat s’engage aux côtés du culte musulman ». Or, à supposer qu’il existe un « culte musulman -ce qui n’est pas le cas vu la multiplicité des rites, sectes, et surtout influences étrangères((Ainsi, les médias ont remarqué que le recteur de la Mosquée de Paris (d’obédience algérienne) n’avait pas été invité aux vœux présidentiels, contrairement au président du CFCM (d’obédience turque)…))–, un Etat qui « s’engage aux côtés » d’un culte, quel qu’il soit, est-il encore laïque ?
Insupportable paternalisme, au mieux ; au pire, franche rupture avec la séparation et instauration d’un « concordat sectoriel ». Selon M. Macron « nous devons avoir un travail sur la structuration de l’islam en France ». Faut-il rappeler au Président que, depuis la loi du 9 décembre 1905, l’exercice des cultes est libre, et que le principe de séparation interdit toute immixtion des pouvoirs publics dans les affaires religieuses ? En vertu de quoi nos compatriotes musulmans, et eux seuls, devraient-ils rendre des comptes au ministre en charge des cultes ? L’organisation de l’exercice de leur(s) culte(s) est l’affaire des seuls croyants, au moyen des associations formées dont ils se dotent pour cela : telle est la loi.
Cette faute grave au regard du principe de séparation se prévaut de surcroît d’une analyse parfaitement erronée des rapports entre l’islam et la France. Selon E. Macron, la loi de 1905 « n’a pas pensé le fait religieux avec et par l’islam, parce qu’il n’était pas présent dans notre société, comme il l’est aujourd’hui, parce qu’il est lié à une histoire du XXème siècle qui lui a succédé. » Au-delà du style hasardeux, tant d’erreurs historiques consternent.
Rappelons donc au Président de la République française qu’en 1905, notre pays comptait, depuis 1848, trois départements algériens (plus les « territoires du Sud »), dont la population était majoritairement musulmane. Ainsi, l’art. 43 de la loi de séparation disposait (alinéa 2) : « Des règlements d’administration publique détermineront les conditions dans lesquelles la présente loi sera applicable en Algérie et aux colonies. » Or le décret d’application à l’Algérie du 27 septembre 1907 instaurait en fait une dérogation à la séparation, soumettant un islam domestiqué au contrôle de l’administration coloniale : triste (et dangereux) précédent d’une « organisation du culte musulman » par la République… Non, Monsieur le Président, l’islam en France n’est pas apparu postérieurement à la loi de 1905((27 septembre 1791, Adrien Duport à l’Assemblée Nationale (défendant la citoyenneté des Juifs) : « …les Turcs, les musulmans, (…) sont admis à jouir en France des droits politiques ».)). Cette étrange amnésie officielle contredit à la fois le « vivre ensemble », et la « reconnaissance de la diversité » proclamés !
Dans son discours, Emmanuel Macron renvoie la loi de 1905 à l’histoire, et l’explique « par un anticléricalisme de l’époque que nous avons su dépasser ». Pour être moderne, faut-il donc renouer avec le cléricalisme ? C’est apparemment le programme à demi-avoué du Président : revenir sur le principe de séparation, introduire les religions dans le « travail » des institutions (la sphère publique), conclure une sorte de concordat avec un « islam de France » fabriqué pour l’occasion… Du « travail », il y en aura pour les laïques en 2018 !