L’histoire des attaques contre la protection sociale1 solidaire débute avec les ordonnances de 1967 quand de Gaulle détruit un principe révolutionnaire décidé par le Conseil national de la Résistance (CNR) qu’il avait présidé.
Rappelons les deux principes républicains et révolutionnaires du CNR :
1. La Sécurité sociale (ordonnances du 4 et 19 octobre 1945) est l’application du principe républicain de solidarité « à chacun selon ses besoins, chacun doit y contribuer selon ses moyens »
2. La Sécurité sociale est trop importante pour être gérée soit par le privé, soit par l’Etat. Elle sera gérée par les représentants des assurés sociaux élus lors des élections propres à la Sécu.
Les ordonnances de 1967 démarrent le processus d’étatisation de la Sécu en augmentant les pouvoirs du directeur et en diminuant ceux des représentants des assurés sociaux. Ce processus d’étatisation continuera via les contre-réformes régressives de 1995 (Juppé) et de 2009 (Bachelot). Le deuxième principe est donc largement détruit par l’entrée en lice du paritarisme2 alors que jusqu’ici les représentants des salariés étaient largement majoritaires.
Il faut bien comprendre que le processus de marchandisation, de privatisation des profits et de socialisation des pertes, n’a été possible que grâce à cette étatisation. C’est bien par un double mouvement d’étatisation et de marchandisation et de privatisation que la protection sociale solidaire est devenue non solidaire. Sans l’un, l’autre n’aurait pas pu avoir lieu. Nous sommes bien là aujourd’hui dans un pilotage césaro-bonapartiste du néolibéralisme. Par exemple, aujourd’hui, c’est le président de la République qui nomme le Comité de pilotage des Agences régionales de santé (ARS), qui nomme les directeurs des ARS, qui nomment à leur tour les directeurs des hôpitaux, ce dernier, seul maître à bord, alors que le corps médical n’a plus de pouvoirs sur l’organisation de l’hôpital. Et quand un directeur nommé n’applique pas la directive du sommet, il est limogé. Dans ce processus, pas de démocratie, ni politique (la représentation nationale est hors course), ni sanitaire ou sociale.
Pourquoi la cible principale des néolibéraux est-elle la protection sociale ?
Parce que les dirigeants du monde3 ont compris que le gros de la crise du turbocapitalisme est à venir4. Que les crises de 2000 (éclatement de la bulle internet) et de la crise 2007-2008 (éclatement de la bulle immobilière étasunienne suivi du krach bancaire et financier) ne sont rien par rapport à ce qui va nous arriver. Alors, il convient de leur point de vue d’organiser la croissance du profit capitaliste dans les secteurs ou les salariés, les citoyens et leurs familles se « saigneront aux quatre veines » pour eux-mêmes et pour leurs familles principalement la protection sociale et l’école, secteurs restant encore majoritairement publics et socialisés. Si les militants politiques n’ont pas encore mis ce dossier dans leurs priorités5 contrairement aux cadres syndicaux, les dirigeants néolibéraux, eux, ne se dispersent pas. Par exemple, les quatre frères Sarkozy, sont positionnés principalement dans le secteur de la protection sociale pour bénéficier de la privatisation de cette nouvelle phase qu’ils ont anticipé.
Comment est organisé le démantèlement de la protection sociale ?
Comme pour l’école, la stratégie turbocapitaliste consiste à ne pas proposer d’en faire trop à chaque contre-réforme régressive. Par exemple, le passage scélérat de 37,5 ans à 40 ans pour la durée de
cotisation pour les fonctionnaires et les salariés des régimes spéciaux proposé par Juppé en 1995 a échoué. Fillon, lui, a réussi en attaquant séparément les fonctionnaires en 2003 et les salariés des
régimes spéciaux en 2008. Leur stratégie est de ne jamais proposer un plan d’ensemble de leur projet scélérat mais d’organiser une succession ininterrompue (un patchwork plus incompréhensible) de contre-réformes régressives dont les salariés ont quelquefois du mal à en comprendre le sens et la logique. Pourtant, Denis Kessler, a très bien expliqué cela dans un article mémorable paru le 4 octobre 2007 dans la revue Challenges6.
Par exemple, pour les retraites, nous avons vécu une succession ininterrompue de petites réformes de 19877 à nos jours. Et ce n’est pas fini. Pour l’assurance-maladie, cela se succède depuis 1967 à nos jours8. Pour l’assurance-maladie, cela s’accélère, c’est tous les ans depuis le début du siècle que les coups de boutoir sont donnés. Pour les retraites, sitôt votée la loi Sarkozy-Fillon-Woerth en novembre 2010 que s’engage la contre-réforme régressive sur les retraites complémentaires AGIR-ARRCO.
La dépendance dans les griffes des prédateurs
Dans cette accélération de la priorité, se déclenche plusieurs dossiers en même temps. Le dossier de la dépendance démarre dès la promulgation de la loi scélérate sur les retraites. L’enjeu est d’importance. Mme Rosso-Debord, députée UMP chargée par le président de la République, de faire un rapport dans ce dossier a purement et simplement proposé la suppression de l’Allocation personnalisée d’autonomie (l’APA) délivrée par les conseils généraux pour la « donner » au secteur des assurances (on s’assurerait pour la dépendance comme on s’assure pour une voiture : pour eux un être humain et une voiture c’est la même chose !). Tout cela pour le plus grand bien des actionnaires des sociétés d’assurance et au détriment du plus grand nombre d’assurés sociaux. Pourquoi ? Parce que la privatisation du financement augmente considérablement les inégalités sociales de santé car dans ce cas, les assurés sociaux s’assurent pour le plus grand nombre en fonction de leurs moyens financiers. Et ce n’est pas la charité pour les plus pauvres qui peut remplacer la solidarité de tous pour tous.
Cerise sur le gâteau assurantiel, Mme Rosso-Debord propose de ne plus aider les GIR 4 (représentant 50 % des personnes touchant l’APA)9. Dernièrement et ce n’est pas le moindre problème, il y a un grand débat sur la nature de la prestation et donc le type de lieu qui assurerait cette aide. Il y a au moins 5 positions de ce point de vue :
– la position de Mme Rosso-Debord qui vise à la suppression de toute solidarité par la privatisation totale de ce secteur, avec bien sûr la charité pour les plus pauvres par l’Etat,
– la position du statu quo avec l’APA distribuée par les conseils généraux ce qui bien sûr la demande, pour assurer le principe d’égalité sur tout le territoire, d’une péréquation inter-départements mais aussi d’augmenter les impôts locaux pour mieux répondre aux besoins sociaux,
– le développement d’une caisse nationale hors Sécu de type CNSA dont il faudrait assurer un financement pérenne,
– le développement d’une cinquième branche dans la Sécu dont il faudra assurer un financement pérenne. Le président de la République a évoqué cette possibilité,
– l’incorporation de la dépendance dans la Caisse nationale de l’Assurance-maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) dont il faudra assurer un nouveau financement pérenne.
L’auteur de ces lignes a une préférence pour la dernière proposition, d’abord parce qu’elle est la plus « éloignée » du principe de la privatisation des profits et de la socialisation des pertes du secteur. Mais plus fondamentalement encore parce que cette solution serait cohérente avec la définition de la santé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1946. Alors que de plus en plus, la CNAMTS est sommée de se replier sur ses fondamentaux néolibéraux, à savoir devenir un assureur comme un autre et de ne rembourser (de plus en plus mal !) que les actes curatifs. L’application de la définition de l’OMS de 1946 impose d’y inclure toutes les formes de prévention (primaire et secondaire, diminution des facteurs de risques, éducation à la santé, dépistage approprié) et toutes les aides à la dépendance. L’enjeu philosophique et citoyen et donc politique de ce qu’est la santé est bien sûr là capital.
Enfin, l’auteur de ces lignes défend cette dernière idée car dans le projet global qu’il défend, il souhaite revenir aux propositions du CNR, et donc à une gestion de la Sécu où l’argent socialisé n’irait qu’aux services publics et où l’argent socialisé serait géré non par l’Etat mais par délégation de l’Etat, par les représentants des assurés sociaux élus sur des élections propres à la sécurité sociale. Cette proposition est donc cohérente avec ce projet global.
La justification d’un débat ponctué d’une élection spécifique s’appuie sur deux arguments. Le premier est que le budget de la protection sociale solidaire10 correspondant aux besoins est près du double du budget de l’Etat, tous ministères confondus. Cela mérite donc un débat public spécifique qui n’est pas possible si ce premier budget humain est noyé dans l’ensemble des dossiers. Le deuxième est que cela est cohérent avec un financement principalement assis par la cotisation sociale qui est un prélèvement à la source de la création de richesse, contrairement à l’impôt qui finance le budget de l’Etat même si l’impôt peut être également, suivant le type de prélèvement11, un élément de redistribution des salaires et des revenus notamment vis-à vis des services publics, de l’école, etc.
Stratégie à front large et globalisation des combats
La politique alternative proposée12 est antagonique avec la logique suivie depuis une trentaine d’années. Elle demande donc que le peuple des salariés et citoyens mobilisés fasse le choix d’une rupture sociale indispensable13 à l’émergence de ce projet alternatif. C’est pour cela que la stratégie à front large est nécessaire pour assurer cette transition par une révolution démocratique et républicaine. L’alliance doit d’abord inclure les couches populaires (ouvriers, employés, qui représentent plus de 50 % des assurés sociaux en France)14, puis les couches moyennes inférieures et moyennes, le lumpenprolétariat (les marginaux, les sans, les précaires, les désocialisés, etc.), les artisans, les petits commerçants, les professions intellectuelles et culturelles et les PME de sous-traitance.
L’auteur pense qu’il n’y a pas de domaine surplombant sur les autres mais que le fait d’ « oublier » ou de minimiser un secteur nuit à la crédibilité de l’ensemble. C’est pourquoi il faut lier l’ensemble des combats laïques, sociaux (sans oublier la protection sociale), démocratiques, féministes, écologiques dans le cadre d’un modèle de République sociale, inventé par Jean Jaurès, mais qu’il faut aujourd’hui repenser pour le XXIe siècle.
Lier les fronts de résistance avec les initiatives d’éducation populaire tournées vers l’action
La déferlante néolibérale est d’une telle brutalité que l’idée qu’il faudra rompre avec ces politiques se développe. Pour l’aider à se développer, il faut marcher sur ses deux jambes et éviter de ne rester que sur une jambe car dans ce cas, on avance moins vite. La première jambe est de renforcer les fronts de résistance comme dernièrement le mouvement social des retraites autour de l’Intersyndicale unie, la deuxième jambe est constituée par l’ensemble des initiatives d’éducation populaire tournées vers l’action à savoir les stages de formation, les réunions publiques, les cycles d’université populaire autour des questions que se posent les citoyens éclairés et les militants et plus généralement les salariés et retraités de notre pays.
Dans la première jambe, il convient bien sûr de renforcer le sentiment d’unité du salariat qui seule peut permettre la victoire. Pour la deuxième jambe, il convient au contraire d’aller le plus loin possible et de façon la plus cohérente possible dans l’analyse et les propositions alternatives pour les soumettre au débat du mouvement social. Rien ne serait pire que de renvoyer ces choix à des experts auto-proclamés sans la délibération populaire.
- La protection sociale comporte actuellement 4 branches de la Sécu (Assurance maladie, Retraites, Famille, Accidents du travail et Maladies professionnelles) et 3 branches hors Sécu ( Assurance-chômage, Personnes âgées et dépendance et Handicap). L’ensemble est le premier budget humain (soit 31,3% de la richesse produite mesurée par le PIB) qui est proche du double du budget de l’Etat, tous ministères confondus. [↩]
- Le paritarisme (50% syndicats-50% syndicats de salariés) est pour l’auteur un système où le patronat prend le pouvoir en « achetant » un syndicat contre la majorité des salariés. [↩]
- La nouvelle gouvernance du monde comporte le patronat multinational, les associations multilatérales (Organisation mondiale du commerce OMC, Banque mondiale BM, Fonds monétaire international FMI), régionales (Union européenne UE, l’ASEAN asiatique, l’ALENA nord-américaine entre autres) et managériales (G7, G8, G20) et l’administration politico-militaire étasunienne. [↩]
- La bourgeoisie bureaucratique internationale qui dirige le monde via la nouvelle gouvernance mondiale est une adepte de la propagande schizophrène hypocrite. Toute son argumentation s’appuie sur des dogmes qui ne correspondent à aucune réalité matérielle. Elle est donc obligée de construire une idéologie de toutes pièces pour tenter subjectivement de tromper les salariés, les citoyens et leurs familles (par exemple, le « trou de la sécu », la nécessité de la régression des retraites à cause de la démographie, etc. Et comme il est relativement facile de démonter les dogmes néolibéraux, ils sont obligés à côté d’une forme limitée de démocratie politique d’organiser une dictature médiatique : ne sont autorisées à « causer » dans les grands médias aux ordres que les « belles âmes » dont le logiciel de pensée n’est pas antagonique à celui de la gouvernance mondiale. C’est pourquoi l’éducation populaire tournée vers l’action (stages de formation des militants et cadres politiques, réunions publiques et cycles d’université populaire pour les citoyens éclairés) est aujourd’hui indispensable pour contourner cette stratégie turbocapitaliste. [↩]
- Le propos de l’auteur n’est pas de dire qu’il n’y a pas de discours des partis politiques sur ce dossier mais quand discours il y a, il est souvent conjoncturel et se trouve noyé dans l’océan de l’ensemble des dossiers sans que soit décrété son aspect prioritaire dans la période surtout pour les couches populaires (ouvriers et employés, majoritaires dans le pays). Beaucoup d’indicateurs peuvent être étudiés. Nous en proposons un : celui de regarder le temps consacré dans les universités d’été de l’année 2010 des partis politiques et même aujourd’hui d’une organisation comme ATTAC sur les 7 domaines de la protection sociale. De nombreux autres critères peuvent être étudiés (place dans la presse politique, dans la formation des militants, nombre de responsables des partis politiques dans les réunions publiques organisées par le mouvement social dans les 7 domaines de la protection sociale ! [↩]
- Denis Kessler, alors numéro 2 du MEDEF, président de la Fédération française des sociétés d’assurance (membre du MEDEF) et aujourd’hui président de la SCOR, premier réassureur européen, est un des penseurs et organisateurs de la phase actuelle de privatisation des profits et de la socialisation des pertes dans le domaine de la protection sociale en général. Il a commis un article le 4 octobre 2007 dans la revue Challenges intitulé « Adieu 1945… » qui est à lire absolument, http://www.challenges.fr/magazine/analyse/0094.005304/?xtmc=1945_kessler&xtcr=1. [↩]
- Lire http://www.ufal.org/category/positions/protection-sociale-positions/retraites [↩]
- Lire http://www.ufal.org/category/positions/protection-sociale-positions/sante-assurance-maladie [↩]
- L’APA est distribuée en fonction du degré de dépendance allant du GIR 1 (le plus dépendant) au GIR 6 (le moins dépendant). Jusqu’ici l’allocation est servie jusqu’au GIR 4. [↩]
- L’auteur souhaite une intégration progressive des secteurs hors Sécu de la protection sociale dans la Sécu. [↩]
- La tendance turbocapitaliste de développer l’injustice par les impôts : TVA , TVA sociale, impôts locaux actuels, au détriment des impôts qui peuvent devenir plus justes si la progressivité de l’impôt est augmentée (impôts directs, droits de succession, taxes foncières sur le bâti et le non bâti, impôts locaux de solidarité républicaine) est une tendance à combattre si on veut un projet global émancipateur partout et pour tous. [↩]
- Voir également la proposition des Etats généraux de la santé et de l’assurance-maladie (EGSAM, octobre 2006, http://www.ufal.org/manifeste-des-egsam ) et celle sur les retraites http://www.ufal.org/retraites-il-ne-peut-y-avoir-de-revolution-que-la-ou-il-y-a-conscience. L’auteur adhère à ces deux propositions cohérentes entre elles. [↩]
- L’auteur estime que cette rupture sociale devrait s’accompagner de trois autres ruptures pour vivre dans une cohérence globale. Il s’agit de réitérer la rupture démocratique mis à mal récemment (voir par exemple, l’imposition à la France du traité de Lisbonne refusé par les Français le 29 mai 2005 ou encore celui des retraites en 2010), la rupture laïque mis à mal depuis l’alliance des néolibéraux et des communautarismes et intégrismes ethniques et religieux, et l’indispensable rupture écologique pour rompre avec le productivisme tout en refusant les idéologies de la croissance et de la décroissance pour lui préférer un développement écologique, laïque et social. [↩]
- Il faut insister sur le « d’abord les couches populaires » car l’ensemble des partis, y compris les partis de gauche et d’extrême gauche, les ont jusqu’ici négligées bien qu’elles soient majoritaires ! Il suffit de voir par exemple, les dernières élections régionales de 2009 où les couches populaires ont boudé les partis de gauche et d’extrême gauche en assurant leur vote majoritaire pour le refus d’aller voter ! Le lien politique entre les partis de gauche et d’extrême gauche et les couches populaires est donc largement rompu. [↩]