Voilà un ouvrage à la fois militant et érudit, comme son auteur, notre ami Gérard Delfau, président de l’association EGALE (Egalité, Laïcité, Europe). Même si le « XXIe siècle » ne fait plus rêver grand monde, le contenu est passionnant, et, ce qui ne gâte rien, écrit d’une plume aisée par un universitaire pétri d’histoire et de littérature. On aime y reconnaître la marque de l’enseignement français des « humanités »((Avant que Mme Vallaud-Belkacem ne supprime les langues anciennes des programmes – le nivellement culturel par le bas n’étant que l’habillage pédagogiste de la réduction forcenée des dépenses publiques.)).
Humaniste à un double titre, ce livre témoigne en même temps de l’attachement intime de son auteur à la liberté (absolue) de conscience, à l’émancipation par le savoir contre les croyances, en un mot à l’héritage de la Renaissance et des Lumières. Même si le mot n’est pas prononcé, voilà bien les « convictions laïques », telles que les reconnaît la Cour européenne des droits de l’homme, nonobstant les théologiens et les juristes qui ne permettent de convictions que religieuses ! C’est signifié dès la page 18 : « La laïcité (…) est un instrument de construction de soi, tout autant qu’une norme d’organisation de la société ».
Gérard Delfau administre d’ailleurs un excellent exemple de cette méthode laïque et humaniste de construction de la pensée : se nourrissant des apports d’intellectuels partisans rigoureux de la laïcité, parmi lesquels nous retrouvons avec plaisir Catherine Kintzler, Jean-Paul Scot, ou Elisabeth Badinter, il développe une pensée cohérente, et étonnamment ouverte. Il sait enrichir ses réflexions des échanges constants que son activité lui permet, sans aucun a priori – par exemple (p. 184) il reconnaît la « déformation » par le PS de la proposition de loi Laborde sur les crèches privées. Cet ancien élu et sénateur socialiste sait faire passer ses convictions avant son appartenance partisane : saluons une « vertu » politique (au sens de Montesquieu) devenue trop rare.
En 10 chapitres sont couverts cinq grands sujets : l’historique de la loi de séparation (1789 – 1905) ; les divers champs « sociétaux » concernés par la laïcité (droit des femmes, des minorités sexuelles, fin de vie) ; l’islamisme politique ; les fondements juridiques (« le bloc législatif de laïcité ») ; la question de « l’exception française » (la laïcité dans le monde). On peut d’ailleurs les lire dans l’ordre que l’on veut (ainsi, il n’est pas absurde de commencer par le dernier chapitre qui donne une perspective mondialisée). C’est d’une grande richesse d’information, en particulier historique et géopolitique. Un point indispensable est fait sur les aspects « sociétaux » de la laïcité -cibles privilégiées des attaques de tous les intégrismes religieux. Les quelques redites (inévitables, vu l’ampleur du projet) n’apparaissent dès lors que comme l’effet de la pédagogie reconnue de l’auteur : on se souvient d’ailleurs que c’est son intervention qui figurait en annexe du Vade-Mecum sur la laïcité de l’Association des Maires de France (si décrié par l’extrême-droite et les cléricaux).
Disons haut et fort tout notre accord avec la quasi-totalité des réflexions et remarques de Gérard Delfau, même si nous sommes plus sévères que lui sur l’actuel gouvernement. S’il dénonce sans concession le hold-up du Front National sur la laïcité ou sa négation par une certaine extrême-gauche, il évite de polémiquer inutilement avec ceux qui, à gauche, la remettent en cause ou la combattent : car sa qualité de militant et ancien responsable socialiste, appuyée sur une défense vigoureuse et argumentée des principes républicains, est de nature à faire taire les jocrisses des « accommodements raisonnables ».
S’il faut, pour paraître tout à fait objectif, émettre des réserves, nous les limiterons à la construction des « espaces de la laïcité » et à la définition du « bloc législatif » que l’on trouve au chapitre 9. La tentative est utile, la volonté de rigueur louable. Mais pourquoi compliquer ce qui est exposé simplement par des voix autorisées (que Gérard Delfau cite d’ailleurs, telle Catherine Kintzler), en distinguant pas moins de cinq « sphères » (terme en lui-même impropre, s’agissant de l’espace civil, sans limites) ? La distinction entre la « sphère de l’autorité publique » (collectivités, services et établissements publics, dont l’école), astreinte au principe de laïcité, et « l’espace de la société civile »– tout le reste, domaine des libertés individuelles et collectives, dont celle de religion – ne suffisait-elle pas ?
De même, identifier (p. 171) les « voies et espaces publics » (que la loi nomme « l’espace public ») à « la sphère privée », tout en incluant dans celle-ci « le domicile » est-ce vraiment dégager des « idées claires et distinctes » ?
Quant à la définition d’un « bloc législatif de laïcité », elle ne paraît pas très robuste juridiquement. Certes, l’auteur a raison de souligner que le principe de séparation s’étend, au-delà de la Constitution et de la loi de 1905, à la laïcisation de la vie quotidienne (état-civil, mariage, décès, code pénal, etc.). Mais à quoi bon en faire une « sphère » à part ? La notion de « sphère de l’autorité publique et de constitution des libertés » (Catherine Kintzler) nous paraît unifier simplement ces catégories.
Enfin, on comprend mal pourquoi la « société civile » serait limitée à l’espace régi par le « code du travail » (p. 178)… Quoi qu’il en soit, Gérard Delfau pose à bon droit la question, très justement nommée « de la neutralité religieuse » à l’entreprise. Il rappelle (de façon exacte, chose trop rare !) l’affaire Baby-Loup, ainsi que la charte de la laïcité de l’entreprise Paprec. En creux, les silences de l’Observatoire de la laïcité apparaissent coupables…
Nous serons toujours ensemble dans ces combats : félicitons-nous donc qu’il nous reste des idées à échanger, car c’est le débat qui fait vivre la laïcité.
La Laïcité, défi du XXIe siècle
Gérard DELFAU
Edition L’Harmattan
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