L’UFAL avait demandé l’annulation, par l’académie de Créteil, d’un colloque à l’ÉSPÉ (École supérieure du professorat et de l’éducation) sur « l’intersectionnalité ». Nous dénoncions « la tenue d’une formation d’enseignants dont le contenu se veut explicitement anti-laïque ». Malgré plusieurs protestations, ce colloque a eu lieu. La formation des enseignants à ladite intersectionnalité initialement prévue a certes été supprimée… mais reportée au 26 juin —ce qui n’est pas mieux !
Voilà qui a suffi pour faire hurler à la censure le sociologue militant Éric Fassin, dans un article paru sur le site du Nouvel Obs, présenté par le journaliste Éric Aeschimann. Puisque l’UFAL y est citée (et critiquée), nous nous faisons un plaisir d’y répondre.
Éric Aeschimann mange le morceau : « l’intersectionnalité » est bien l’habillage sociologiste d’une offensive politique contre la loi du 15 mars 2004
« Importée de la science politique américaine, la notion d’intersectionnalité analyse les liens entre les différentes discriminations de classe, de race et de sexe. Elle est en particulier utilisée par la sociologie contemporaine à propos du voile islamique. Pour les théoriciens de l’intersectionnalité, lorsque l’on prétend émanciper de jeunes filles musulmanes en les obligeant à retirer leur foulard, on oublie que, d’un même geste, on les discrimine en tant que membres d’une communauté religieuse catégorisée comme rétrograde et machiste. » (C’est nous qui soulignons).
Remercions M. Aeschimann de nous donner si naïvement la clé de l’offensive politique cachée sous « l’intersectionnalité » : notion « utilisée » (il le dit) pour tenter d’imposer le port du « voile islamique » partout, à commencer par l’école. Autrement dit : la sociologie instrumentalisée au service du communautarisme ! Nous avions donc parfaitement raison, de dénoncer une opération antirépublicaine et anti-laïque, visant explicitement la loi du 15 mars 2004 (sur le port des signes religieux par les élèves de l’école publique).
Oui, M. Aeischimann, l’école publique « prétend émanciper » TOUS les élèves, pas seulement les « jeunes filles musulmanes ». Et pour cela, depuis 1882, elle est laïque : aucune religion, ni celle-là ni une autre, n’y fait la loi. Non, la réglementation scolaire n’a pas été inventée pour « obliger les jeunes filles musulmanes à retirer leur foulard ». Le principe remonte aux circulaires Jean Zay de 1936 et 1937 ! M. Aeschimann veut-il suggérer qu’en raison de leur sexe, de leur religion, voire des couleurs (bien variées !) de leur peau, les « jeunes filles musulmanes » relèveraient d’une forme spécifique d’émancipation —moins émancipante, sans doute ?
Remarquable inversion du concept de « discrimination ». Le principe républicain d’égalité comme le bon sens commandent que TOUTES les appartenances religieuses se fassent discrètes à l’école publique. AUCUNE discrimination ne saurait donc en résulter, sauf à démontrer qu’une seule religion devrait jouir de la liberté d’expression absolue —absurdité liberticide !
Quant à caractériser toute une « communauté religieuse » comme « rétrograde et machiste », on en laissera la responsabilité à M. Aeschimann. La République n’a aucun jugement à porter sur la signification de tel ou tel signe religieux : c’est juste parce qu’ils se veulent religieux (et ostensibles) qu’elle les bannit de l’école. Elle s’interdit de se faire « l’arbitre des cultes » en distinguant entre eux, ou en triant ce qui est acceptable ou non dans leurs pratiques1. Ce n’est pas au nom du féminisme que la laïcité a été inventée.
Éric Fassin soi-même répond à l’UFAL et se drape derrière « la liberté académique »
L’instrumentalisation politicienne de « l’intersectionnalité » étant ainsi revendiquée dans le chapeau de l’article, Éric Fassin n’a plus qu’à polémiquer (longuement) contre les « attaques mensongères » et « la tentation de la censure ». Passons sur l’amalgame entre les laïques comme l’UFAL ou le Comité Laïcité République, et « la droite et l’extrême-droite » : vieux truc politicien, indigne d’un sociologue.
Mais citons sa « réfutation » de l’UFAL. Il nous reproche d’avoir écrit (à propos de l’affiche du colloque) que « le “racisme à l’envers”, ici à l’œuvre, consiste à essentialiser la couleur de peau pour y assigner les individus ». Sa réponse vaut le détour : « Montrer des visages différents, ce serait donc la “définition même du racisme”. Pourtant, ces contradicteurs ne s’en prennent jamais aux couvertures des magazines qui affichent sans cesse des femmes voilées. »
Alors là, mille excuses, mais on ne comprend pas « l’argument ». Quel rapport entre les « femmes voilées » des magazines et le racisme ? Leur peau est souvent blanche — quand on la voit ! Représenter (certes, pour le dénoncer) un affichage sectaire et prosélyte d’une religion aurait à voir avec le racisme ? Les mots ont un sens, M. Fassin, ce serait bien de vous y tenir !
Mais notre docte contradicteur poursuit : « C’est qu’il est reproché au colloque, non pas d’exposer des visages, mais d’exhiber des rapports de pouvoir. Pourquoi ? » Et l’explication tient dans une citation de l’UFAL —que nous maintenons : « La sociologie ne saurait servir de cheval de Troie aux complices de l’islamisme politique et de l’apartheid identitaire. »
« Certes. », répond M. Fassin. Ah que ce « certes » là a de saveur ! Vieux truc de khâgneux pour éviter de réfuter (soit par mépris, soit par incapacité) une proposition avec laquelle on n’est pas d’accord. Évidemment, la dénonciation que font les laïques de l’entreprise politicienne de ce colloque ne mérite pas de réponse de la part d’une sommité académique comme Éric Fassin, bien au-dessus de ces méprisables considérations…
Et c’est bien cette posture qu’il adopte dans son article, drapé dans la défense de la « liberté académique » ! Le plus cocasse est qu’il recourt pour cela à une citation de… Georges Vedel (professeur de droit et académicien), tête pensante juridique de la droite de son époque !
En gros, M. Fassin nous répond : tas d’ignorants, puisqu’on vous dit que « l’intersectionnalité » est un concept sociologique, fermez-la donc ! À quoi nous lui rétorquerons que, pas plus que de « cheval de Troie », la recherche en sociologie ne saurait servir de feuille de vigne aux militants de la lutte contre la laïcité et la République.
Que des universitaires fassent un colloque sur l’intersectionnalité, le sexe des anges, ou les abus sexuels infligés aux diptères, c’est leur droit. Mais que celui-ci se tienne dans un lieu dédié à la formation des maîtres, et qui plus est au titre de cette formation, c’est inadmissible. L’école publique a besoin d’enseignants qui pratiquent certes le doute méthodique, mais adhèrent aux principes de la République, les expliquent et les transmettent. L’universalisme est un fondement philosophique, politique et social, non une « idée de blancs » qu’il faudrait contester par un relativisme à sens unique.
Car l’intersectionnalité permet apparemment de haïr « les blancs », puisqu’ils seraient « par essence » les dominateurs… Effacés les « blancs » exploités, révoltés, républicains, antiracistes ; oubliés, les « dominateurs » abolitionnistes qui ont lutté contre l’esclavage au nom même de la République ! Voilà une nouvelle forme de révisionnisme historique ! La « mère de toutes les discriminations » serait ainsi la supposée « race blanche », ses victimes tous les « non-blancs ». On peut appeler cela du « racialisme », mais c’est bien du racisme chic.
Et c’est ça qu’on veut enseigner à l’ÉSPÉ en formant les profs (le 26 juin) ? On attend toujours avec intérêt les explications de Mme la Rectrice de Créteil.
- Contrairement à ce qu’avait écrit Mme Schiappa, devenue secrétaire d’Etat à l’Egalité femmes-hommes, la République, en interdisant les signes religieux ostensibles à l’école publique, ne «reconnaît» aucun culte, justement: elle se refuse à trancher en la matière! [↩]