Donnant raison à deux requérantes et au Comité contre l’islamophobie en France (association islamique militante, proche des Frères musulmans((Déguisée désormais en « association de défense des droits de l’homme » — on espère qu’il ne s’agit pas des « droits de l’homme islamiques »))), le Conseil d’État vient, le 28 juillet 2017, d’enjoindre à l’État d’abroger ou de modifier l’interdiction faite aux élèves des instituts de formation paramédicaux de porter des signes ou tenues religieux. Sur un terrain depuis longtemps sensible, la Haute-Juridiction continue de désarmer un peu plus la laïcité.
Les étudiants, « usagers du service public », ne sont pas astreints à la neutralité religieuse
La décision du 28 juillet 2017 enjoint à la ministre des affaires sociales d’abroger ou de modifier dans le sens de sa décision la disposition suivante, applicable dans les instituts de formation paramédicaux((Disposition du règlement-type imposé par l’arrêté ministériel du 21 avril 2007 relatif aux conditions de fonctionnement des instituts de formation paramédicaux.)) : « Les signes et les tenues qui manifestent ostensiblement l’appartenance à une religion sont interdits dans tous les lieux affectés à l’institut (…) ainsi qu’au cours de toutes les activités placées sous la responsabilité de l’institut de formation ou des enseignants, y compris celles qui se déroulent en dehors de l’enceinte dudit établissement. »
Le Conseil d’Etat juge cette interdiction illégale « par son caractère général », car elle ne fait pas la distinction entre les différentes situations des élèves, selon que les activités de formation se déroulent à l’intérieur ou à l’extérieur des instituts, en cours ou en stage.
- Dans les instituts, établissements d’enseignement supérieur, les élèves ont la qualité « d’usagers »((Code de l’éducation, art. L.811-1 : « Les usagers du service public de l’enseignement supérieur sont les bénéficiaires des services d’enseignement, de recherche et de diffusion des connaissances et, notamment, les étudiants (…). »)). Ils sont donc « libres de faire état de leurs croyances religieuses, y compris par le port de vêtements ou de signes » (…) « sous réserve de ne pas perturber le déroulement des activités d’enseignement et le fonctionnement normal du service public notamment par un comportement revêtant un caractère prosélyte ou provocateur. »
- Toutefois, lorsque les étudiants sont en situation de stage, il en va différemment : dans le service public, ils sont astreints au principe de laïcité ; dans un établissement privé hors service public, ils doivent respecter le règlement intérieur en la matière.
Le second point ne souffre pas la discussion, pas plus que l’existence d’une différence de situation, donc de règles applicables, entre les deux cas. En revanche, sous ses apparences de jurisprudence connue, le cadre de ces « établissements d’enseignement supérieur » particuliers donne l’occasion au Conseil d’Etat de restreindre en général la portée de la laïcité du service public.
L’affichage religieux de l’usager compte plus que la laïcité du service public !
1. Le CE refuse de tirer les conséquences du caractère « laïque » du service public de l’enseignement supérieur.
La laïcité de l’enseignement public est un impératif constitutionnel (Préambule de 1946), appliqué à l’enseignement supérieur par l’art. L141-6 du code de l’éducation : « Le service public de l’enseignement supérieur est laïque (…). Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique. » Quant à ses « usagers », l’art. L 811-1 du même code dispose qu’ils « exercent [leur liberté d’information et d’expression]dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités d’enseignement et de recherche et qui ne troublent pas l’ordre public. »
Or comment garantir la liberté d’enseignement des techniques d’IVG, par exemple, ou de PMA, devant un amphi rempli de signes religieux ostensibles divers (n’oublions pas les « croisés » catholiques anti-IVG) ? Quant à « l’ordre public », dès lors qu’il est « laïque » de par la loi, il ne peut être que troublé par l’exposition de tels signes d’appartenance, qui constituent en eux-mêmes des actes de prosélytisme, notamment vis-à-vis des étudiants n’affichant pas de religion.
La neutralité religieuse des situations d’enseignement est seule garante du respect de la liberté de conscience des autres participants, et de la liberté pédagogique des formateurs. Apparemment pas pour le CE, qui ignore à la fois la Constitution, la loi, et les impératifs du bon fonctionnement du service !
2. Il élargit la notion de liberté d’expression religieuse de l’usager au-delà de la jurisprudence actuelle
Pourquoi donc l’arrêt cite-t-il l’art. L. 141-5-1 du code de l’éducation (issu de la loi du 15 mars 2004 réglementant le port des tenues religieuses par les élèves de l’école publique), texte strictement non pertinent en la matière((Bien que l’arrêté ministériel censuré en reprenne les termes — ce qui n’était ni suffisant ni approprié.)) ? C’est pour n’en souligner que mieux l’absence de toute autre loi restreignant la liberté d’expression religieuse d’une catégorie d’usagers, exigeant implicitement que celle-ci ne puisse résulter que d’une mesure législative. Nous y voyons un véritable revirement de jurisprudence.
Il s’agit en effet d’un recul par rapport à la position exprimée dans l’étude du 19 décembre 2013((« Etude demandée par le défenseur des droits » (notamment sur les adultes bénévoles accompagnateurs de sorties scolaires).)) du même Conseil d’Etat. Il estimait alors : « Pour les usagers du service public (…), qui ne sont pas soumis à l’exigence de neutralité religieuse, des restrictions à la liberté de manifester des opinions religieuses peuvent résulter soit de textes particuliers, soit de considérations liées à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service. » Précision : ces « textes » peuvent être de simples circulaires ministérielles((Telle la « circulaire Chatel » (interdisant l’expression religieuse des tiers accompagnateurs de sorties scolaires), disait explicitement le CE – n’en déplaise à l’Observatoire de la laïcité et à son Président !)), sans qu’il soit besoin d’une loi.
Mais c’est également un recul par rapport à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, pourtant très sourcilleuse des libertés religieuses. Celle-ci en effet n’exige pas une « loi » pour limiter l’expression religieuse, mais tout texte, y compris infra-législatif ou jurisprudentiel, suffisamment clair et accessible à l’usager. De surcroît, dans un arrêt justement consacré au service public hospitalier((Ebrahimian c. France, 26 novembre 2015 ; validation du non renouvellement de contrat d’une assistante sociale hospitalière refusant d’ôter son voile en service.)) : « La Cour observe que l’hôpital est un lieu où il est demandé également aux usagers, qui ont pourtant la liberté d’exprimer leurs convictions religieuses, de contribuer à la mise en œuvre du principe de laïcité en s’abstenant de tout prosélytisme et en respectant l’organisation du service et les impératifs de santé et d’hygiène en particulier (…) » Oui, la CEDH dit bien : « il est demandé aux usagers » ! De Strasbourg (siège de la CEDH) à Paris, les communications ne passent-elles plus ?
Le « port du voile à l’Université », enjeu d’une offensive de l’intégrisme politique.
La demande de réglementation des tenues vestimentaires à l’Université est croissante, tant les provocations se multiplient : l’UFAL s’est depuis longtemps exprimée sur le sujet, ainsi d’ailleurs que le Collectif des associations laïques dont elle fait partie. Rappelons notre analyse de décembre 2015.
« (…) l’affichage systématique des signes religieux, dont le voile pour les femmes (et les tenues couvrantes qui l’accompagnent) est un moyen de pression sur ceux et celles qui sont supposés ressortir à la religion musulmane, pour leur imposer une forme de pratique extrême.
On a trop oublié l’analyse sévère du port du voile faite par le rapport Stasi en 2002 sous le titre explicite : « Une grave régression de la situation des jeunes femmes » : « Celles qui ne le portent pas et le perçoivent comme un signe d’infériorisation qui enferme et isole les femmes sont désignées comme “impudiques”, voire “infidèles”. »En quoi les femmes adultes et les étudiantes seraient-elles moins concernées par cette analyse ? Les premières cibles de ce déploiement réellement prosélyte sont les femmes de culture (ou de religion) musulmane qui refusent cet assujettissement. (…) »
La République ne peut s’aveugler devant cette offensive insidieuse. Il y va de la « protection des droits et libertés d’autrui », qui autorise précisément, selon l’art 9-2 de la Convention européenne des droits de l’homme, des restrictions à « la liberté de manifester sa religion ».
Selon nous, ces restrictions pouvaient, en France, se faire sans recourir à une loi supplémentaire, source de polémiques, et soumise à la tendance dominante de la majorité législative – peu laïque actuellement, semble-t-il. Il aurait suffi, en application de la loi existante (notamment les art. L141-6 et L 811-1 du code de l’éducation ci-dessus rappelés), d’une disposition du règlement intérieur de chaque université imposée par circulaire ministérielle. A condition de distinguer les situations et locaux d’enseignement et de recherche de toutes celles n’impliquant pas une obligation de neutralité des étudiants (campus, résidences et restaurants universitaires, etc.).
Or le Conseil d’Etat, par son revirement jurisprudentiel, semble maintenant exiger une loi nouvelle, ce qui revient à rendre en pratique peu envisageable toute mesure propre à mettre fin à l’offensive intégriste à l’Université, dont le contentieux ici rappelé n’est qu’une preuve de plus !
Faut-il y voir une petite vengeance ? Souvenons-nous… Le même Conseil d’Etat avait rendu, le 27 novembre 1989, un avis sur les signes religieux portés par les élèves des écoles publiques, particulièrement contradictoire et inopérant. Au point qu’il aura fallu la loi du 15 mars 2004 pour sortir de cette impasse juridique, et mettre fin – efficacement, rappelons-le !- aux tentatives de l’islamisme politique sur ce terrain. Le CE aurait-il mal digéré d’être ainsi court-circuitée par le législateur ? Il en revient à son antienne libertarienne : le port du voile ne serait pas « du prosélytisme »… Quel mépris pour la liberté de conscience des étudiants qui ne souhaitent pas afficher leur religion dans les amphis !
En rendant inopérantes, aussi bien la laïcité de l’enseignement supérieur public que les restrictions permises à l’affichage religieux des étudiants, l’arrêt du 28 juillet 2017 témoigne de l’aveuglement coupable de la Haute Juridiction. Mais il ne saurait dispenser le législateur de prendre ses responsabilités.