D’emblée, la confusion s’installe, alors reformulons : Economie Sociale et Solidaire ou Entrepreneuriat Social et Solidaire (ou service public) ? Puisant ses origines dans le XIXème siècle, l’économie sociale et solidaire s’est développée en France avec les coopératives, les mutuelles, les associations et le mouvement ouvrier. C’est avec la volonté de produire et de gérer la production autrement, qu’elle propose une alternative au système capitaliste dans certains secteurs. Répondant à un besoin humain de paix, d’harmonie, d’empathie et d’innovation, elle se dota de règles simples : gouvernances démocratiques, actionnariats et profits limités, proximité avec les enjeux de terrain et mobilisation citoyenne. Et c’est naturellement dans le secteur des activités sociales que cette économie s’implanta et tissa plus de solidarité. On peut dire que la sécurité sociale, par exemple, participe de cette économie. En bref, ce secteur restait sous possession humaine.
Mais Bill Drayton, patron d’Ashoka et créateur de l’Entrepreneuriat Social et Solidaire, fort d’une riche expérience et d’une maîtrise exemplaire de la communication, phagocyta ce mouvement de l’intérieur. Aujourd’hui, bien que l’entrepreneuriat social s’en donne les apparences, il fait tout le contraire de l’économie sociale ; partant des besoins humains qui l’ont générée (empathie, innovation…), il les détourne au seul profit des intérêts capitalistes. La possession a changé de camp : avec Drayton, les hommes ne sont plus destinataires de cette économie et deviennent, en réponse à leurs besoins profonds, asservis au système capitaliste et l’aliénés à un nouvel état d’esprit. Cet entrepreneuriat, notamment Ashoka ou Teach For France, est une solution redoutable pour créer le basculement du monde vers un autre, au seul profit du système capitaliste. Ils sont les tartuffes de l’économie sociale et solidaire, et de l’émancipation des hommes, comme nous l’avions déjà dit ici.
Pour atteindre cet objectif, Ashoka agit aussi dans l’éducation, secteur hautement déterminant pour générer un type de société. De l’institution du citoyen libre à la formation de l’apprenant rempli de citoyenneté, il ne manquait plus qu’un pas pour fabriquer le « changemaker », soit « acteur de changement ». Comme l’a démontré Maria Noland à qui nous devons les premiers travaux sur la question, « Changemaker » signifie aussi « créateur de monnaie », élément essentiel à l’accumulation dont le capital a besoin ou aura besoin. Le « changemaker » n’est plus acteur de son propre changement, librement, en toute liberté de conscience, mais acteur du changement que veut le capital, et créateur de richesse. Devenu « changemaker », on n’occupe plus une place dans le monde, comme le proposait l’économie sociale, mais on joue un rôle au seul profit du système capitaliste, comme l’impose l’entrepreneuriat social.
L’entrepreneur social profite des délitements de l’école publique et du secteur social organisés par les gouvernements successifs. Mieux ; certains services publics leur font de la publicité : Ashoka a récemment financé sa propagande par le film Une idée folle, réalisé par Judith Grumbach et promu entre autre… par l’Education Nationale ! Ashoka implante avec douceur et modernité l’idéologie qui transforme l’élève devenu apprenant en « changemaker », et l’école bascule, puis la société…
Le capital a donc une nouvelle conquête : la possession de la conscience humaine. C’est désormais chez nous, avec l’aide du Gouvernement et la complaisance de trop de médias, qu’Ashoka compte déployer son empire pour « faire basculer le monde ». La bataille est avant tout culturelle.
On ne peut qu’approuver une économie sociale et solidaire non adossée au capital par la servitude durable de la dette, et suivant l’homme en lui redistribuant les profits. En revanche, on ne peut que fermement s’opposer aux dangers de l’Entrepreneuriat Social qui n’est ni plus ni moins qu’un anti humanisme.
Le pouvoir actuel facilite son implantation. D’abord par les politiques d’austérité qui appauvrissent le secteur social et public, ensuite par les services publics eux-mêmes qui en font la promotion ! Doit-on rappeler qu’ils appartiennent au peuple et pas au Gouvernement et qu’ils n’ont pas à être utilisés, l’Éducation Nationale en particulier, pour faciliter les profits des multinationales ?!
L’homme n’a pas à suivre l’économie réglée sur le profit de quelques-uns. Il n’a pas à troquer sa liberté pour l’idéologie hégémonique du système capitaliste ! Rappelons avec force la conviction laïque qui protège la liberté de conscience contre le « changemaker ».
Par ailleurs, il est temps de rappeler notre attachement aux services publics, éléments incontournables de la République sociale, seuls à même de remplir les missions qui leur sont historiquement dévolues. Même si l’économie sociale est absolument nécessaire au secteur privé, elle ne pourrait se substituer au service public.
En se souvenant du coût du CICE, on ne peut que conclure : « l’Etat qui n’a plus d’argent » a bon dos !
Vincent Lemaître
L’ancien Ministre de l’Education Nationale, aux anges.
Sur le site de l’Education nationale qui ainsi, fait la publicité, gratuitement, d’une multinationale visant à le remplacer.
L’Etat a même créé une cellule spéciale-« ESS » ! Quelle en sera la forme ? Economie sociale et solidaire ou entrepreneuriat social ? On peut douter de l’objectif humaniste d’une telle création… Rappelons que « Teach For France » a été lancé par Laurent Bigorgne, patron de l’institut Montaigne, « think tank » néolibéral d’où sort nombre de ministres.