À propos de deux livres sur l’islam
L’islam, une religion française – Hakim El Karoui (2017 Le Débat, Gallimard)
Misère(s) de l’islam de France – Didier Leschi (2017, Ed. du Cerf)
Pour « organiser l’islam » en France, « la cour en conseillers foisonne »((La Fontaine, Fables II, 2, Conseil tenu par les rats.)). Voici deux ouvrages émanant apparemment de deux bords opposés, mais qui visent l’un comme l’autre – et ce ne sont ni les premiers ni les derniers ! – à conseiller le pouvoir pour cette « organisation » néo-concordataire((Pour simplifier, on désignera par Concordat (qui ne concerne que l’Eglise catholique) l’ensemble du système mis en place à partir de 1801, incluant les articles organiques et le statut des Juifs.)). L’un comme l’autre méritent d’être lus, et foisonnent en informations utiles. Cependant, même si l’on peut partager certaines de leurs prises de position ponctuelles, tous les deux prennent appui sur l’islam pour proposer autre chose que la laïcité…
Toute « organisation d’un culte » par l’Etat est contraire à la loi de 1905 !
Rappelons préalablement que le système concordataire, instauré par Bonaparte en 1801, est un régime de « cultes reconnus » (catholiques, protestants, élargi aux juifs en 1808) : lesdits cultes ont le statut juridique d’établissements publics ; leurs « ministres » (à la fois responsables et représentants) sont nommés et rémunérés par l’Etat((Seulement en 1831 pour les rabbins.)), qui contrôle ainsi ces religions domestiquées… et, pense-t-il, les populations concernées. Ce cadre inégalitaire, négateur de la liberté de conscience comme de celle de culte, subsiste en Alsace-Moselle.
Pour exercer sa mainmise sur les religions, il fallait à l’Etat des interlocuteurs « organisés », qu’on a nommés « les cultes ». L’Eglise catholique étant, en 1801, la seule instance centralisée, sur un modèle monarchique, Bonaparte a imposé aux religions minoritaires (Réformés, Luthériens et Juifs) une « organisation du culte », mettant fin par la contrainte étatique à l’éparpillement originel des paroisses et communautés concernées.
C’est précisément ce régime liberticide que la loi « de séparation » de 1905 a entendu détruire en proclamant (art. 2) : « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte ». L’interdiction de « reconnaître » n’est pas une « obligation d’ignorer », mais l’abolition du statut public des « cultes », et leur retour à la liberté. Sortant de la sphère étatique, ils relèvent désormais du droit privé associatif (art. 4), sous la forme des « associations cultuelles »((Ou, aujourd’hui, des associations culturelles de la loi de 1901 (cas du culte musulman).)).
Or, qu’on le veuille ou non, le terme de « culte », même employé aujourd’hui, renvoie implicitement toute religion au modèle des 4 « cultes reconnus » par le Concordat en 1801. Que dire, par exemple, de l’incongruité que constitue, dans une République laïque, l’existence d’un « bureau des cultes » au ministère de l’intérieur ? La France, malgré qu’elle en ait, est bien restée un Etat crypto-concordataire, incapable de mettre en œuvre pour l’avenir (et pour les cultes non concordataires) le système posé en 1905 : la brillante idée que l’Etat « favorise l’organisation du culte musulman », que partagent nos deux auteurs « modernes », nous renvoie en fait à 1801 !
Hakim El Karoui : Concordat, le retour !
Hakim El Karoui, normalien et agrégé de géographie, banquier chez Rotschild (comme… devinez qui ?), puis « entrepreneur social » et consultant, anime le très chic « club du XXIème siècle », regroupant des élites « issues de la diversité » (voir le portrait que lui a consacré le Canard Enchaîné du 7 février 2018). Successivement conseiller de Raffarin, de Thierry Breton, de la candidate Ségolène Royal, de Ben Ali, …il est aujourd’hui bien en cour auprès de Macron. Réussira-t-il à obtenir une place officielle ?
Il a coordonné pour le très « libéral » Institut Montaigne (fondé par Claude Bébéar) une enquête IFOP et un rapport intitulé « Un islam français est possible », sur lequel s’appuie son ouvrage. On lira ce livre avec intérêt, car la partie « constat » et les analyses sont particulièrement riches. La typologie des musulmans, comme dans l’enquête d’origine, est certes sujette à caution (d’autant qu’il en propose une autre), mais les faits ne sont pas niés. En tout cas, on le suivra pour dire que « l’islam est une religion de France ».
Il note que le port du voile et la nourriture hallal sont deux marqueurs identitaires, que beaucoup de musulmans considèrent à tort comme des « piliers de l’islam ». Analysant « l’islamisme » avec pertinence, il distingue la stratégie religieuse réactionnaire et antimoderne des salafistes (vivre à part dans la société française) et celle, clairement politique, des Frères musulmans (pénétrer la sphère publique), dont le but est de « mettre en place un Etat islamique et d’instaurer la charia ». Il caractérise l’islamisme politique comme un « modernisme », un « populisme », une « identité » et une « violence ». Certains intellectuels français sont au passage accusés de tomber dans « le piège islamiste » : Edwy Plenel, curieusement Caroline Fourest, sans compter A. Finkielkraut, P. Bruckner, et enfin E. Zemmour.
En revanche, son chapitre 6 « Combattre l’islamisme en créant un islam français » heurte de front le « modèle français d’assimilation » par la laïcité qu’il vient de célébrer au chapitre 5 ! C’est tellement un retour proclamé au Concordat, qu’il y propose de faire profiter le « culte musulman » du statut concordataire subsistant en Alsace-Moselle.
L’objectif est de « créer des instances – gérées par une nouvelle génération de musulmans [dont lui-même, sans doute] capables de produire et de diffuser des analyses religieuses et des valeurs qui s’inscrivent dans la modernité française » (p. 243). Il décrit pour cela deux institutions. La première existe déjà c’est la « Fondation pour l’islam de France » de J. P. Chevènement, chargée de la « formation culturelle des imams » et de « la production de connaissances sur l’islam » (missions en pratique assez difficiles à distinguer de la théologie !).
La seconde, à créer, serait une association cultuelle loi de 1905 finançant l’exercice du culte proprement dit (construction des lieux de culte, salariat des imams, formation théologique). Il l’appelle AMIF (association musulmane pour un islam de France). Evidemment, des « hommes et des femmes neufs » (comme Hakim El Karoui ?) seraient à sa tête, conformément aux principes macroniens. Le financement proviendrait d’un prélèvement sur l’abattage rituel, dont l’agrément serait attribué par l’Etat à la seule AMIF, qui délivrerait les cartes de sacrificateurs religieux. Jusqu’ici, pas de recours à l’argent public : néanmoins, il y a bien contrôle du culte par l’Etat, qui accorde pour l’abattage rituel les dérogations à l’obligation d’étourdissement préalable (actuellement aux mosquées de Paris, Evry, et Lyon).
El Karoui propose en outre la création d’un « grand imam de France », sur le modèle du « grand rabbin », chargé de « représenter le culte musulman ». Or la notion de « représentation » n’a pas de sens dans une République laïque qui ne « reconnaît » aucun culte ! Il ne peut y exister que des « responsables » de leur exercice. On se rapproche de nouveau du modèle concordataire…
C’est exactement ce qui est décrit pages 256 à 264. Former les imams à l’université, voilà qui est possible en Alsace-Moselle ! Plus généralement, El Karoui propose « d’intégrer l’islam au régime concordataire » des trois départements concernés, puisque celui-ci, rappelle-t-il, n’a pas été jugé « entaché d’inconstitutionnalité »((Conseil constitutionnel, décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013.)). D’autres en ont rêvé avant lui, mais, comme il le regrette, le Conseil constitutionnel a fermé cette porte en interdisant d’élargir les différences de ce statut local avec celui de « la France de l’intérieur »((Conseil constitutionnel, décision n° 2011-157 QPC du 5 août 2011 Société Somodia)). Qu’à cela ne tienne ! « Il n’y a qu’à » recourir à une nouvelle loi, qui, déférée devant le Conseil constitutionnel, donnerait à celui-ci l’occasion de… revenir sur sa jurisprudence ! On peut toujours rêver ? Il le fait : par souci d’égalité, il propose même d’élargir le concordat aux autres cultes non concordataires : « orthodoxe, protestant évangéliste ». Mais que fait-il des bouddhistes et des hindouistes ? Car, on le sait, en matière de religion, les quémandeurs sont nombre !
Enfin, cerises sur le gâteau, H. El Karoui propose :
- de créer des postes de professeur d’enseignement religieux musulmans, orthodoxes, et évangélistes. Peu astucieux, alors que cet enseignement n’est désormais plus obligatoire, et que la question se pose de restituer l’heure correspondante aux enseignements généraux !
- de prévoir la rémunération des ministres de ces trois cultes sur le budget de l’Etat : ben voyons !
La boucle est bouclée, le concordat élargi au culte musulman. Le coût en est même calculé : environ 6 millions d’euros, « autant dire rien » (sic) ! On ne manquera pas d’y ajouter la proposition de prise en charge par l’Etat de la formation des aumôniers, comme élèves-professeurs stagiaires s’il vous plaît !
En conclusion, notre auteur se prend à rêver du discours d’installation que pourrait prononcer « le nouveau président ou la nouvelle présidente de l’association cultuelle nationale » qu’il appelle de ses vœux – ce qui a tout l’air une offre de services…
Et pourtant, l’auteur montre avec pertinence que le statut concordataire imposé à l’Algérie par le colonisateur, même après 1905, était l’instrument de la domination de l’Etat sur la religion (encadré ci-après) : comment peut-il proposer de le rétablir ? Une telle contradiction laisse pantois.
Didier Leschi : le Concordat sans le dire
Didier Leschi, originaire de l’extrême-gauche puis passé à la gauche estudiantine, est un poulain de Jean-Pierre Chevènement avec lequel il a travaillé à plusieurs reprises, et qui l’a propulsé dans la carrière de haut-fonctionnaire. D’abord membre de cabinets de préfets de région, il a été notamment chef du bureau des cultes au ministère de l’intérieur (collaborant au regrettable rapport Machelon((Commandé par N. Sarkozy, ministre de l’intérieur, pour « toiletter » (=enterrer) la loi de 1905.)) en 2006), chef de service au ministère de la justice, préfet à l’égalité des chances en Seine-Saint-Denis, et à ce jour, directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration. Il a co-écrit en 2016 avec Régis Debray La laïcité au quotidien : Guide pratique (éd. Gallimard, col. Folio), dans lequel ces laïques proclamés se prononcent malgré tout pour le maintien du statu quo concordataire en Alsace-Moselle… Tiens, tiens !
On ne peut dénier à l’auteur du talent, et beaucoup d’énergie, dans la présentation des différentes « misères » qui caractérisent l’islam, même si son style est parfois un peu obscur. Il connaît la matière, du fait de son parcours professionnel. Il faut donc le lire.
Si le 1er chapitre, « Misère de l’exception française », trahit une vision parfois approximative de la laïcité((Il y présente par exemple la loi Debré comme un « compromis », qui aurait fini par « apaiser »« les guerres scolaires entre catholiques et républicains remontant au XIXème siècle » !)), ses analyses vigoureuses sur l’islam méritent attention, même si elles prêtent à débat. On souscrira à la plupart de ses critiques, sur le détournement religieux des luttes sociales, la « radicalité », le voilement des femmes. Il dénonce l’idéologie propagée par Tariq Ramadan, mais plus encore celle des « indigénistes ». Enfin, c’est de façon salutaire qu’il récuse le « mimétisme » entre la prétendue « islamophobie » et l’antisémitisme, beaucoup plus avéré.
Les choses se gâtent avec le chapitre « misère des mosquées, misère des imams », où apparaît l’idée curieuse que la formation des imams « laisse à désirer » (p. 126) : diable, mais à qui ? Eh bien, à « la République laïque », écrit sans crainte de la contradiction notre auteur, laquelle « ne peut se désintéresser de la qualité, y compris théologique, des ministres du culte… ». L’expression fleure bon le Concordat : c’est bien à la formation des ministres des « cultes anciennement reconnus » qu’il se réfère pour déplorer que l’islam n’ait pas « hérité de cette histoire »… qui n’est que celle du Concordat ! Leschi va donc au-delà de la « Fondation pour l’islam de France » de Jean-Pierre Chevènement, qui est censée ne pas s’ingérer dans les questions théologiques. Pour ce faire, l’initiative de l’Etat (en toute violation du principe de séparation !) s’appuierait financièrement sur une contribution volontaire des abattoirs autorisés à pratiquer l’abattage rituel (proposition connue).
Mais le retour subreptice du Concordat suppose un autre élément : l’organisation d’une instance représentative « qui puisse à la fois guider les fidèles dans leur pratique et parler (…) devant l’ensemble de la société française ». Resurgit alors l’expression chevènementiste de « l’islam admis au banquet de la République » – comme si la République était une agape des religions ! Simple question : la laïcité est-elle compatible avec cette ingérence de l’Etat dans une religion ?
En toute candeur, D. Leschi cite longuement le précédent du « culte mosaïque » (Juif), intégré de force à la « table de la République », c’est-à-dire… au système concordataire, par Napoléon. Ceci au prix de réponses à un questionnaire fourni, valant renonciation à certaines pratiques cultuelles, qu’il est proposé de rééditer 115 ans après pour l’islam. Voilà donc le véritable modèle de D. Leschi. Pour lui, il revient à l’Etat de présider à « l’organisation du culte musulman ».
Certes, ce n’est pas explicitement un concordat avec l’islam, puisque les imams ne seraient pas rémunérés par l’Etat. Mais la logique reste la même, contraire à l’esprit de la loi de 1905 : l’ingérence de l’Etat dans les affaires religieuses.
La déplorable « organisation du culte musulman » imposée par le colonisateur en Algérie de 1907 à l’indépendance, qui tournait clairement le dos à la loi de 1905, devrait pourtant servir de leçon ! Didier Leschi la décrit lui aussi de façon critique (encadré ci-après) : que n’en tire-t-il les conséquences pour le présent ?
La République n’a pas à recréer quelque « culte » que ce soit. L’organisation des religions est l’affaire de leurs seuls adeptes, et s’ils le souhaitent : ce qui paraît douteux, s’agissant des musulmans, éparpillés en courants, sectes, et surtout influences étrangères.
Bref, il n’y a sur le fond guère de différence entre la proposition extrême de Hakim El Karoui d’utiliser le statut concordataire d’Alsace-Moselle pour contourner la laïcité, et celle de Didier Leschi, d’apparence plus modérée, que l’Etat se contente d’« organiser le culte musulman ».
Charles ARAMBOUROU
UNE LEÇON OUBLIÉE DE L’HISTOIRE : « L’ORGANISATION DU CULTE MUSULMAN »
EN ALGERIE (LE COLONIALISME CONTRE LA LOI DE 1905)
(Les passages soulignés le sont par l’UFAL)
Extrait de L’islam, une religion française, de Hakim El Karoui, pp. 261-262
« L’islam est une religion de France en effet depuis 1830 et la conquête de l’Algérie (…). Pourtant, avant comme après la loi de 1905, le culte musulman en Algérie fut placé sous la tutelle de l’Etat qui nommait et salariait les imams : le Parlement a bien étendu la loi [de 1905]à l’Algérie, mais les colons d’Algérie((Les pouvoirs publics coloniaux, en fait.)) ont réussi à imposer une lecture finalement totalement opposée à l’esprit de 1905 grâce à un décret du 27 septembre 1907. Il n’était pas question de libérer la religion musulmane de l’intervention de l’Etat, mais au contraire de continuer sa mise sous tutelle dans une forme renouvelée(…) Les départements d’Algérie sont donc restés sous une règle quasi-concordataire jusqu’en 1962. (…) Les musulmans (…) étaient soumis au code de l’indigénat et à la justice musulmane.
Extrait de Misère(s) de l’islam de France, de Didier Leschi, pp. 138 à 140
C’est « le choix de la non-application de la loi de 1905 » (…) « dans les départements français d’Algérie qui pèse encore sur la situation présente de l’islam de France et plus largement sur l’islam maghrébin. (…)
[Avant 1905], « l’indigène musulman », bien que français, n’en avait pas les attributs juridiques et continuait d’être régi par la loi musulmane (…) Le culte musulman y était, en pratique, intégré au régime concordataire. La volonté de contrôler, comme en métropole, son exercice tout autant que la volonté de prendre possession des biens religieux, expliquent cette intégration. Le culte musulman fut placé sous l’autorité de l’administration centrale concernée, et le salaire des imams fut pris en charge par le budget du service dédié du ministère de l’Intérieur, comme l’étaient les ministres des autres cultes. (…) L’action de contrôle eut pour visée d’affaiblir l’ensemble de la société algérienne. (…)Il y avait bien un enjeu à appliquer la Séparation et à donner ainsi au culte la possibilité de s’organiser indépendamment d’un contrôle étatique. En voulant garder la mainmise sur le culte musulman, la République coloniale empêcha qu’émerge une organisation cultuelle indépendante de l’Etat qui aurait pu en cela servir de futur modèle possible. Il fallut en conséquence prévoir dans les décrets d’application de la loi de 1905 que le traitement des imams soit remplacé par une indemnité temporaire de fonction à peu près équivalente à l’ancien salaire. Cette première entorse à la mise en œuvre de l’article 43 de la loi de 1905 fut prévue pour 10 ans. Elle fut reconduite en 1917 pour 5 ans, puis en 1922 sine die. En 1947, la loi du 21 septembre portant statut de l’Algérie ne revint pas sur cette non-application de la loi de Séparation que les plus républicains des nationalistes algériens, comme Ferhat Abbas ou Messali Hadj, souhaitaient pourtant voir mise en œuvre. Cette situation fut laissée en héritage au FLN dont le nationalisme superposait identité algérienne et identité musulmane. »
On ne saurait mieux dire : la loi de 1905, c’est la liberté ; le Concordat par « l’organisation du culte », c’est la domination de la religion par l’Etat. Attention : « l’histoire ne se répète pas, elle bégaye ! ».
C. A.