Dans un chapitre liminaire très riche intitulé « Mutations de la laïcité »((L’ouvrage de 215 p. comprend : Introduction ; Mutations de la laïcité ; Questions sur la laïcité de la sphère publique (30 questions regroupées en 5 catégories) ; Interrogations sur l’association « laïque » (14 questions regroupées en 2 catégories) ; Index ; Bibliographie.)), l’auteur donne la mesure et l’intérêt de ce champ controversé qui témoigne de la polysémie et de l’extension du concept de laïcité.
Comprendre les difficultés supposait d’abord un éclaircissement nécessaire et très ferme de la distinction entre public et privé, invoquée à tout bout de champ d’une manière incantatoire qui la transforme en « dichotomie mortifère » (p. 15). Non, « public » ne désigne pas tout ce qui se déroule « en public » ou sous le regard d’autrui ; non, « privé » ne se réduit pas à ce qui est intime. Les cultes sont « rejetés hors de la sphère publique », celle où « s’élabore la loi commune, où s’exerce l’autorité publique, où s’organisent les services publics », assurant l’indépendance du politique et la primauté de la loi commune sur la loi religieuse. Mais la règle de non-ingérence vaut dans les deux sens et préserve – ou plutôt produit – avec la liberté de conscience fondamentale, la liberté des cultes de s’organiser, la liberté de manifester ses convictions dans la société civile y compris en public. On ne peut donc pas invoquer le caractère « public » du principe de laïcité et le caractère « privé » des convictions religieuses pour prétendre éliminer les manifestations de ces dernières dans la société civile, ce qui reviendrait à ruiner la liberté d’expression. Symétriquement on ne peut pas s’autoriser de la liberté de la société civile pour étendre cette liberté à l’autorité publique elle-même : ce serait ruiner la réciprocité de la non-ingérence et fractionner de manière principielle le corps politique en appartenances((J’ai de mon côté travaillé, d’un point de vue philosophique, sur ces points notamment à partir de l’affaire dite « du gîte d’Epinal » en 2007, qui à mes yeux a révélé l’insuffisance de l’appel incantatoire à l’opposition public/privé, et en construisant la symétrie structurale des « deux dérives » de la laïcité : voir Penser la laïcité, chap. 1, en particulier p. 40.)).
C’est sur le terrain de la société civile, et particulièrement dans le domaine de l’action sociale, que les questions les plus délicates, mais aussi les plus fréquentes dans la vie quotidienne, se posent. L’extension de ce secteur incertain ne témoigne pas d’un flou constitutif, mais plutôt d’une mutation, d’une remise en route de l’histoire conceptuelle et juridique de la laïcité, révélée notamment par la « saga judiciaire » que fut l’affaire Baby Loup entre 2010 et 2014, avec maints retournements, où la laïcité fut tour à tour comprise comme principe constitutionnel, protection des individus dans la sphère sociale, conviction. Sans parler de l’invocation fréquente et quelque peu douteuse d’un « vivre ensemble » qui, de principe, transforme la laïcité en « valeur » dont les limites ne sont plus clairement assignables. Il en résulte une « insécurité juridique » que ne clarifient pas les multiples études et avis rendus par des institutions prestigieuses qui élaborent trop souvent des réponses de normand et ouvrent la voie à un « droit mou » s’exprimant à travers des chartes, guides et autres vademecum organisés en questions et en « fiches pratiques ».
Or, contrairement à ce que pourrait faire croire l’énumération de « 44 questions (plus ou moins) épineuses », ce n’est pas un guide pratique de plus que propose G. Calvès. Certes, on pourra y trouver maintes solutions, mais c’est d’abord l’exposition et la nature des questions qui font l’objet principal de l’auteur. Les difficultés abordées sont issues de véritables questions qui lui ont été posées dans le cadre d’une démarche de réflexion. Ceux qui les ont formulées « n’avaient besoin ni d’être initiés aux règles élémentaires du droit de la laïcité ni de résoudre des problèmes concrets : c’est dans une démarche de questionnement et de réflexion qu’ils étaient engagés. Ils connaissaient parfois la réponse à la question qu’ils posaient, et recherchaient en fait des arguments juridiques pour conforter leur position. Il leur est aussi arrivé de soupçonner que la question posée est une question ouverte, à laquelle le droit n’a pas (ou pas encore) apporté de réponse ferme » (p. 11-12).
Trois exemples me permettront de caractériser brièvement cet effort d’élucidation et ses effets.
Que signifie « prosélytisme » ? (Question n°1) Peut-on distribuer des tracts ou des brochures à caractère religieux dans un endroit public ? Contrairement à une idée répandue, le prosélytisme, qui consiste à essayer de convaincre autrui, est un droit : c’est « le prolongement de la liberté d’expression et l’auxiliaire de la liberté de conscience » (p. 66). Comme tout droit il connaît des limites. D’abord une interdiction pure et simple dans la sphère publique, où le fait, pour un agent public, de tenir des propos de propagande, relève d’une faute, d’un manquement aux obligations de neutralité et de réserve auxquelles il est astreint. Mais aussi des limites relatives dans la société civile : un usager du service public, non soumis à l’obligation de neutralité, pourra afficher son appartenance religieuse((Le cas des élèves de l’école publique (non soumis au principe de laïcité proprement dit, mais à une obligation de discrétion) est abordé, on s’en doute, à plusieurs reprises, notamment p. 42-43 et dans le sous-chapitre « L’école publique, un lieu à part ? », p. 139 et suivantes.)) mais devra respecter une certaine discrétion en s’abstenant de distribuer des documents aux autres usagers, par exemple dans la salle d’attente d’une CAF. En revanche, la même distribution de tracts sur la voie publique ne pourra être interdite que pour des motifs d’ordre public.
Ce qui définit l’abus du prosélytisme n’est donc pas la nature même d’un acte (sauf s’il s’agit d’une contrainte auquel cas on est dans un cadre pénal), encore moins son contenu (sauf s’il appelle à commettre des crimes ou des délits ou s’il en fait l’apologie), mais les conditions de son exercice((On raisonnera de manière analogue (question suivante n°2) sur les campagnes par affiches d’une organisation religieuse appelant à récolter des dons.)). La question n’est pas seulement résolue : elle est à proprement parler élucidée et on est amené à réfléchir non en termes d’opposition et d’identité simples, mais en termes de relations, de mise en structure.
Un bon exemple de la polysémie du terme « public » est présenté par la question n° 5 : Les lieux de culte peuvent-ils être considérés comme des espaces publics ? Ils ne font certainement pas partie de « l’espace public » au sens de la loi du 10 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage « dans l’espace public » dont ils sont expressément exclus. Sont-ils pour autant des espaces privés ? Pas davantage : la loi de 1905 précise bien que les réunions célébrant les cultes sont publiques – chacun pouvant y assister sans avoir pour cela une invitation expresse, ce qui permet l’exercice de la liberté religieuse.
Qu’est-ce qu’une manifestation ostensible d’appartenance religieuse ? La question (n°27) est posée à propos de la loi du 15 mars 2004 qui interdit aux élèves de l’école publique le port de « signes ou tenues par lesquels [ils]manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Elle l’est d’une manière si particulière et volontairement « tordue » qu’on la croit fictive – et le serait-elle qu’on aurait là un bel exercice dans la tradition du scénario juridique, ces « fictions de droit » auxquelles Pierre Corneille, juriste et homme de théâtre, fait référence dans ses Discours sur le poème dramatique.
Jugeons-en : « Que doit-on faire si un lycéen, lors d’un cours de natation, arbore un tatouage représentant une grande croix catholique ? ». La réponse fait écho à la subtilité de la question. C’est d’abord l’occasion de rappeler que les élèves ne sont pas soumis au principe proprement dit de laïcité (de réserve) qui vise les personnels : ils sont tenus à la discrétion. Or, par définition, un tatouage qui ne se révèle que lorsqu’on se déshabille est discret !
Et l’auteur d’entraîner son lecteur dans une réflexion qui le convie à raisonner au-delà des apparences et toujours en termes de relations, de structure – et qui montre, en passant, que la loi est bien écrite. Ainsi une grande croix pourra être discrète si on ne l’exhibe pas ordinairement. Mais ce n’est pas le signe en tant que tel qui compte car, symétriquement, n’importe quoi d’autre que ce qu’il est convenu de classer dans la catégorie « signe religieux » pourra ostensiblement faire signe, porté et exhibé dans des circonstances – par exemple d’insistance, de continuité – qui permettent de l’analyser ainsi :
« Ironiser, depuis une salle de rédaction parisienne, sur l’interdiction d’une ‘jupe longue’ par un proviseur, c’est refuser de comprendre que la prétendue ‘jupe longue’, dans le contexte particulier de son port par une élève précisément identifiée, est en réalité une abaya, par laquelle l’élève entend ‘se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse’ ». (p. 141)
C’est méconnaître aussi qu’aucun mot, aucun signe, ne tient son sens directement de lui-même, et qu’il ne peut s’entendre que dans son articulation en un discours et en une mise en relation.
À l’issue de la traversée des questions, le choix du terme « dispute » dans le titre général prend toute son ampleur. Il ne renvoie pas seulement à des domaines controversés, il ne renvoie pas seulement à la disputatio d’école exposant et opposant des thèses adverses, il invite le lecteur à disputer avec soi-même, séparant ce qui est ordinairement réuni, joignant ce qui est ordinairement dissocié et à constituer, dans ce parcours interrogatif, un « territoire » de pensée.