Compte rendu de lecture
Encore un ouvrage sur la laïcité ? On ne s’en plaindra pas ! Celui-ci lui consacre plus de 300 pages, denses et fournies. C’est à la fois son mérite – on salue sincèrement ce gros travail –, et sa faiblesse – un certain manque de distance critique vis-à-vis de sources volontairement nombreuses. Mais, disons-le d’emblée, voilà un bon livre, qui se réclame d’une laïcité « sans adjectif » ni accommodements raisonnables !
Irène Bachler, professeure de philosophie, participe à une formation « laïcité et valeurs de la République », tout comme Gwénaële Calvès (dont on a recensé ici le dernier ouvrage). Il faut saluer ces engagements au service d’une cause indispensable, quoique mal nommée (« valeurs », subjectif et générateur de confusions, dont l’auteure n’est d’ailleurs pas dupe). Néanmoins, le contexte très officiel de ces opérations ne fausse-t-il pas un peu la liberté de critique des intervenants ?
Ainsi, sur le thème clé du port de signes religieux par les adultes accompagnateurs de sorties scolaires, Irène Bachler ne fait que reprendre longuement les propos de 2014 de Najat Vallaud-Belkacem (« l’autorisation est la règle, l’interdiction l’exception »). Le tout sans la moindre distance critique. Si elle partage ce point de vue – ce qui est son droit –, pourquoi ne pas avoir aussi rappelé les arguments contraires, largement développés par des militants et des juristes laïques ? Ce sera notre divergence pratique essentielle avec elle. Mais on sait qu’il nous oppose également à Caroline Fourest, ce qui ne nous empêche pas de soutenir celle-ci depuis toujours dans son courageux combat laïque !
Signalons par ailleurs quelques bavures à corriger : Martine Cerf (Dictionnaire de la laïcité) prénommée quelque part « Claudine » ; Machelon (auteur du rapport à Sarkozy proposant un « toilettage » de la loi de 1905), appelé « Michalon »((Nom de l’anti-héros (joué par Jean Lefèvre) du film Ne nous fâchons pas, de Georges Lautner…)) ; le célèbre art. 9 de la Convention européenne des droits de l’homme (liberté de pensée, de conscience, de religion) devenu « art. 39 » ; Georges Mandel (l’auteur des « décrets » reconnaissant les missions outre-mer) renommé « Mendel »((Mendel (1822 – 1884) : moine, découvreur des lois de l’hérédité (bon exemple de laïcité en acte…))).
Plus grave : Irène Bachler commet un contresens absolu sur l’arrêt Lautsi c. Italie du 18 novembre 2011 de la Cour européenne des droits de l’homme. L’Etat italien aurait été, selon elle, « débouté » : or au contraire, il a été confirmé dans sa volonté de maintenir les crucifix dans les écoles publiques italiennes ! Le « mouvement de laïcisation », que l’auteure croit percevoir à cette occasion dans les « institutions européennes » (dont d’ailleurs ne fait pas partie la CEDH…), se fera encore attendre…
De façon générale, on regrettera que la volonté d’Irène Bachler d’exposer complètement et honnêtement les idées des autres se traduise souvent par un déséquilibre au détriment de sa propre argumentation. Le multiculturalisme et l’anti-jacobinisme simplistes de Mona Ozouf méritaient-ils tant de place ? Et surtout si peu de contestation ? La dénonciation de « l’oppression républicaine » par Cécile Laborde (qui est-ce ?) occupe 7 pages, la critique de ses thèses, une page seulement. Irène Bachle reprend également à son compte la notion perverse d’islamophobie (critiquée par Caroline Fourest, Elisabeth Badinter, et bien d’autres), et cite sans pincettes Marwan Mohammed –représentant de l’islamisme sociologique.
La notion de « paix » du sous-titre est pertinente : elle suggère combat ou tension préalable, et se démarque du sempiternel « vivre ensemble ». En revanche, la promotion sans critique de « l’enseignement du fait religieux à l’école », ou, pire, de l’avenir du « dialogue interreligieux », témoigne d’un oubli des dimensions autres que religieuses de la liberté de conscience. Quant à la fraternité très sentimentale (cf. Abdennour Bidar) prônée en conclusion, elle ne convainc guère, en ces temps de haine et d’exclusion : la fraternité républicaine est sans doute autre, construite et non ressentie.
A ces réserves près, on saluera la qualité de l’argumentation déployée, la richesse et l’abondance des sources. Les citations de bons auteurs abondent (Catherine Kintzler, Henri Pena-Ruiz, Martine Cerf, etc.). Jean Baubérot n’est utilisé qu’avec prudence, et finalement pour des références peu contestables. La définition des « deux sphères et trois espaces » de la laïcité est juste, donc simple, et l’on ne peut qu’adhérer à la lecture d’ensemble de la loi de 1905. La distinction entre « valeurs » et « principes »((Excellente référence à un article de Jean-Michel Muglioni sur le blog Mézétulle de Catherine Kintzler.)) est exposée avec rigueur, de même que celle entre « laïcité » et « sécularisation ». Sa critique de la réduction de la laïcité à la « tolérance », appuyée sur Catherine Kintzler, vient à propos.
A l’UFAL, nous ne pourrons qu’approuver la dénonciation de « l’ouverture de l’école à la société et au marché », la critique de la « morale laïque » (à laquelle est préféré « l’enseignement laïque de la morale »), le poncif de « l’identité culturelle » démasqué comme « reconstruction fantasmée ». Quant au prétendu « féminisme musulman » (le port du voile comme « liberté »), il en prend pour son grade au nom de l’universalisme, principe clé défendu tout au long de l’ouvrage. Nous sommes bien dans le même camp, celui de la défense des « principes » de la République et de l’émancipation des individus.
Discussion
Un tel travail mérite la discussion. La trop grande masse de matériaux a parfois pesé sur la rigueur philosophique. Ainsi, la reprise trop respectueuse des écrits (honnêtes) de Guy Coq conduit à commettre la même confusion que lui (que l’on trouve également chez… Baubérot) entre « assurer » (la liberté de conscience) et « garantir » (le libre exercice des cultes). Or, contrairement à ce qui est soutenu, assurer est le terme le plus fort, exprimant une « ardente obligation » d’agir pour la République((M. Macron l’oublie quand il se consacre à « rétablir le lien abîmé » entre l’Etat et l’Eglise catholique.)). En revanche, « garantir » signifie seulement « empêcher qu’on n’empêche », l’exercice du culte restant une affaire privée : si la République « assurait » l’exercice des cultes, celui-ci ne serait plus libre, et elle devrait le financer !
De même, la double dimension de la liberté de conscience, pourtant soulignée par le Conseil d’Etat, n’est pas comprise. La liberté de pensée (for interne) est absolue, alors que celle de manifester sa religion ou ses convictions (for externe) est relative, limitée par l’ordre public déterminé par la loi, et le respect des droits et libertés d’autrui. L’expression « liberté de conscience et de culte » (p. 32), répandue par Baubérot, est donc fausse : elles ne sont pas sur le même plan ; la première, englobant la seconde (simple variante de la liberté de manifester ses convictions), lui est supérieure.
A propos de la loi du 11 octobre 2010 (dite « loi burqa »), on regrettera quelques flottements. Certes, l’auteure n’est pas juriste. Mais la Cour européenne des droits de l’homme est venue préciser un certain nombre de points((Arrêt SAS c. France, 1er juillet 2014)). Sa jurisprudence admet le caractère religieux du port du voile (contesté p. 234) ou de la dissimulation du visage, dès lors qu’il est allégué. Interdire une telle pratique dans l’espace public a donc bien à voir avec la laïcité puisque cela limite la liberté de manifester sa religion. Quant au seul motif retenu par la Cour pour admettre la loi française, c’est « la « protection des droits et libertés d’autrui », dont relèvent les « exigences minimales de la vie en société » (le « vivre ensemble »). Ni la sûreté, ni l’égalité femmes-hommes n’ont été retenues.
Enfin, il paraît à la fois peu réaliste et étranger à la laïcité de proposer (au chapitre 9) que « l’islam » se réforme – thème emprunté à Abdennour Bidar. La laïcité n’a pas à se faire « l’arbitre des cultes », en distinguant les « bonnes » et les « mauvaises » interprétations des religions ! Ce travers, qui se retrouve dans le récent manifeste des 300 « contre un nouvel antisémitisme », doit à tout prix être dénoncé : le contenu d’une religion est l’affaire de ses seuls adeptes.
C’est en réalité la richesse même de l’ouvrage d’Irène Bachler qui rend inévitables les débats. On conseillera donc sans hésitation sa lecture. Après les errements de la « laïcité adjectivée », des compromis religieux (Baubérot, Portier), ou de la sociologie racialiste et différentialiste, de tels ouvrages font souffler un vent rafraîchissant sur le débat d’idées dans la République laïque.