Nous sommes tou.te.s des racisé.e.s !
Historienne américaine (Princeton), Nell Irvin Painter livre une somme remarquable qui met à mal les idées reçues sur les catégories raciales, et notamment les idéologies racialistes, indigénistes, ou décoloniales qui ont envahi actuellement les sciences humaines du Vieux Monde. Ecrire une « Histoire des blancs », et soumettre à l‘examen de la raison critique la notion de « blanchité », qui paraît tellement aller de soi (y compris à la plupart des Trissotins de « l’intersectionnalité »), voilà un point de vue aussi radical qu’éclairant.
Eh oui, de l’Antiquité à nos jours, plusieurs millénaires ont laborieusement construit « la fabrique du Blanc ». Le racialisme aux Etats-Unis, très largement méconnu sauf en ce qui concerne la distinction Blancs/Noirs (on est prié de dire « Africains-Américains »), occupe évidemment une place centrale dans les développements de l’ouvrage. Mais les interactions entre les idéologies du Vieux Continent et celles de l’illusoire « melting pot » étatsunien (tarte à la crème de nos manuels d’histoire et de géographie) ne sont en rien éludées. L’anthropologie occidentale des XIXème et XXème siècles a contribué massivement (jusqu’aux années 1970-80, mais ça continue en sourdine) à inventer de prétendus fondements scientifiques à de vulgaires préjugés sociaux : rien de nouveau depuis que les Grecs du VIème siècle avant notre ère « décrivaient » ceux qu’ils appelaient « les « Scythes » (nom générique donné à une catégorie de « barbares » -non Grecs- de l’Eurasie).
Pourquoi alors la quatrième de couverture de l’édition française se croit-elle obligée d’indiquer que l’auteur est « africaine-américaine », en contradiction totale avec le contenu de l’ouvrage ? C’est ignorer grossièrement la démarche des sciences humaines : la critique du racialisme serait-elle réservée à qui n’est pas « blanc » -concept totalement construit, montre le livre- ? C’est de surcroît ravaler l’historienne à son origine raciale, ce qu’elle-même déplore explicitement (p. 371), se félicitant au contraire que « les questions sur [sa]race semblent avoir très largement disparu, et [que]la curiosité se porte désormais sur [son]projet. »
Cet ouvrage de 28 chapitres, soit plus de 370 pages sans compter les notes dans sa version française (assez correctement traduite), est dense, très érudit, de lecture ardue -mais le savoir est à ce prix. Il montre d’abord les débuts de la construction de la « blanchité », de l’Antiquité à sa lecture sélective au XIXème siècle (les marbres grecs, devenus blancs, étaient peints à l’origine : ils n’en ont pas moins servi de « modèle de la beauté » au service du racialisme blanc). La « traite des blancs », du moins de ceux considérés comme « moins blancs » par des dominants « plus blancs que blancs », dura de l’Antiquité à la fin du XIXème siècle -l’aurions-nous oublié? « Couleur de peau », « caractère dégénéré », « tempérament » supposés des peuples réduits en servitude : les « différences » n’étaient construites que pour justifier l’esclavage. Au contraire, c’est la fin de la servitude qui a permis l’élargissement de la notion de blanc à des ethnies auxquelles elle était refusée : on se rappelle que le mot anglais « slave » vient de « Slaves », peuples incontestablement blancs à nos yeux d’aujourd’hui, mais grands fournisseurs d’esclave de l’Antiquité au Moyen-Age… puis de main d’œuvre méprisée dans le Nouveau Monde industriel.
Les constructions anthropologiques et sociologiques par couches successives de la « blanchité » sont détaillées remarquablement, et le lecteur français y découvrira beaucoup de noms inconnus –tel l’Allemand Blumenbach, inventeur en 1775 du mythe des « caucasiens »((Comble de l’ironie : les Tchétchènes du Caucase sont considérés aujourd’hui comme des « noirs » par les Russes !)). Mais Mme de Staël, Tocqueville, et bien sûr les idéologues racistes français comme Gobineau ou Vacher de Lapouge, sont cités. La « craniométrie » (mesure de l’angle facial et des proportions du crâne) a servi de justification à de nombreuses et parfois contradictoires taxonomies (classements) des « races ». Plus récemment, la biologie a été appelée à la rescousse, pour définir trois, quatre, ou cinq races humaines. Elucubrations évidemment démenties par la génétique moderne : non seulement les races n’existent pas, mais aucun « phénotype » (apparence extérieure) n’est immuable, puisque l’environnement joue un rôle déterminant : rappelons-nous qu’homo sapiens fut à l’origine noir, et devint blanc en Eurasie !
Pour nous en tenir aux « races blanches », le modèle parfait en Angleterre et surtout aux Etats-Unis est « saxon », voire « teutonique », dolichocéphale (à crâne allongé), et parangon de « beauté » et de virilité. A l’inverse, les « celtes » (Irlandais, « Gaulois ») brachycéphales (à crâne court, ou rond), et surtout les « méditerranéens » (Italiens, Grecs) représentent des races inférieures. Le nazisme est l’héritier direct de cette anthropologie raciste et eugéniste, souvent d’origine européenne, mais adaptée et rebricolée en Amérique.
Aux Etats-Unis, l’idéal « saxon »((Le bricolage fantaisiste de mythologies germaniques et nordiques qui servit à fabriquer l’imaginaire-type «saxon » a perduré dans le genre heroic fantasy, l’univers de Tolkien ou de Games of Thrones.)) trouve son incarnation dans les WASP (« blancs anglo-saxons protestants »), descendants supposés des Pères-pèlerins du Mayflower (1620). Le reste des blancs comporte « trop de guano » (Emerson, 1851). L’histoire des Etats-Unis est ainsi revisitée par Nell Painter : sur un fond constant de racisme anti-Noir connu, prospère un « racisme inter-blancs », au rythme des vagues successives d’immigration. Certes, chaque « type inférieur » blanc fut tour à tour assimilé à « l’américanité », mais à quel prix ! Au cours de la décennie 1890, « plus de 1200 hommes et femmes », aussi bien noirs que blancs, furent lynchées.
La différence religieuse joua un rôle non négligeable, puisque les blancs catholiques (Irlandais, Polonais, ou Italiens) étaient tous considérés comme « de race inférieure », de même que les Juifs, au moins jusqu’à la fin du XIXème. L’auteur décrit ainsi une « haine anticatholique », plus meurtrière que celle liée à la couleur de la peau((La mise au jour actuelle des abus sexuels –réels- dans l’Eglise catholique vient redonner vie à un vieux fantasme anticatholique remontant aux années 1830, objet de toute une littérature : la dépravation sexuelle des prêtres.)). Tous ces « sous-hommes » eurent en commun de venir alimenter « par le bas » la classe ouvrière américaine, concurrence favorable à la baisse salariale : d’où le racisme d’un syndicat comme l’IWW –Industrial Workers of the World. Nell Painter souligne tout au long du livre comment la « lutte des races » (ou des religions) reste un travestissement de la « lutte des classes ».
Les « pauvres blancs » du Sud partagent ainsi avec les Noirs, depuis les origines, le triste privilège d’être la cible du racisme : ils sont stigmatisés comme « dégénérés »(( Voir, en 1972 encore, le film Délivrance de John Boorman )). La stérilisation forcée des « dégénérés » de tout le pays fut menée officiellement de 1907 au milieu des années 1970. Cette politique héréditariste et eugéniste s’appuyait sur les « tests d’intelligence » pour désigner ses victimes. Les nouveaux immigrants y furent soumis à partir des années 1890… Méfiez-vous donc des tests de QI !
Première vague d’immigration massive non anglo-saxonne et catholique, les Irlandais subirent des violences constantes de 1840 à 1890 : pogroms meurtriers, incendies d’églises catholiques. La presse les caricaturait sous forme de singes, ou de personnages affreusement laids (contraires donc à la « beauté blanche »), et même équivalents aux Noirs. Mais ils finirent par être admis à la « blanchité » (avec les Allemands) à l’arrivée des autres vagues d’immigration (deuxième moitié du XIXème). Les Italiens, à partir des années 1880, furent les victimes suivantes du racisme xénophobe, auquel ils payèrent probablement le plus lourd tribut. Sacco et Vanzetti, exécutés en 1927 pour des meurtres supposés, avaient le double tort d’être italiens et anarchistes : la lutte des classes n’est jamais loin. Quant aux Slaves, aux Hongrois, aux Juifs de Russie et de Pologne, c’étaient également des « populations fétides et stagnantes en Europe », vouées aux travaux les plus pénibles et aux salaires les plus bas : le racialisme était au service du conservatisme social.
La crainte du « suicide de la race » (Théodore Rossevelt, président des USA de 1901 à 1909), qui n’est pas sans rapport avec les idéologies actuelles du « grand remplacement », visait essentiellement les immigrants blancs. Le racisme fondé sur la couleur maintenait de toute façon Noirs, Indiens et Asiatiques hors de la société dite « américaine ».
On ne saurait oublier l’antisémitisme, qui s’épanouit dans les années 1920, autour de personnalités comme Henry Ford (des automobiles), ou Charles Lindbergh (l’aviateur). C’est la deuxième guerre mondiale qui lui retira tout caractère présentable, puisque l’ennemi nazi en avait fait sa politique systématique. Néanmoins, les victimes du maccarthysme des années 50 furent souvent des Juifs progressistes ou communistes.
De même, la guerre permit l’inclusion des latino-américains (en 2000, ils constituaient la principale « minorité ethnique » des USA, devant les Africains-Américains). Mais au lendemain du conflit mondial (qui avait quand même vu la rafle et l’incarcération dans des camps de 110 000 Japonais vivant aux USA), la « blanchité » s’était tellement élargie que le problème majeur de la ségrégation des Africains-Américains apparut dans toute sa réalité. Le nationalisme noir (Malcolm X, les Black Panthers), en essentialisant « les blancs » dans une même haine politique, acheva de fédérer les différentes variantes de blanchité. « Le modèle blanc contre noir suffisait désormais comme schéma racial américain » (page 356). Mais ce n’était pas fini.
L’auteure décrit comment, à partir du milieu des années 1960, les références officielles aux « races » cèdent la place à « l’ethnicité », orientant la société Etatsunienne vers un multiculturalisme apparent. Son dernier chapitre fait litière, avec bonheur, des idéologies « racialistes » et de leurs prétentions scientifiques : très sérieusement documenté et actualisé, il mériterait à lui seul d’être cité in extenso.
Il reste que le racisme imprègne toujours profondément les mentalités américaines, et qu’il continue à sévir, sous une forme réellement « systémique », comme en témoignent les meurtres fréquents de citoyens Africains-Américains par la police. Manifestement, ni le multiculturalisme ni les inégalités compensatrices (positive action) n’apportent de solution. Sans prétendre donner au monde notre laïcité en exemple, nous sommes au moins fondés à rejeter comme hypocrites les leçons que le droit anglo-saxon (voir les conclusions contre la France du Comité des droits de l’homme de l’ONU) prétend donner à notre République laïque au nom des « droits humains ».
Que les » découpeurs de société en races » des nos campus français tentent de récupérer le travail de Nell Irvin Painter pour s’en prendre à l’universalisme républicain (qui ne serait que « le masque de l’homme blanc »((A propos de masque, prétendre interdire à des acteurs blancs de porter des masques noirs (représentation des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne) ne relèverait-il pas de la « discrimination à l’emploi à raison de l’appartenance à la race » blanche ? Le « racisme anti-blanc » n’est-il qu’un mythe ?))) révèle leurs limites intellectuelles . L’auteure insiste au contraire sur la spécificité américaine, qu’on ne saurait transposer telle quelle, et sur le rôle fondamental des rapports sociaux de domination, notamment de classe. Une belle leçon… à condition de savoir lire !