Le dernier film de Ken Loach Sorry We Missed You frappe fort, très fort. Dans ce nouvel opus, le cinéaste écossais de 84 ans s’attaque à l’ubérisation de la société et aux contrats zéro heure. Il en démontre le caractère inhumain, anti-social et délétère sur la vie des travailleurs broyés dans la machine de l’ultra libéralisme qui érige la fin du salariat comme nouvelle norme du travail. Du point de vue cinématographique autant que sur le fond du message, le nouveau Ken Loach est une réussite et mérite absolument d’être vu et conseillé.
Dans Sorry we missed You, Loach nous invite à partager le quotidien d’un chauffeur autoentrepreneur, Ricky, sous franchise d’un transporteur de type Uber. Pas de contrat de travail, mais un contrat de prestataire, pas de salaire, mais des honoraires liés au rendement des tournées, pas de congés, pas de couverture contre les accidents du travail, l’obligation de louer son outil de travail et bien sûr pas de syndicats, ni aucune solidarité ouvrière, mais une concurrence des travailleurs entre eux. Pourtant, Ricky n’a qu’un seul donneur d’ordre, un nervi de l’ultra-libéralisme, employeur déguisé en client donneur d’ordre qui organise les tournées de ses transporteurs au travers d’une application située dans un boîtier. De fait, le patron tout-puissant (qui se défend pourtant d’en être un) aliène intégralement le travail des transporteurs, les espionne et leur dicte leurs horaires et leurs trajets, et néglige au passage le temps superflu aux yeux du profit-roi comme la nécessaire pause pipi. Pour Ricky qui enchaîne des journées de 14 heures sans possibilités de congés, au risque de payer des amendes pour absence de livraison, la vie se mue en enfer et sa famille se délite. Il faut dire que sa femme n’est guère mieux lotie avec son contrat zéro heure d’aide à domicile obligée d’enchaîner les soins au lance-pierre dans des conditions indignes, avec des horaires fractionnés sur des amplitudes horaires effarantes. Dans ces conditions, comment éviter que le travail ne vienne perturber frontalement la vie familiale et ne se traduise en drames humains, surtout quand on a deux enfants à élever, victimes collatérales de cette machine à briser la dignité des travailleurs ?
Misérabilisme prolétarien, exagération militante d’un cinéaste ouvriériste nostalgique, film rabat-joie visant à culpabiliser les consommateurs rois habitués à acheter sur Amazon ? Rien n’est moins sûr, car Loach a écrit son scénario sur la base de témoignages accablants recueillis auprès de vrais transporteurs liés par ce type de contrats en Grande-Bretagne qui ont décrit sous couvert d’anonymat les conditions de travail effroyables de la nouvelle économie ubérisée, laquelle n’est rien d’autre qu’un mode de destruction du salariat, du droit social et de la dignité des travailleurs. Ce film nous assène une image crue, celle des petites mains de ce formidable totalitarisme qu’est l’économie digitale, autrement dit le tâcheronnage du XIXe siècle à la sauce 2.0. Et le film nous plonge dans un petit sentiment de malaise quand l’on songe que nous sommes tous complices de cette abomination sociale lorsque l’on recourt sans sourciller aux taxis Uber, à Deliveroo et aux achats sur Amazon, participant à cette schizophrénie économique mortifère du néo-libéralisme qui nous amène à séparer les intérêts du travailleur exploité de ceux du consommateur à qui l’on fait miroiter le bonheur d’une consommation de masse, low cost et déshumanisée.
La force de Sorry We Missed You réside dans le fait que Ken Loach n’oublie à aucun moment d’être un cinéaste de talent, dont la mise en scène sobre et efficace magnifie un scénario pour mieux rendre le message limpide et implacable. Le jeu des acteurs est prodigieux (singulièrement celui des enfants qui tentent vainement et maladroitement de se révolter), car il ne tombe pas dans le pathos ni dans l’exagération, et les protagonistes ne sont jamais de pauvres victimes dénuées de failles et de faiblesses, à commencer par Ricky, le père de famille ubérisé qui sacrifie littéralement sa famille sur l’autel d’un rêve illusoire d’accession à la propriété. De quoi nous faire profondément et salutairement réfléchir…
Ce nouvel opus de Ken Loach est un réquisitoire implacable contre la machine à détruire la dignité des travailleurs qu’est le capitaliste boosté aux amphétamines de l’économie numérique. Il doit nous amener à tourner le dos définitivement au mirage de l’économie digitale de type Uber et Amazon en boycottant ces modes de consommation. Mais surtout, il nous amène à comprendre mieux que n’importe quel ouvrage théorique ce que signifie le mythe de la fin du salariat : à savoir la destruction de l’ensemble des garanties sociales, juridiques et collectives qui participent de la dignité des travailleurs pour mieux leur substituer des contrats léonins, précaires et inhumains qui transforment les travailleurs en marchandises interchangeables attirés par le mirage du petit entrepreneuriat libéré (illusoirement) du joug salarial. Et nous voyons de manière limpide le visage cru du projet macroniste qui se profile : saborder le droit des salariés au profit d’une relation contractuelle de travail négociée de gré à gré avec un donneur d’ordre qui n’est rien d’autre qu’un employeur déguisé libéré de toute responsabilité sociale à l’égard de la classe des travailleurs. Dit autrement, mieux que l’exploitation du salarié par un patron employeur, le capitalisme néo-libéral nous vend dorénavant le modèle de l’auto-exploitation, de la sous-traitance entre travailleurs eux-mêmes et la fin de toute protection sociale.
Sorry We Missed You est un film qui nous bouscule de manière salutaire et doit être vu impérativement. C’est en outre un support d’éducation populaire de première importance que l’ensemble des militants attachés au projet de République sociale doivent utiliser pour mieux faire comprendre les dangers gravissimes de la destruction du Droit social des travailleurs.