Une lettre émanant de la préfecture du Rhône invite une présidente d’université à informer professeurs et étudiants de la tenue des « assises territoriales de l’Islam [sic] de France », et éventuellement à les solliciter pour y participer. Cela fait grand bruit, à juste titre. Aux critiques parfaitement fondées, exprimées notamment par le Comité laïcité République((Voir http://www.laicite-republique.org/m-le-prefet-du-rhone-la-republique-ne-reconnait-aucun-culte-clr-1er-dec-19.html . On peut citer aussi, et entre autres, l’alerte Twitter du Parti républicain solidariste @PRS par Laurence Taillade et un article de Stéphane Kovacs dans Le Figaro du 2 décembre, p. 17.)), je souhaite ajouter quelques remarques sur la matérialité de la lettre (consultable ci-dessous en pdf) dont la présentation typographique, la rédaction et la graphie sont révélatrices.
Oui, il s’agit bien d’un programme de type concordataire, mis en place bien avant la date récente de la lettre – laquelle fait référence à un fonctionnement dans l’ensemble des départements qui remonte à l’an dernier. Oui, c’est une entorse à la loi de 1905, présentée avec l’évidence d’un « ça va de soi » effarant.
Penchons-nous sur la lettre elle-même, signée par le sous-préfet, chef de cabinet : sa présentation typographique, sa rédaction, sa graphie sont révélatrices.
D’abord, émanant tout de même d’un représentant direct de l’État, cette lettre est un torchon, un concentré d’irrespect et de négligence. Je passe sur le jargon administratif, devenu habituel même quand il est à la limite de l’intelligibilité((Un exemple : « permettre une meilleure implication d’une structure de représentation départementale ancrée dans les valeurs de la République, dans des sujets tels que […] ». Et bien entendu on « travaille sur » au lieu de « travailler à ».)), m’en tenant à la pure forme.
- La présentation générale, observant une marge gauche insuffisante, commence bien trop haut sur la première page, laisse un blanc en bas de celle-ci et rejette en lignes orphelines au verso une information essentielle (l’adresse courriel à utiliser) et la formule finale. Le manuel de dactylographie le plus élémentaire vous dira que ça ne se fait pas((Si l’ensemble ne tient pas sur un recto, on s’arrange pour le répartir de manière à peu près équilibrée sur deux feuillets ou plus. Chose que ne peut pas faire la publication en ligne, soumise aux variations des largeurs d’écran. C’est une des raisons pour lesquelles on recourt, lorsque cela est nécessaire ou utile, au format rigide « pdf ».)) … à moins de signifier au destinataire qu’on lui porte peu d’estime.
- On note un embarras visible dans la présentation des énumérations en liste, pourtant fréquentes dans la correspondance administrative : hum, faut-il ponctuer à la fin de chaque item et si oui, comment ?
- Une frappe négligente (« à à ») montre que le texte n’a pas été relu attentivement avant signature.
- La règle typographique d’abréviation des nombres ordinaux est ignorée (on n’écrit pas XXIème, mais XXIe).
Mais ces bévues, dont l’accumulation dans un bref courrier officiel confine à l’incivilité, sont aujourd’hui monnaie courante. Il y a plus intéressant.Toutes les critiques que j’ai pu lire supposent généreusement, en se fondant probablement sur une unique occurrence au début de la lettre, qu’elle parle de l’islam en tant que culte, en tant que religion. Or l’obstination avec laquelle on y écrit « islam » en affublant le mot d’une majuscule initiale (« Islam ») montre que cette fois on n’est pas en présence d’une négligence. Un sous-préfet peut-il ignorer qu’aucune doctrine, aucune religion, ne prend la majuscule en français, et qu’on met une majuscule à « islam » pour désigner non pas un culte, mais l’ensemble des peuples et des pays où l’islam est religion dominante et fait référence juridique, autrement dit pour désigner l’aire d’influence d’une culture politico-religieuse ? Il est vrai, à la décharge du sous-préfet, qu’on trouve cette graphie dans des textes publiés par d’autres instances du ministère de l’Intérieur((Voir par exemple le communiqué faisant état en septembre 2018 des « assises territoriales de l’Islam de France » sur le site officiel de la préfecture et des services de l’État en région Île-de-France http://www.prefectures-regions.gouv.fr/ile-de-france/Actualites/Assises-territoriales-de-l-Islam-de-France-lancement-de-la-concertation . On y apprend que l’opération a été organisée à la demande de Gérard Collomb, alors ministre de l’Intérieur, et qu’elle succède à des « instances nationales de dialogue » remontant à juin 2015. Au fait, rappelez-moi : qui était ministre de l’Intérieur à l’époque ? Tout cela était passé inaperçu, ou plutôt était passé sous le seuil d’alerte de l’opinion en matière de respect des lois laïques : ce seuil s’est heureusement abaissé dernièrement.)) : cela ne la rend pas pour autant plus pertinente, surtout dans un emploi relevant du discours politique((On prendra connaissance d’une discussion intéressante à ce sujet dans cet article de Roland Laffitte, chercheur par ailleurs fort peu suspect d’hostilité envers l’islam https://orientxxi.info/mots-d-islam-22/islam-avec-ou-sans-majuscule,1162.)).
Que conclure de cette graphie dont la réitération montre qu’elle est délibérée ? Que le sous-préfet du Rhône considère, à travers le département auquel il est affecté, le territoire national comme une aire politico-religieuse dont il convient de « valoriser l’interaction avec la société civile » ? En lisant l’expression « avancer sur les multiples enjeux auxquels l’Islam est confronté », faut-il comprendre qu’il serait bon d’«avancer sur les enjeux » auxquels l’aire d’influence islamique est confrontée sur le territoire national ? En clair : de réduire les obstacles qu’y rencontre cette influence ? On serait alors bien au-delà d’une entorse à la loi de 1905.
N’allons pas jusque-là : ce serait attribuer à un médiocre((J’emploie ici médiocre au sens strict : moyen, intermédiaire. C’est ce qui me semble correspondre au grade de sous-préfet.)) représentant de l’État une visée politique subversive qui le dépasse et qu’il n’aperçoit peut-être même pas – on lui souhaite cet aveuglement salutaire, car sa mission serait plutôt « d’avancer sur les multiples enjeux » auxquels la République française est confrontée. Contentons-nous, du moins au petit niveau de cette lettre, de la conclusion la plus pitoyable ; elle m’est suggérée par une autre majuscule, attribuée une fois au nom commun « imam » à la fin de la lettre. Ces majuscules impertinentes sont emphatiques : elles signalent tout simplement et lamentablement une marque outrancière de respect, qu’il vaudrait mieux appeler ici « humilité vicieuse »((Descartes, Les Passions de l’âme, articles 159 et 160.)). Logée dans un écrin d’ignorance, de négligence et d’irrespect envers la destinataire de la lettre, la génuflexion n’en revêt que plus d’éclat.