La rédaction d’un dictionnaire est assurément un exercice d’un genre particulier. Sous la plume de Mario Bunge, cet exercice se transforme en un véritable plaidoyer pour la science et sa philosophie sous-jacente, le matérialisme.
Comme souligné dans l’avant-propos, et sans surprise, ce dictionnaire est « loin d’être neutre », et « reflète une attitude humaniste et scientifique ». Initialement paru en 2003 sous le titre Philosophical Dictionary, il reste un dictionnaire d’actualité si l’on souhaite une référence solide en philosophie des sciences. On prend un réel plaisir à parcourir les nombreuses entrées, en passant des plus classiques aux plus techniques.
Dictionnaire philosophique
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Perspective humaniste et scientifique
Mario Bunge
Éditions Matériologiques
Coll. Sciences & philosophie, 2020, 538 pages, 28 €
Ontologie, épistémologie, logique… Tout y passe ou presque. Même l’humour n’est pas en reste puisque certaines définitions sont tout simplement jubilatoires et méritent le coup d’œil, notamment « New Age », « Destinée », « Charlacanisme », un « genre littéraire introduit par le psychanalyste français Jacques Lacan, lequel admit que la psychanalyse n’était pas une science mais “l’art du bavardage” », « Souillon philosophique » qui est « quelqu’un doté d’un flair infaillible pour saisir et apprécier la pourriture pseudophilosophique », et bien d’autres encore.
Les néophytes pourront être en difficulté avec certaines entrées assez techniques. Qu’ils se rassurent, un temps d’adaptation est requis avant de se familiariser avec le style de Bunge. L’éditeur a eu la très bonne idée de proposer une liste des entrées en seize rubriques thématiques((Sémantique, Ontologie, Épistémologie, Méthodologie, Logique, Mathématiques, Éthique, Praxéologie, Axiologie, Philosophie sociale, Science, Technologie, Philosophie des sciences et des technologies, Doctrines, Esthétique, Humour.)) qui pourront éventuellement guider le lecteur méthodique.
Au fil de la lecture, on remarque que le dictionnaire est parfois marqué du sceau de la polémique, en témoigne la présence d’entrées assez peu diplomates à l’encontre des adversaires intellectuels de l’auteur. Elles trahissent son animosité envers certaines formes de philosophie d’une part, et dévoilent une conception très personnelle de la science d’autre part. En effet, avec un style incisif et plutôt déroutant dans le milieu académique, les courants philosophiques tels que le relativisme, le postmodernisme, l’existentialisme et la phénoménologie ne sont pas ménagés et sont qualifiés d’anti-scientifiques, de « gnoséophobes », d’ignorantes.
L’auteur use facilement de « l’homme de paille », artifice rhétorique consistant à exagérer la position de son adversaire afin de mieux pouvoir la contredire. Néanmoins, cela ne nuit nullement à la lecture et est constitutif du style de Bunge. Il le justifie lui-même : « Il faut dire que la concurrence est tout aussi biaisée dans ses analyses et dans le choix de ses termes et de ses auteurs, mais, dans la plupart des cas, le biais n’est pas mentionné explicitement. »
Les probabilités subjectives, ou l’interprétation des probabilités comme une mesure du degré de croyance, n’ont pas plus les faveurs du physicien-philosophe, ce qui l’amène à rejeter d’emblée le bayésianisme et les autres théories du choix rationnel, qu’il qualifie « d’industries universitaires ». La faute, selon lui, à un formalisme mathématique inadéquat et à l’impossibilité d’attribuer des probabilités aux propositions et ainsi de les interpréter comme des degrés de certitude. Cela peut sembler excessif, surtout à la lumière des réussites actuelles de l’approche bayésienne.
Malgré ces quelques prises de positions peu orthodoxes, la très grande érudition de l’auteur met de facto en second plan les dissensions pour laisser place à une leçon de philosophie des sciences.
Effectivement, ce dictionnaire est l’occasion pour lui de définir les concepts qui lui sont chers, en particulier ceux de système((Selon Bunge, un système est « un objet complexe dont chaque partie ou composante est reliée à au moins une autre composante ».)) et d’émergence((Selon l’entrée « Émergence » du dictionnaire :« Une propriété d’un système est émergente si elle n’est la propriété d’aucune composante de ce système. »)), qui composent sa métaphysique et son épistémologie. Ce systémisme lui permet de concevoir la réalité en différents niveaux d’organisation (physique, chimique, biologique, social et technique), en opposition à un matérialisme dit réductionniste, parfois nommé physicalisme. De la même façon, il affirme l’unité de la connaissance humaine une fois son caractère systémique reconnu.
Face à une telle profusion de connaissances et une telle maîtrise conceptuelle, il y a de quoi être impressionné. Selon certains universitaires((Voir notamment Jodoin L, « L’héritage intellectuel de Mario Bunge : entre science et philosophie », Philosophiques, 2010, 37:439-55, en ligne sur erudit.org ; Gingras Y et al., « Hommage au philosophe Mario Bunge », libre opinion, Le Devoir, 3 mars 2020, en ligne sur ledevoir.com ; Baillargeon N, « In memoriam : Mario Bunge », chronique, Le Devoir, 7 mars 2020, en ligne sur ledevoir.com ; et l’hommage à M. Bunge publié dans le présent numéro de SPS.)), Mario Bunge est l’un des principaux protagonistes entourant les débats actuels sur le matérialisme scientifique, capable de mobiliser un très large savoir provenant de toutes les sciences matures((Pour la distinction entre science mature et proto-science, voir le paragraphe 5 de « La philosophie derrière la pseudoscience », SPS n° 275, décembre 2006, et n° 276, mars 2007. Sur afis.org)), dans le but assumé de proposer un cadre philosophique cohérent et taillé sur mesure pour une vision unifiée des sciences. Unification nécessaire pour un aller-retour entre les savoirs scientifique et philosophique. Ce dictionnaire participe de ce projet.