I tréma est une émission littéraire de Laïcidade , la chaine de baladodiffusion (podcast) de l’UFAL, animée par Philippe Foussier de l’UFAL Paris qui présente des livres pour faire la République laïque et sociale. Emmanuelle Billier-Gauthier est la présentatrice et maitresse d’œuvre de l’émission.
Dans I tréma #25, c’est le livre de La Grande Révolution (1789-1793) de Pierre Kropotkine qui fait l’objet de la recension à écouter sur toutes les plateformes d’écoute.
Très populaire à son époque dans les milieux anarchistes européens, Pierre Kropotkine (Piotr Kropotkin, 1842-1921) fut le seul de ce courant à s’intéresser de manière aussi approfondie à la Révolution française. Le « prince » Kropotkine, issu de la noblesse russe, est un « transfuge de classe » parfait.
Ancien page du Tsar Alexandre II puis officier de l’armée russe, géographe reconnu, exilé pendant près de 40 ans, il parcourt l’Europe et exerce une grande influence sur les milieux anarchistes de la fin du XIXe siècle, devenant « publiciste payé à la pièce au service des damnés de la terre », nous précise Arno Lafaye-Moses. Pseudonyme d’un haut-fonctionnaire, c’est à ce dernier que nous devons cette réédition de l’œuvre publiée pour la première fois par Stock en 1909. Il propose un important appareil critique, un glossaire et des notices biographiques des principaux personnages évoqués dans le livre.
Publiée de manière quasi concomitante à Paris, Leipzig, Londres, New York et Rome, La Grande Révolution eut alors un fort impact et son auteur fréquenta, outre les libertaires de l’époque comme Elisée Reclus et Louise Michel notamment, de nombreuses figures des lettres et des Beaux-Arts. Arrêté en détenu en France à partir de 1883, c’est en partie à Victor Hugo qu’il doit son amnistie, et il côtoie Octave Mirbeau, Ernest Renan, Anatole France, Camille Pissarro et Paul Signac, mais aussi Pierre et Marie Curie.
Kropotkine commence à écrire sur la Révolution française à partir de 1886, publie en 1893 une première brochure d’ailleurs saluée par Alphonse Aulard, puis exploite soigneusement les sources trouvées en France mais aussi au British Museum durant ses années passées à Londres. Il adresse pour ses recherches ses remerciements à l’historien et grande figure de la Ière Internationale James Guillaume, qui est aussi l’auteur de deux volumes d’Etudes révolutionnaires publiées également chez Stock en 1908-1909.
Cette Grande Révolution mérite qu’on s’y attarde, outre le fait que son auteur a fait là œuvre d’historien, avec des choix quant à l’angle retenu qui ne sont après tout pas plus arbitraires que d’autres. Kropotkine affirme ains que « l’histoire parlementaire de la Révolution, ses guerres, sa politique et sa diplomatie ont été étudiées et racontées dans tous les détails. Mais l’histoire populaire de la Révolution reste encore à faire. Le rôle du peuple des campagnes et des villes dans ce mouvement n’a jamais été raconté ni étudié dans son entier. Des deux courants qui firent la Révolution, celui de la pensée est connu, mais l’autre courant, celui de l’action populaire, n’a même pas été ébauché ». Fort de cette assurance -discutable-, Kropotkine met néanmoins en exergue le peuple dans son œuvre, et en particulier les paysans.
Sans doute sa connaissance de la Russie prérévolutionnaire lui fournit-elle une utile expérience. De ces paysans, il évoque longuement le rôle, soulignant leur résistance à la féodalité au début des années 1780 et il leur attribue le déclenchement révolutionnaire de 1789 à travers la généralisation des émeutes paysannes.
L’idée des « deux grands courants » qui préparèrent et accomplirent la Révolution constitue le fil rouge de sa lecture de l’évènement révolutionnaire : « Lorsque les deux se rencontrèrent, dans un but d’abord commun, lorsqu’ils se prêtèrent pendant quelque temps un appui mutuel, alors ce fut la Révolution ».
Théoricien et activiste du mouvement anarchiste, Kropotkine pense, on l’aura compris, au contexte du moment lorsqu’il écrit : « Il faut que l’action révolutionnaire, venant du peuple, coïncide avec le mouvement de la pensée révolutionnaire, venant des classes instruites. Il faut l’union des deux ».
Dans sa conclusion, il établit à nouveau un parallèle avec la situation de l’époque : « Le communisme populaire des deux premières années de la République voyait plus clair et puisait son analyse plus profondément que le socialisme moderne ». Alors que beaucoup d’anarchistes du moment dédaignent la Révolution française au motif qu’elle aurait été une révolution « bourgeoise », Kropotkine se distingue de ces approches en assurant : « Ce qu’on apprend aujourd’hui en étudiant la Grande Révolution, c’est qu’elle fut la source de toutes les conceptions communistes, anarchistes et socialistes de notre époque. Nous connaissions mal notre mère à tous : mais nous la retrouvons aujourd’hui au milieu des sans culottes, et nous voyons ce que nous avons à apprendre chez elle ». Il précise encore : « Il y a filiation directe entre les Enragés de 1793 et le Babeuf de 1795 jusqu’à l’Internationale ».
Retourné en 1917 en Russie après un long exil, critique vis-à -vis de Lénine, Kropotkine meurt en 1921. L’annonce de son décès eut un fort impact en Europe comme aux Etats-Unis. Mort en février, il n’aura pas connu dès le mois suivant l’écrasement par l’Armée Rouge dirigée par Trotski du soviet de Kronstadt, l’un des épisodes les plus fameux de l’histoire de l’anarchisme.
La Grande Révolution de Kropotkine, ignorée par les historiens soviétiques, demeurera relativement et injustement oubliée de l’historiographie révolutionnaire. Arno Lafaye-Moses fait donc œuvre utile en proposant ainsi cette nouvelle édition.
Philippe Foussier
Pierre KROPOTKINE, La Grande Révolution (1789-1793), Edité par Arno Lafaye-Moses, préface de Gérard Filoche, Atlande, 2019, 736 p., ISBN 978-2-35030-573-8, 19€