de Pierre Baracca (L’Harmattan, 2023)
Dérapage incontrôlé ?
Sujet chaud, mais piste verglacée ! Le titre, par son ambiguïté même, interpelle le lecteur : l’immigration est-elle soluble dans la démocratie, ou menace-t-elle la démocratie ? Pierre Baracca se réclame du parler franc (parrèsia, comme il aime à le dire), ce qui rend inutiles les procès d’intention – même si la qualité revendiquée de « citoyen ordinaire » semble un brin équivoque. Au-delà du foisonnement et de la richesse de l’ouvrage, on se limitera ici à une lecture politique critique –mais indispensable au « débat démocratique » souhaité par l’auteur. L’ouvrage nous paraît significatif des dérapages qui guettent les démocrates quans ils se piègent eux-mêmes dans une conception identitaire du « peuple ».
Un « citoyen ordinaire » issu d’une immigration qui avait pu choisir l’assimilation
Pierre Baracca est tout sauf un citoyen ordinaire. Professeur de sciences économiques et sociales, puis sociologue universitaire, spécialisé dans l’esthétique, il fait montre d’une culture étendue et transmet une information riche et diverse. Militant depuis toujours de la laïcité, il a su revenir des dérives extrême-droitières de Riposte Laïque. Impliqué dans l’éducation populaire, il est l’organisateur d’initiatives de bonne tenue (tel le colloque « Femmes, États, religions », organisé à Lille en octobre 2023). L’association qu’il anime localement participe au Collectif laïque national.
On ne saurait dénier à Pierre Baracca l’étiquette de progressiste. Pour lui, la lutte des races ne doit pas se substituer à la lutte des classes. Rompu à la critique sociologique, il se livre à des déconstructions convaincantes, car appuyées sur des connaissances et non des slogans, des idéologies anti-universalistes : relativisme, racialisme, décolonialisme, intersectionnalisme, privilège blanc, méconnaissance volontaire de la réalité de l’esclavage…, bref, « wokisme » en tout genre. Le tout, en évitant les sanglots de droite et d’extrême-droite s’indignant de la « repentance » voire pleurant le « rôle positif de la colonisation ».
Avouera-t-on que la première partie de l’ouvrage, évoquant la généalogie du « citoyen ordinaire », suscite un écho de sympathie chez ceux qui, comme l’auteur du présent article (à plusieurs générations près), sont issus d’une immigration qui a fait le choix de l’assimilation pour s’intégrer ? Un choix aujourd’hui décrié, et surtout quasi irréalisable. Il impliquait en effet de chercher à « devenir plus Français » que les autochtones (qui, eux, n’ont rien à prouver), ce qui passait notamment par « l’ascenseur social » qu’étaient l’école et l’université : hélas, cet heureux temps n’est plus. Identifier « d’où parle » Pierre Baracca donne sans doute la clé de son attachement décalé à l’assimilation.
Cet ardent impératif de « sublimer son origine » entraîne chez lui une préférence marquée pour ce que Bourdieu (qu’il connaît bien) nommait la « culture légitime ». La « bonne volonté culturelle » bourdieusienne est sensible dans l’ouvrage, et conduit à un foisonnement de citations, notes de bas de pages, références – que les « héritiers » dénigreront sans doute, à tort, comme « cuistres ». L’habitus pédagogique qui en découle nous vaut en tout cas beaucoup de définitions utiles. Littérairement parlant, on notera le goût visible de l’auteur pour les longues énumérations (à la Rabelais, ou à la Georges Pérec) –telles celles des 15 sortes de « terres rares » (p. 240), ou de 17 sortes de pains (p. 223) de par le monde.
Mais justement, « le pain » ressortit-il au « droit du démos (le peuple citoyen) à jouir de son histoire (…) (droit démocratique à la continuité), d’en faire ce qu’il souhaite en faire » (p. 243) ? C’est là qu’on ne peut suivre Pierre Baracca.
Non, la citoyenneté ne suppose pas l’adhésion à un « le mode de vie français » (French way of life ?) !
La xénophobie s’est nourrie (si l’on ose dire) du « pain des Français que viennent manger les étrangers » (vieux sketch de Fernand Raynaud). Autant est légitime le refus de Pierre Baracca de la sacralisation de « l’Autre » (social, ethnique, culturel, national, phénotypique…), autant est contraire aux principes mêmes de notre République laïque sa dénonciation de toute altérité comme obstacle à l’exercice de la démocratie.
Cette démocratie, il l’identifie à tort au « droit d’être soi-même », alors qu’elle ne découle que de la souveraineté du peuple, lequel n’est rien d’autre que l’ensemble des citoyens présents et à venir. Or qu’est-ce qu’un citoyen, sinon un sujet et créateur de droit, défini dans un cadre constitutionnel et législatif (qu’il a le pouvoir de changer démocratiquement) ? Comme le souligne Catherine Kintzler, la laïcité ne suppose entre les citoyens aucun lien préalable (communautaire, culturel, religieux, familial…). Peu importe à la République qu’ils soient franchouillards ou révoltés, blancs ou noirs, végans ou mangeurs de viande rouge, lecteurs de Proust ou de mangas, croyants ou mécréants.
Au contraire, Pierre Baracca se fonde sur une conception substantialiste, ou essentialiste du citoyen, défini par son adhésion préalable à un « mode de vie », jamais explicité autrement que par allusions. Mais l’avalanche de références culturelles ne suffit pas à effacer le souvenir des dérives du type « apéros saucisson-pinard » auxquelles cet identitarisme a pu donner lieu. La confusion entre la description sociologique sommaire et l’analyse politique est exactement la même que chez ceux qu’il pourfend – à juste titre- : les décolonialistes ou les « woke », qui dénoncent une République de mâles blancs hétérosexuels et racistes, ou les défenseurs du « respect des identités » contre la laïcité scolaire. Plagiant malgré lui ces derniers, le « citoyen ordinaire » s’en vient à critiquer le « caractère abstrait » des principes de la République.
Le seul modèle d’intégration qu’envisage Pierre Baracca est celui de « l’assimilation» au supposé « mode de vie français ». Le résultat est que sa critique pertinente des ennemis de la démocratie se trouve affaiblie, voire politiquement invalidée.
Des conclusions fausses effacent (cancel) les critiques justes
Pierre Baracca se dit favorable (p. 156) à l’interdiction du voile partout en France (donc dans l’espace public). C’est son droit, mais quid de la démocratie ? Ce serait répondre à une discrimination sexuelle incontestable par une disposition elle-même discriminatoire au regard de la liberté de religion1. Paradoxe bien connu de la démocratie, où une liberté en arrête une autre : un républicain se doit de l’assumer, quand bien même le voile l’insupporte (réaction féministe par ailleurs légitime). A cet égard, Pierre Baracca paraît plus « démocrate » que « républicain », au sens où l’entendait Régis Debray2.
Il est contre la régularisation des « sans-papiers » (p. 161), au motif que l’immigration sert les objectifs du capitalisme ultra-libéral dérégulateur, qui abolit les frontières pour exacerber la concurrence entre les producteurs et faire baisser leurs salaires. Le constat est vrai, mais la conclusion fausse. Car la main d’œuvre immigrée n’intéresse le capital qu’autant qu’elle est précaire : au contraire, la régularisation lui donnerait accès aux droits sociaux, et aux protections du code du travail.
On ne peut pas non plus confondre les différentes sortes d’immigration. Ainsi, la régularisation ne concerne que les étrangers non communautaires qui travaillent. Il en va autrement des personnes demandant à bénéficier du droit d’asile, protégé par la Constitution et plusieurs conventions. Quant aux « migrants », de plus en plus nombreux, qui fuient au péril de leur vie les guerres, la misère, ou les effets du changement climatique (désertification, submersion), c’est au minimum le principe de « fraternité » qui leur est applicable3. Ajoutons enfin que les remises en cause de « la France » ou de la République viennent souvent, non des « immigrés », mais de leurs enfants et petits-enfants, nés en France. Les données sur lesquelles s’appuie Pierre Baracca ne sont pas à jour.
Certes, ce que M. Macron a nommé « séparatisme » existe bel et bien. Nombre d’habitants de notre pays, la plupart citoyens, le rejettent, ou n’en reconnaissent pas les lois. Le conflit d’identités est réel (P. Baracca fait justement remarquer que l’immigré ne voit pas que sa culture d’origine a changé depuis son départ). Nationalisme, difficultés tenant aux discriminations rencontrées, pratiques culturelles ou religieuses sont, c’est vrai, autant de leviers pour les « ennemis » de la démocratie.
Qui sont ces ennemis, selon P. Baracca ? En tête, le « capitalisme mondialiste », destructeur des « Etats-nations et Etats-pays » – la remarque est juste ; et, avec lui (page 225) : « les partisans du multiculturalisme, les mouvements islamistes, le protestantisme évangélique et l’humanisme catholique mondialiste, l’écologisme adorateur de la déesse Nature, Gaïa, la mythique Terre-Mère nourricière, les mouvances décoloniales et racialistes, le wokisme ». Inventaire idéologique à la Prévert (où « l’écologisme » a droit au plus grand nombre de signes –tiens, tiens !). Que visent donc ces courants pêle-mêle désignées (dont il est vrai chacune justifie au moins la critique, la plupart le combat) ? Réponse : « déposséder les peuples du mode de vie qu’ils se sont construits historiquement et construisent encore, et ce, pour leur en imposer un autre ».
Disons-le tout net : l’idée que notre pays se ferait « imposer » par l’immigration un autre « mode de vie » -un « grand remplacement culturel » ? – se distingue difficilement des thèmes populistes comme « l’islamisation de la France ».
Evidemment l’auteur dénie une telle parenté dès la page 116 : « esquiver ces interrogations [qui sont souvent des affirmations, NDLA]en les taxant de « populisme » ne peut qu’engendrer une montée en puissance de réactions qui conduisent à grossir les rangs de l’extrême-droite ». Autrement dit : pour ne pas faire monter le RN, recyclons nous‑mêmes ses concepts ? C’est la logique même de la loi « immigration », tentative des droites au pouvoir et dans l’opposition de couper l’herbe sous le pied à l’extrême-droite. Malheureusement, comme l’a dit finement (ça lui arrive) Jean-Marie Le Pen : « Les Français préfèreront toujours l’original à la copie ».
Arguant du fait que, selon une enquête de 2017 du CEVIPOF (p. 116), « 63% des Français déclarent avoir un jugement négatif sur l’immigration », Pierre Baracca n’hésite pas à trancher : « La question de l’immigration a donc bien maille à partir avec celle de la démocratie ». CQFD ?
Qu’il soit délicat de défendre la République laïque ou de dénoncer sans détours ceux qui la menacent, sans tomber pour autant du côté obscur de la droite identitariste ou raciste, nul n’en disconvient. Le terrain est depuis trop longtemps déserté par les partis jadis progressistes, et occupé par des forces au mieux « illibérales », au pire extrémistes. Or, à se fonder sur une conception identitaire du peuple, Pierre Baracca ne réussit pas, malgré qu’il en ait, à se démarquer de ces faux-amis de la République. Son ouvrage a au moins le mérite de témoigner sans fausse pudeur des dérives qui menacent les démocrates laïques, s’ils viennent à oublier les fondements politiques de notre République, qui n’est ni ethnique, ni multiculturelle, ni « créolisée » -mais indifférente aux origines. L’universalisme n’est pas la somme des « cultures », encore moins leur « vivre ensemble mais séparément ».
- L’art. 9-1 de la Convention européenne des droits de l’Homme protège « …la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. » C’est nous qui soulignons. [↩]
- « Etes-vous démocrate ou républicain ? », texte de Régis Debray paru dans « Le Nouvel Observateur » du 30 novembre 1989, à la suite de l’affaire des collégiennes voilées de Creil. [↩]
- Conseil constitutionnel, décision 2018-717/718 QPC du 6 juillet 2018. [↩]