Le samedi 29 janvier, à l’appel d’associations de femmes, une grande marche pour la citoyenneté et l’égalité a été organisée à Tunis et à laquelle ont participé des milliers de citoyens pour exiger que la laïcité et l’égalité entre les femmes et les hommes soient explicitement énoncées dans la nouvelle constitution du pays. Les Tunisiennes sont conscientes du fait que lorsque l’histoire a balbutié, dans le monde arabe et musulman, les islamistes se sont hissés à la périphérie ou au cœur du pouvoir pour tordre le cou à la démocratie et faire reculer les droits des femmes. Tels des vautours, à chaque fois qu’il est question de transition, ils cherchent le bon moment pour sauter dans l’arène politique. En ce sens, le mouvement Nahdha, dirigé par Rached Ghannouchi, proche de la Confrérie des frères musulmans, constitue une véritable menace pour l’avenir. Ainsi, les Tunisiens doivent faire preuve d’une grande vigilance. Aussi réputés soient-ils pour leur tolérance et leur esprit d’ouverture, ils ne sont pas à l’abri d’un égarement. Car, la Tunisie porte aussi en elle les ambivalences du monde arabe et musulman. L’islam est religion d’État. L’islam institutionnalisé a été promu par le dictateur Ben Ali de mille et une façons depuis les élections législatives de 1989.
Bien que les femmes aient été discrètes lors des soulèvements populaires des dernières semaines, la révolution tunisienne a bel et bien un visage de femme, une femme libre et émancipée dont le statut a toujours fait l’envie de toutes les femmes du monde arabe et musulman, un monde où l’on ne se gêne guère pour infliger aux femmes un traitement digne d’une autre époque. N’oublions pas qu’en Tunisie l’argument qui consiste à dire qu’Allah a voulu le voile, la polygamie, la répudiation et la lapidation n’a pas marché. Dès le début du XXe siècle, des hommes et femmes ont rêvé de construire une autre alternative où la dignité des femmes ne se bradait pas. Le Tunisien Tahar Haddad (1899-1935), théologien de l’université de la Zeitouna, tout autant que l’Égyptien Qasim Amin (1863-1908), écrivain et poète, prônèrent l’émancipation des femmes et l’abandon du voile. Haddad a activement milité contre la polygamie ; il a comparé « le voile à la muselière qu’on met au chien pour les empêcher de mordre ». Avec Bourguiba, fondateur du parti nationaliste le Néo-Destour en 1934, la Tunisie a connu une époque de revendications et de succès féministes. Dans un article de presse, paru le vendredi 11 janvier 1929 dans le journal L’Étendard tunisien, en parlant du voile, Bourguiba lance : « Décidément il tient bon »! Et il met l’accent sur la nécessité du changement au sein de la société. « L’évolution doit se faire sinon c’est la mort », écrit-il. Dès la première année de l’indépendance, il met en marche un train de réformes législatives dont le fleuron demeure le Code du statut personnel (CSP). Promulgué le 13 août 1956, il accorde aux femmes des droits sans équivalent ailleurs dans le monde arabe. Il abolit notamment la polygamie et la répudiation et exige, pour le mariage, le consentement mutuel des futurs époux. Il octroie aux femmes le droit de vote en 1957 et autorise l’avortement en 1973.
L’alibi des États musulmans qui ont institutionnalisé la discrimination et les violences à l’égard des femmes afin de les subordonner aux hommes est toujours le même, à savoir l’islam et l’application de la charia. Faire une brèche dans ce système, c’est faire une brèche dans toute la société. Le statut des femmes soulève un tabou majeur, celui de la place de la religion dans la société. C’est un problème qui reste aujourd’hui encore le principal défi auquel sont confrontés les musulmans. Nous touchons là à un élément central. La question de savoir si un système politique fondé sur la religion est compatible avec un projet démocratique se heurte à un principe éthique. En démocratie, les libertés d’opinion, de parole et de conscience sont des droits intrinsèques qui impliquent le droit à la dissidence. Dans ce système, la possibilité de demander à ce qu’une loi soit modifiée ou abrogée existe. Or, une telle liberté est impossible lorsque la loi est fondée sur un texte sacré. Ainsi, faire entrer la religion dans le domaine du politique et imposer la charia en prétextant la volonté d’Allah, c’est remettre en cause l’autonomie de l’individu par rapport à sa communauté. C’est aussi refuser une conception de la religion qui devrait être le résultat d’une démarche personnelle et libre d’adhésion à une croyance. Les pratiques sociales se sont largement sécularisées dans la grande majorité des sociétés musulmanes et, dans la plupart des États, les lois islamiques touchent essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, le domaine familial et par voie de conséquence la place accordée aux femmes dans ce domaine. C’est dire l’enjeu que constitue le statut des femmes.
Tahar Haddad et Bourguiba ont frayé un chemin dans les esprits. Aujourd’hui, une autre génération prend la relève pour consolider les acquis et participer pleinement à la formidable ouverture démocratique. La « révolution de jasmin » ouvre la voie du changement et, au-delà, appelle le monde arabe à un choix décisif : démocratie ou islamisme ?