L’utilisation de cette citation de Jean Jaurès dans « Etudes socialistes » se justifie par l’importance de la contre-révolution néolibérale opérée par la gouvernance mondiale (patronat des firmes multinationales, dirigeants des firmes multilatérales et régionales, G7 et administration étasunienne) depuis le Consensus de Washington en 1979, dans toutes les activités humaines mais principalement dans le domaine de la protection sociale.
L’ampleur du processus de démantèlement de la protection sociale solidaire réalisé en France par les différentes réformes régressives depuis 43 ans en général et depuis 23 ans sur le dossier des retraites nous impose deux constats :
- que toute petite amélioration concrète, même si elle est toujours « bonne à prendre » ne résoudra en rien l’étendue du désastre créé,
- qu’à la contre-révolution néolibérale orchestrée par le turbocapitalisme, il faut préparer une révolution républicaine visant à instituer les neuf principes républicains bafoués par le turbocapitalisme. Et en ce qui concerne la protection sociale, instituer le principe de la solidarité : « à chacun selon ses besoins, chacun y contribuant selon ses moyens » en remplacement du principe néolibéral « à chacun selon ses moyens ».
Donc il faut répondre avec comme pratique centrale les mobilisations à front large, mais tout en ayant en tête l’espoir que seule peut porter une nouvelle radicalité.
Une des faiblesses de l’actuel front large contre la réforme régressive des retraites provient du fait qu’une partie des opposants utilisent le même paradigme de pensée que les « réformateurs » du gouvernement. Il convient de dire que pour certains, c’est en toute bonne foi, et que cela touche bien sûr les sociaux-libéraux mais aussi une partie de la gauche antilibérale et altermondialiste.
Et que pour les sociaux-libéraux, il ne faut pas seulement avoir en tête les partis politiques mais aussi le monde associatif et surtout mutualiste.
Il ne suffit pas de défendre le système de répartition contre la capitalisation
Deux marqueurs de cette confusion peuvent être rappelés :
- la croyance que le recul progressif de la Sécurité sociale au profit des régimes complémentaires (des firmes multinationales assurantielles et bancassurantielles, des instituts de prévoyance des amis de Guillaume Sarkozy et des mutuelles) n’a pas d’influence sur le niveau de solidarité de la protection sociale,
- la croyance qu’il faut simplement défendre le système de répartition contre la capitalisation.
Et cela pour deux raisons :
- l’ensemble des complémentaires santé ont partie liée depuis la construction de l’Union nationale des organisations complémentaires de la Sécurité sociale (UNOCAM) lors de la contre-réforme régressive de Douste-Blazy en 2004. La Fédération nationale de la mutualité française jouant le rôle d’apprenti-sorcier et de cheval de Troie de ses compagnons dans l’UNOCAM ;
- la politique néolibérale ne porte pas au remplacement de la répartition par la capitalisation mais à l’accroissement de la partie en capitalisation, avec le maintien d’une majorité de la retraite en répartition, mais selon le mode du revenu différé avec neutralité actuarielle1. Donc le slogan « défendons la répartition contre la capitalisation » est un slogan erroné et démobilisateur.
Pire encore, la retraite par répartition selon le mode du revenu différé avec neutralité actuarielle augmente les inégalités sociales de retraites par rapport aux inégalités sociales existantes lorsque les salariés sont sous la coupe d’un employeur.
Cela est vrai pour la très grande majorité des chômeurs, des précaires mais aussi des femmes. En fait cela fait beaucoup de monde, plus de la majorité des salariés. Par exemple, les inégalités de revenus entre hommes et femmes sont de 22 % pour les salaires et de 38 % à la retraite ! Et cela malgré les mesures de charité institutionnalisée comme la majoration de la durée d’assurance (MDA) permettant à toute femme ayant eu des enfants d’avoir deux années de cotisation « gratuites » par enfant élevé.
Le fond de l’affaire est qu’un système de profonde inégalité, même mâtiné d’un peu de charité plus ou moins institutionnalisée, ne résout pas les injustices générées par le système lui-même. Arrêtons donc de demander toujours plus de charité, ce que font la droite néolibérale, la gauche social-libérale et une partie de la gauche antilibérale !
Et comme Galilée qui après sa rétractation pour sauver sa tête aurait dit : « Et pourtant elle tourne » en parlant de la rotation de la Terre autour du Soleil, nous pouvons dire dans l’affaire des retraites : « et pourtant, la base du système solidaire existe déjà » !
Le salaire et la retraite comme salaire socialisé lié à la qualification
Dans la retraite par répartition avec le mode du revenu différé avec neutralité actuarielle (le montant total des retraites doit être égal aux cotisations versées), le droit est lié au montant des cotisations effectuées : « j’ai cotisé donc j’ai des droits afférents à mes cotisations ».
Dans la retraite par répartition avec le mode du salaire socialisé lié à la qualification, le droit est lié à la qualification : « j’ai une qualification donc j’ai un droit » ! Dans ce cas, la retraite socialisée de chaque salarié n’est pas liée au montant des cotisations qu’il a versées.
Prenons quelques exemples :
- A la création de l’Agirc (retraites complémentaires des cadres du privé), si les cadres avaient opté pour le revenu différé avec neutralité actuarielle, ils auraient dû attendre longtemps avec des années de retraites insignifiantes. Mais ils ont opté pour la retraite lié à la qualification et dès la première année, ceux qui n’avaient pas cotisé ont touché leurs retraites plein pot financées par les actifs ! Cela n’a pas entraîné de catastrophe et c’est pourtant la fin du monde que nous annoncent la droite néo-néolibérale, les médias et les bonnes âmes de « gôche » toujours prêtes à faire croire qu’elles ont compris l’enjeu !
- Le statut des fonctionnaires règle la retraite par une moyenne sur les 6 derniers mois de traitement et donc pas sur le montant des cotisations mais sur la qualification acquise. Voilà d’ailleurs pourquoi il faut défendre la retraite des fonctionnaires et demander que ce système soit étendu par une harmonisation par le haut et non par le bas, comme suggéré par les différents populismes abrutissants !
Bien évidemment, dans ce mode du salaire socialisé lié à la qualification, la hiérarchie des salaires et retraites (qui devient donc, comme le dit Bernard Friot – en particulier dans L’enjeu des retraites -, un salaire continué) doit être délibérée. Par exemple de 1 à 3, de 1 à 4 ou de 1à 5. Dans l’esprit du Conseil national de la Résistance, la délibération devait être celle de représentants élus des assurés sociaux. Rappelons que la dernière élection à la Sécu a eu lieu en 1983 sous le gouvernement Mauroy, que le gouvernement Rocard a décidé de ne pas les reconduire et que le gouvernement Juppé a supprimé de la loi cette mesure du Conseil national de la Résistance…
De plus on cesserait de réclamer plus de charité pour les femmes qui subissent une injustice qui n’a jamais été résolue par les mesures de charité, fussent-elle institutionnalisées. Nous aurions alors la base d’un féminisme républicain qui tournerait le dos au féminisme essentialiste demandant systématiquement des compensations charitables qui ne résolvent jamais l’injustice !
Idem pour les chômeurs et les précaires. Leurs retraites ne seraient pas liées aux trimestres de cotisations mais à leur qualification.
La base du projet de révolution républicaine qui porterait le dépassement du capitalisme existe déjà ! Ceci est d’importance car beaucoup de militants et d’organisations souhaitent souvent réinventer l’eau chaude ! Dans cette perspective, la base du mode de formation du salaire et donc de la retraite, mais aussi de la libération du salarié de la valeur travail et de la subordination à un employeur existe déjà! Et c’est heureux! Car comme le disait Antonio Gramsci, le neuf ne peut surgir que s’il préexiste déjà ici et là! On n’a jamais connu de transformation sociale créée ex nihilo n’en déplaise aux « gauchistes », ces malades infantiles du communisme si on m’autorise la reprise modifiée d’un titre d’un livre de Wladimir Ilitch Oulianov alias Lénine !
Eh oui, suppression de la valeur travail qui institue la soumission et organise le salaire comme la somme nécessaire à la production et à la reproduction de la force de travail. Eh oui, suppression de la soumission du citoyen à l’employeur par le contrat de travail. Eh oui, suppression du syndicalisme d’adaptation qui « cherche un repreneur » lorsque l’entreprise est en difficulté, comme si la servitude volontaire était l’apanage du syndicalisme ! Eh oui, suppression des employeurs remplacés par des entrepreneurs qui dirigeraient l’entreprise dans ses objectifs et sa stratégie mais qui n’auraient plus la possibilité de soumettre le salarié à l’employabilité et au salaire lié à l’emploi !
Bien évidemment, le lecteur verra bien là qu’il est nécessaire d’aller plus loin pour construire un projet émancipateur et que ce sera l’objet d’autres articles. Mais la piste est tracée et l’espoir peut renaître autour de ce projet crédible qui s’appuie sur le neuf déjà existant !
Mais attention, même certaines organisations antilibérales et altermondialistes pensent qu’ils peuvent construire l’avenir uniquement en promouvant le système à prestations définies versus le système à cotisations définies. Le premier est meilleur que le second mais n’est pas à la hauteur des enjeux comme l’est le salaire (et donc la pension) socialisé lié à la qualification. Il y a donc loin de la coupe aux lèvres même dans certains secteurs de la gauche antilibérale et altermondialiste.
C’est pourquoi, à l’instar de Jean Jaurès, nous devons avoir le courage « de chercher la vérité et de la dire… » Et « de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe et de ne pas faire écho aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques ».
Bernard Teper
- Le revenu différé avec neutralité actuarielle correspond au processus visant à ce que, pour chacun, la somme des retraites obtenues soit égale à la somme des cotisations payées. [↩]