Voici dix ans déjà, les correcteurs de base tentaient d’alerter les responsables syndicaux sur les dysfonctionnements du baccalauréat.
Alors que les revues syndicales écrivent : « Le baccalauréat s’est déroulé dans des conditions satisfaisantes. Les bavures de la session précédente ne se sont pas reproduites « , très peu de collègues ont été convoqués, dangereusement peu.
La quantité très insuffisante de collègues convoqués au bac laisse soupçonner que certaines copies ne sont pas corrigées. Des candidats disent leur étonnement que tous les élèves d’un même jury ont dans une matière la même note, ce qui n’est pas impossible, mais hautement improbable.
Voici ce qu’on apprend dans un service académique des examens.
Ce service ne dispose pas de toutes les informations utiles sur les professeurs convocables ou pas : par exemple le service ne connaît pas les congés de maternité, pourtant annoncés longtemps à l’avance!
Il semble que les proviseurs ne répondent pas tous aux demandes d’information.
Les listes de professeurs convocables sont fournies au service par les inspecteurs et les proviseurs : y a-t-il filtrage à ce niveau-là ? Si c’est le cas, pourquoi ? Vu l’ampleur du phénomène de non-convocation, est-il dû seulement à la recherche d’économies ?
Nos interlocuteurs ont évoqué l’inquiétude chez les petits personnels de bureau, causée par l’informatisation, qui à plus ou moins long terme va supprimer des emplois: ils ne se contentent pas de freiner tout le travail de transmission de l’information, ils sabotent; ce qui peut expliquer une grande part du désordre du bac; ils jouent avec le feu.
Quand les convocations arrivent à leur destinataire, les collègues ne s’y rendent pas toujours, et il est maintenant assez fréquent qu’ils ne téléphonent même pas pour donner une explication, envoyer un certificat de maladie, bref, se mettre en règle; par exemple, dans le jury auquel je participais, il aurait dû y avoir un autre professeur de mathématiques, qui n’a jamais donné signe de vie. Questionnés sur les sanctions réglementaires que ces collègues encourent, mes interlocuteurs ont répondu qu’ils ont l’ordre de ne plus rien faire, « pour ne pas faire de vagues ». C’est ainsi que les paquets de copies, initialement prévus d’environ 40, selon ces administrateurs, se gonflent jusqu’à 140 (en philosophie, plus de 200): la conjonction des dysfonctionnements décrits touche donc désormais plus des 2/3 des correcteurs possibles: c’est grave.
Les correcteurs ramènent les copies la veille de la délibération du jury, les notes sont entrées dans l’ordinateur, qui fait les additions. Cela permet de masquer l’absence de notes si les copies n’ont pas été corrigées, l’ordinateur peut attribuer par exemple 10 à tout le monde, comme pour les jeunes évoqués plus haut.
Lors de la délibération, il manquait un collègue, les autres ne semblaient pas gênés de délibérer en son absence : c’est que le cas ne doit pas être rare ; la façon dont on discute des candidats à rattraper ne permet pas de s’apercevoir s’il y a une étrange constance dans les notes de la matière du professeur absent : personne ne sursaute à l’énoncé de notes moyennes.
En résumé, l’organisation technique et les pratiques du bac permettent parfaitement que le bac soit décerné sans avoir été corrigé, ou en partie seulement. Quelle valeur a-t-il alors?
Supposons qu’un candidat demande à voir sa copie : comme le correcteur n’est pas tenu de mettre des annotations détaillées, que seule la note globale est obligatoire, comme le jury est souverain, rien ne peut être dévoilé de ce côté. Et il est évident qu’un candidat médiocre, qui a d’habitude 5 dans une matière, ne va pas protester s’il a 10 au bac!
Une part de cette situation dangereuse est de la responsabilité de nos collègues: ceux qui, convoqués au bac, n’y vont pas, sans raison avouable; nous en connaissons tous, et d’après les déclarations des interlocuteurs administratifs rencontrés, ils sont assez nombreux. Il est hors de question de défendre des collègues qui se mettent dans une situation indéfendable, ils jouent eux aussi avec le feu en participant à la destruction du bac. Mais il importe de réfléchir aux motifs de leur conduite, si nous voulons sauver le bac. Voici quelques idées entendues par-ci par-là :
- l’accablement devant la lourdeur du paquet de copies : voir plus haut pour l’enchaînement des causes et conséquences ;
- le mécontentement du délai extrêmement court entre la convocation et le moment de retrait des copies, ou leur remise, voire depuis deux à trois ans les convocations non réglementaires par téléphone;
- l’écoeurement devant les sujets proposés, qui ne ressemblent plus à rien qui ait un niveau bac ;
- l’écoeurement devant les barèmes et les consignes de correction, les pressions pour améliorer leurs notes pour gonfler artificiellement les taux de réussite, donc qui ôtent toute crédibilité au bac.
On peut réprouver les collègues qui jouent le jeu dangereux du sabotage du bac en ne se rendant pas à la convocation, mais le sabotage le plus grave n’est pas le leur, ni celui des secrétaires qui bloquent l’envoi des convocations : c’est la destruction délibérée des exigences.
On peut encore y ajouter:
- la constatation en direct dans certains jurys de l’augmentation des notes par le logiciel Delibao qui gère les notes des candidats;
- la communication entre candidats, ou carrément l’aide apportée par le surveillant de salle pour répondre aux questions, ceci couvert par le proviseur de l’établissement, alors que *les professeurs qui tentent d’y mettre fin sont inquiétés, car « il ne faut pas nuire à la réputation du lycée, et faire « ce qu’il fallait » pour avoir le bon taux de réussite ».
Que dire de ceux qui mettent entre 9 et 11 à tout le monde pour ne pas faire de vagues ?
Des professeurs fulminaient contre l’ineptie du barème qu’on leur imposait, destiné à augmenter les notes en dépit du bon sens et accorder le bac à des candidats nuls; si on leur propose de se mettre d’accord entre eux sur un barème juste, ils craignent les foudres de l’Inspection et le risque de recours devant le Tribunal administratif. D’autres, trouvant le barème stupide et scandaleux, en changent résolument.
Voilà l’ambiance véritable et la réalité du bac. On est loin des discours roses et bleus des éditoriaux des journaux syndicaux. Le mécontentement des collègues n’a pas, ou très peu, de causes matérielles. Le malaise est pédagogique : ce sont les sujets et les consignes de correction qui sont aberrants, qui la plupart ne ressemblent plus à rien, c’est la raison principale de la démission des collègues qui se défilent pour ne pas corriger.
Il vaudrait mieux aborder ce problème franchement, au lieu des articles surréalistes où l’on se réjouit des pourcentages de réussite.
Supposons que le ministère supprime le bac; le consensus social le fera renaître aussitôt de ses cendres, par arrangements locaux entre lycées voisins par exemple: en effet, sauf exception, les élèves et leurs parents se plaignent toujours de l’excessive sévérité de leurs profs, et demandent des devoirs corrigés par d’autres. Un tel bac local est très facile à faire, et ne demande pas plus de travail que les bacs blancs qui se font un peu partout à l’intérieur de chaque lycée 2. Les résultats en seraient peut-être fort différents des taux actuels, en tout cas au début. Mais il y a de gros risques, tenant entre autres à la différence de formation des collègues.
On a sujet d’être pessimiste pour l’avenir du bac si on n’arrive pas à surmonter la démagogie, qui le met à mort par le ridicule beaucoup plus sûrement que n’importe quelle mesure administrative.
Et, quelques années après, l’état de l’école s’est aggravé. La preuve, des sujets et des copies plus récents.