Faut-il militer pour que la loi du 15 mars 2004 interdisant le port des signes religieux à l’intérieur des établissements d’enseignement public primaire et secondaire soit étendue aux universités ?
Le seul argument en faveur de cette extension est que les universités sont des établissements d’enseignement public relevant de l’autorité de l’État. Or l’État est laïque, donc…
Cet argument ne fonctionne pas, parce qu’il prouve trop. En effet, s’il était valide, il faudrait étendre la loi de 2004 à tous les services publics y compris du côté des usagers : il ne faudrait pas se contenter d’interdire le port des signes religieux au personnel, il faudrait aussi l’interdire aux personnes se rendant sur les lieux du service — dans les mairies, dans les services publics, au guichet des trésoreries, dans les bureaux de vote, etc. Or le principe de laïcité s’impose à l’autorité publique elle-même et à ce qui relève de cette autorité, alors que dans l’espace civil, c’est le principe de tolérance qui s’applique : on ne peut pas demander à une religieuse de quitter son habit lorsqu’elle vient faire une déclaration de vol au commissariat de police. L’espace civil n’est pas tenu par l’abstention en matière d’affichage d’opinion : c’est même à cette fin que la laïcité s’applique strictement dans l’espace de l’autorité publique, afin que, dans la vie quotidienne civile, les gens aient la liberté d’opinion…
Rappelons pourquoi la laïcité s’applique cependant à l’intégralité de l’espace scolaire primaire et secondaire, y compris les élèves1. L’école n’est pas un « service » au même sens qu’une administration : les élèves n’y « consomment » pas du droit, mais s’y constituent comme sujets, on ne va pas à l’école comme on vient remplir un formulaire ou obtenir un document officiel. En ce sens l’école est incluse dans l’espace constitutif du droit. Plus concrètement, les élèves y sont pour la plupart mineurs, soumis à l’obligation scolaire. Si des parents jugent l’affichage religieux indispensable à l’éducation de leurs enfants, ils ont la liberté de les inscrire dans des établissements privés. Enfin une très forte tradition française, appuyée sur les lois laïques centenaires, répugne à voir l’espace scolaire envahi par l’affichage religieux : c’est pourquoi la loi de 2004 a bénéficié d’un large appui dans l’opinion publique.
Or sur aucun de ces points l’université n’est comparable à l’école primaire et secondaire.
1° Par sa nature :
L’enseignement universitaire ne relève pas de la stricte « instruction publique », mais plus largement de la « formation ». On n’y vient pas pour se constituer comme sujet, pour y construire une autorité qu’on a déjà, mais pour compléter et parfaire son instruction, bien souvent pour lui donner une inflexion spécialisée de laquelle la professionnalisation n’est pas exclue. Même les disciplines totalement libérales sont prises dans ce moment intermédiaire où la société civile et l’État s’interpénètrent : ce qui soutient numériquement les disciplines dites « non rentables » comme les langues anciennes, la philosophie, la littérature, c’est en grande partie la préparation aux concours d’enseignant et de chercheur… La nature de ce qui se fait à l’université — enseignement et recherche — suppose en outre que les étudiants aient une large liberté de choix dans l’offre qui leur est faite 2 : la circulation des étudiants au sein de l’université ne saurait être dictée à la manière d’un programme scolaire, chacun pouvant choisir selon ses goûts, ses capacités et ses convictions ce qui lui convient ou non. La motivation personnelle n’excluant pas à ce niveau d’étude et de recherche les convictions politiques, idéologiques, etc., celles-ci ont toujours joui à l’université d’une plus large expression qu’elles ne peuvent le faire à l’école, bien entendu dans la limite fixée par la loi quant aux abus de la liberté d’opinion. C’est dire qu’un étudiant n’a pas le même statut intellectuel qu’un élève ; il n’a pas le même statut juridique non plus.
2° Par la nature de l’audience qu’elle accueille et par la tradition universitaire :
Les étudiants sont par définition des libertés constituées alors que les élèves sont par définition des libertés en voie de constitution. C’est pourquoi le domaine des convictions, comme on vient de le voir, n’est pas totalement étranger à l’université. La visibilité de cette distinction passe par la différence entre majeurs et mineurs, laquelle se redouble par la non-obligation et la non-gratuité de l’enseignement supérieur – n’oublions pas que les étudiants paient des droits d’inscription ! Certes il y a des majeurs (18 ans révolus) dans l’enseignement secondaire, mais d’abord ils sont minoritaires et ensuite ils sont en présence de mineurs auxquels ils ne peuvent imposer l’affichage de leurs opinions. Il y a également, en proportion négligeable, quelques mineurs à l’université : mais leur présence dans cet espace les émancipe le temps de leur scolarité ; on peut considérer qu’ils ont acquis assez de force pour faire face seuls aux aspects conflictuels de la liberté pleine et entière. Le fait d’accueillir des majeurs et le fait que l’activité de recherche soit primordiale expliquent pourquoi la tradition universitaire n’a jamais envisagé d’exclure l’inscription comme étudiants des religieux ouvertement déclarés et « affichés ». Interdire l’affichage religieux aux étudiants serait contraire à cette tradition et resterait largement incompris par l’opinion ainsi que par les étudiants, très attachés à cette liberté universitaire dont ils ne pouvaient pas jouir en tant qu’élèves dans l’espace scolaire.
Il faut souligner aussi que, à la différence de l’école, il n’y a que très peu d’universités privées, et que celles qui existent sont loin de couvrir tout le champ encyclopédique : une mesure de bannissement des affichages d’opinion ne pourrait pas s’appuyer sur des positions de repli possible pour ceux qui ne voudraient pas y renoncer.
Pour toutes ces raisons, je pense qu’on ne doit pas réclamer une loi interdisant le port de signes religieux à l’université, comme nous avons pu le faire avec succès s’agissant de l’école primaire et secondaire grâce au soutien de l’opinion publique et au remarquable travail de la « Commission Stasi ».
Précisons cependant qu’il ne faut pas tout mélanger et que cette position n’est pas réductible à un laisser-aller qui transformerait l’université en champ d’affrontements idéologiques. Tolérer l’affichage d’opinion, ce n’est pas tout tolérer et ouvrir la porte à ce qui est déjà interdit – mais qu’on n’a pas toujours le courage d’appliquer. Les lois s’appliquent à l’université comme ailleurs, et il serait bon de rappeler qu’elle ne doit pas être un sanctuaire dont la force publique est bannie. Il n’est pas tolérable, à l’université comme dans tout lieu public, qu’on porte un masque couvrant le visage, qu’on refuse l’identification physique, qu’on sépare les hommes et les femmes, qu’on se livre au prosélytisme, qu’on fasse pression sur les autres, qu’on instaure des quotas, qu’on réclame des droits spéciaux sur motif religieux ou « ethnique », qu’on instaure des lieux ou des horaires réservés sur cette base. Plus particulièrement à l’université, il n’est pas tolérable que, au nom de la liberté d’opinion, le contenu même de l’enseignement — qui est libre et dont tout étudiant peut librement se détourner — soit refusé, infléchi ou remis en question pour être mis sous tutelle.
Alors imaginons à présent une situation dans laquelle l’UFAL pourrait se trouver. Supposons qu’un professeur d’université demande à ses étudiants de quitter leurs affichages religieux éventuels (par exemple à telle ou telle étudiante d’ôter son voile) et refuse l’accès de ses cours à ceux qui ne renoncent pas à cet affichage. Imaginons que les étudiants visés portent plainte contre lui et qu’il se tourne, devant le désaveu de l’institution, vers le soutien d’organisations laïques. Un soutien « inconditionnel », outre qu’il devrait affronter la désapprobation de l’opinion et des étudiants, sans compter qu’il irait à l’encontre d’une forte tradition universitaire, ne le soustrairait certainement pas à une lourde condamnation pour « discrimination religieuse », faute dont il devrait répondre seul puisque son institution le « lâcherait3 ». Est-ce le rôle d’une organisation familiale et laïque d’envoyer des personnes au « casse-pipe » pour des motifs dont on vient de montrer la fragilité s’agissant de l’université ?
On a vu, lors de l’affaire du gîte d’Epinal, quel succès on peut attendre d’un tel soutien. J’ai pour ma part été confrontée à cette situation, saisie par tel ou tel collègue de l’enseignement supérieur de donner un avis, d’apporter un soutien pour refuser l’affichage religieux : dans la situation concrète je n’ai jamais pris le risque d’exposer quelqu’un à une désapprobation générale et à une condamnation certaine.
- Elle s’applique évidemment au personnel, et pour les mêmes raisons aux intervenants et « accompagnants », ces derniers étant investis par la puissance publique d’une mission scolaire, ils ne peuvent prétendre y conserver la liberté dont ils jouissent dans l’espace civil. [↩]
- J’emprunte ici une partie de l’argumentation à un texte inédit de Jean-Noël Laurenti, que je remercie. [↩]
- Sans doute existe-t-il quelques établissements d’enseignement supérieur qui, forts de leur autonomie, ont adopté une réglementation intérieure stricte s’agissant de l’affichage religieux — encore l’ont-ils fait probablement plus pour des raisons d’ordre public que par principe. Mais ces règlements tiennent à des situations particulières et peuvent être défaits par d’autres règlements, au gré des Conseils qui se succèdent et ne se ressemblent pas — il n’est pas sûr du reste qu’ils soient opposables à une plainte devant un tribunal administratif : tout au plus peuvent-ils exempter un enseignant de sa responsabilité personnelle et directe. [↩]