Les arguments « légalistes » que la corporation des hommes de loi brandit pour accabler « les professionnels de l’indignation » – ignares que nous sommes ! – dans l’affaire du mariage annulé de Lille ont tout de la tartufferie.
Ainsi ceux qui s’émeuvent de la décision du TGI de Lille annulant un mariage pour cause de mensonge par l’épouse sur sa virginité ont tout faux. Ces « professionnels de l’indignation » agitent un chiffon rouge médiatique et s’acharnent sur les juges (déjà bien abîmés ces derniers temps). Heureusement, le corps des hommes de loi est là pour les soutenir et pour expliquer la profonde expertise du jugement de la honte. J’en ai fait un mauvais rêve cette nuit sous la forme d’un dialogue en deux actes, dont je vous livre la transcription, notée dès mon réveil.
Acte I, où
Tartuflette établit que le juge ne pouvait pas décider autrement
Chicanette. – Comment peut-on décider que la virginité est « qualité essentielle » d’une femme ?
Tartuflette – Vous n’avez rien compris, le jugement ne parle pas de virginité. C’est technique : une femme a menti à son futur conjoint sur une qualité que tous deux jugeaient essentielle pour se marier. C’est ce mensonge qui a été jugé comme un manquement au contrat. Pour la virginité, on s’en fout : c’est le mensonge qui compte.
Chicanette – Ainsi, les qualités essentielles sont celles qui sont tenues pour telles par les deux parties ?
Tartuflette – Vous faites une fixation hystérique sur la virginité, prenons un exemple moins chargé. Vous achetez une voiture avec sièges en cuir, on vous livre une voiture avec sièges en skaï parfumés au cuir : vous la rendez et vous faites un procès au vendeur pour mensonge sur une qualité mentionnée au contrat de vente. C’est aussi simple que cela ! Un homme a bien le droit de vouloir une épouse avec l’option « vierge » !
Chicanette – Alors une simple option peut devenir, subjectivement, une « qualité essentielle ». Et pourquoi une femme ne pourrait pas exiger un puceau ?
Tartuflette – C’est que le modèle « puceau vérifiable » est pratiquement inexistant sur le marché. Je n’y peux rien, faites donc un procès au constructeur d’origine.
Chicanette – Si je veux épouser un vrai blond aux yeux bleus et que mon futur se teint les cheveux, porte des lentilles de contact colorées pour me faire croire qu’il est conforme à mon cahier des charges et que je m’aperçois qu’il m’a grugée, je peux introduire un recours en annulation du mariage ?
Tartuflette – Oui, et vous aurez raison. C’est un contrat !
Chicanette – Le juge n’avait donc pas à s’interroger au-delà de ce que voulaient les époux ? La loi lui faisait obligation de s’en tenir là et de traiter les personnes comme des choses ? Je n’en suis pas sûre, il me semble avoir vu un jugement de 1965 (TGI du Mans) où le juge écarte la recevabilité de certaines « qualités ». Il écrit : « que toutefois l’erreur sur la fortune, l’intelligence, le caractère, la race, la religion, la virginité ou la grossesse de la femme, la santé de l’époux, ne paraît pas devoir être retenue comme cause de nullité ».
Tartuflette – Ce juge était une bête. Probablement crispé sur une conception républicaine archaïque du mariage comme institution publique, il néglige que c’est un contrat engageant des volontés.
Chicanette – Il allait contre la loi en disant cela ? Il n’avait pas le droit de le faire ?
Tartuflette – Je ne dis pas cela : la loi le lui permettait. Je dis qu’il a été stupide parce que ça va à contre-courant de la tendance actuelle. La notion du mariage comme institution tend à s’affaiblir : la mode actuelle c’est de traiter le mariage principalement comme un contrat. D’ailleurs c’est dans l’air du temps : traiter les personnes comme des choses.
Chicanette – Donc le juge pouvait décider autrement ? La loi le lui permettait ?
Tartuflette – Il le pouvait, mais en allant à contre-courant de la mode actuelle. La conception moderne du mariage va dans le sens d’un contrat avec les clauses qu’on voudra – pourquoi pas la virginité ? : c’est quand même beaucoup plus libéral que la conception institutionnelle archaïco-républicaine du mariage !
Acte II, où
Tartuflette établit que la clause de virginité est recevable
Chicanette – Pour vous faire plaisir, je consens à ne regarder l’affaire que sous l’angle du contrat. Peut-on faire entrer n’importe quelle clause dans un contrat ? Peut-on par exemple demander qu’une femme soit soumise ? Puis-je demander un conjoint de race blanche depuis au moins trois générations des deux côtés ? Puis-je demander qu’il (ou elle) accepte des pratiques sado-maso très dures ?
Tartuflette – Là vous allez trop loin, on ne peut pas demander ce qui est interdit par la loi. Les cas que vous citez ne sont pas recevables (racisme, coups et blessures..).
Chicanette – Alors on sort de la subjectivité ici ?
Tartuflette – Il y a des limites quand même ! Mais pour la virginité, je vous mets au défi de soutenir que c’est une exigence non recevable. Un monsieur a bien le droit de vouloir une vierge : c’est sa liberté de choisir sur le marché un produit à sa convenance.
Chicanette – Parfaitement. C’est son droit. Juste une question : la loi reconnaît la liberté sexuelle à tous les célibataires majeurs ?
Tartuflette – Oui, mais vous sortez du sujet.
Chicanette – Lorsqu’un monsieur demande une vierge, il réclame une femme qui n’aura pas usé de cette liberté. Il s’en trouve, et ne pas user d’une liberté, c’est aussi une liberté : mais c’est le droit de la femme de ne pas en user, son droit à elle. Lui, quand il exige cela, il dit qu’il ne veut pas de cette liberté pour les femmes. Il exige donc pour les femmes la privation d’un droit fondamental. Est-ce recevable de dire « dans la marchandise je veux une option qui suppose le renoncement à un droit par une partie de l’humanité ? »
Tartuflette – Vous dites n’importe quoi. Ce monsieur dit seulement qu’il ne veut pas de cette liberté pour sa femme, qu’il veut prendre femme parmi celles qui ont renoncé à cette liberté. Je ne vois pas le problème.
Chicanette – Supposons que tous les messieurs aient cette exigence. Il faudra donc admettre qu’aucune femme célibataire majeure espérant se marier un jour ne pourra exercer un droit reconnu à tous les célibataires majeurs, et cela pendant un temps indéterminé ?
Tartuflette – Qu’allez-vous chercher avec vos fictions absurdes, avec votre universalité irréelle ? Une telle société n’existe pas ! Nous les juristes, nous raisonnons sur le réel, le solide, le concret.
Chicanette – Alors soyons plus réalistes, et plus méchants. Il existe peut-être des communautés où tous les messieurs se sentent tenus de réclamer la virginité des femmes. Si une jeune célibataire majeure vivant parmi eux se propose d’y prendre époux un jour, elle doit donc renoncer à une liberté reconnue ? Et avec elles toutes les autres qui veulent vivre tranquillement parmi les leurs en espérant – folles qu’elles sont – se marier un jour?
Tartuflette – Il faudrait qu’elle soit très attachée à cette communauté ou très amoureuse pour cela : et alors elle doit faire ce sacrifice. Si ça ne lui plaît pas, elle n’a qu’à sortir de cette communauté, la loi le lui permet !
Chicanette – Vous oubliez une hypothèse, chère
Tartuflette : ni fidèle aux siens, ni amoureuse, il se pourrait qu’elle soit contrainte, qu’elle ait peur. Alors on peut dire que votre jugement n’est rien d’autre qu’une génuflexion devant des coutumes : une conception archaïque et républicaine du mariage eût été préférable. N’oubliez pas que vous vous prononcez au nom du peuple français.
Tartuflette – La loi permet à chacun de reprendre sa liberté. Je m’en tiens là, mon jugement est formellement correct. J’ai pour moi la modernité de la tradition juridique récente, une grande partie de la corporation juridique me soutient : c’est de ce côté qu’il faut regarder pour se prononcer au nom du peuple. Pour le reste, je ne saurais le voir, et je m’en lave les mains.