Le débat de société suscité par la pratique des accommodements religieux dans la sphère publique pose la question de la laïcisation de l’État québécois. La réponse à cette question réside dans une claire compréhension de la véritable nature de la laïcité dans une société pluraliste.
1. La laïcité est une condition du pluralisme
Pour qu’une société soit authentiquement pluraliste, c’est-à-dire respectueuse de toutes les convictions en matière de religion, il est nécessaire que l’État et ses institutions s’obligent à une totale neutralité à l’égard de ces convictions. Cette neutralité signifie que l’État reconnaît et respecte la liberté de tous les citoyens d’adopter et de propager leurs convictions dans la mesure où cet exercice s’accomplit à l’intérieur des limites des lois de l’État.
La laïcité permet de gérer le pluralisme social sans que la majorité, qui en fait aussi partie, ne renonce à ses choix légitimes et sans brimer la liberté de religion de quiconque. Loin d’être une négation du pluralisme, la laïcité en est l’essentielle condition. Elle est la seule voie d’un traitement égal et juste de toutes les convictions parce qu’elle n’en favorise ni n’en accommode aucune, pas plus l’athéisme que la foi religieuse. Le pluralisme ainsi entendu n’est ni celui des minorités, ni celui de la majorité. Elle est aussi une condition essentielle à l’égalité entre hommes et femmes.
La laïcité dite «ouverte», par contre, s’avère être en pratique une négation de la laïcité de l’État puisqu’elle permet toute forme d’accommodement des institutions publiques avec une religion ou une autre. Elle ne respecte donc pas les principes structurants de la laïcité qui sont la séparation du religieux et de l’État et la neutralité de ce dernier. Les aménagements de cette laïcité «ouverte» convergent avec les objectifs des groupes religieux conservateurs qui cherchent à faire prévaloir leurs principes sur les lois en vigueur. Au mieux, c’est un mode de gestion au cas par cas de la liberté de religion dans la sphère publique, favorisant l’arbitraire, mais ce n’est certainement pas une théorie de la laïcité de l’État.
Pour être neutre, l’État doit se déclarer neutre. Bien que les tribunaux aient statué qu’il n’y avait pas de religion d’État au Québec et au Canada, nos législations souffrent d’un déficit en cette matière puisque la laïcité de l’État n’est nulle part affirmée. Le principe de la séparation des religions et de l’État a été érigé à la pièce par les tribunaux et rien n’empêcherait que ce principe soit un jour déconstruit à la faveur de revendications contraires ou de nouvelles interprétations juridiques. La protection législative de la laïcité est donc essentielle.
2. La laïcité fait partie de l’histoire du Québec
Au Québec, la défense des idéaux laïques ne date pas d’aujourd’hui. En témoigne l’oeuvre de Fleury Mesplet pour la diffusion des Lumières au Canada à la fin du 18e siècle. L’idée de la séparation de l’État et des Églises figurait également dans la Déclaration d’indépendance de 1838 proclamée par les Patriotes. Le principe a par la suite été défendu par l’Institut canadien avec les Papineau, Dessaulles, Doutre et Buies. Plus tard, le premier ministre Adélard Godbout, soutenu par son ministre T.D. Bouchard, tiendra tête à l’Église catholique en accordant le droit de vote aux femmes et en adoptant une loi sur l’instruction obligatoire.
L’affranchissement du joug religieux se retrouve ensuite au coeur du manifeste Refus global qui préfigure la Révolution tranquille. Dans les années 60, c’est le Mouvement laïque de langue française qui portera la cause en réclamant l’école publique laïque. En 1975, le Québec adopte la Charte des droits et libertés qui reconnaît la liberté de conscience et l’égalité des religions, deux notions essentiellement laïques. Et récemment, la déconfessionnalisation des structures scolaires a été complétée.
Si l’idée d’un État laïque est antérieure aux Patriotes, on ne peut donc pas dire que la laïcité est une réaction défensive face aux minorités issues de l’immigration récente. La déconfessionnalisation des institutions publiques s’est faite au nom de la liberté de conscience et du pluralisme. C’est aussi sur ces principes que reposent les actions visant à mettre un terme aux prières dans les assemblées municipales ou encore les demandes de retrait des crucifix des tribunaux, des salles municipales et de l’Assemblée nationale. En aucun cas les droits des minorités ne sont-ils menacés par cette laïcisation; bien au contraire, un grand nombre d’immigrants qui ont fui des régimes autoritaires et théocratiques sont d’ardents défenseurs de la laïcité.
La laïcité fait donc partie du paysage historique québécois et ses acquis récents caractérisent le Québec moderne.
3. La neutralité de l’État comporte des exigences
La neutralité de l’État s’exprime par la neutralité de l’image donnée par ses représentants. Ces derniers doivent donc éviter d’afficher leur appartenance religieuse, philosophique ou politique.
L’idée selon laquelle la laïcité s’impose aux institutions et non aux individus qui y oeuvrent est un faux-fuyant conduisant à nier le principe de laïcité. Cette idée n’est d’ailleurs pas respectée dans les aménagements de la laïcité «ouverte». Le rapport Bouchard-Taylor, par exemple, propose d’interdire le port de signes religieux aux juges, aux procureurs de la Couronne, aux policiers, aux gardiens de prison et au président de l’Assemblée nationale parce que leurs postes «incarnent au plus haut point la nécessaire neutralité de l’État». L’État, c’est donc aussi ses agents. Mais en limitant l’interdiction à ces seules fonctions, on établit un double régime au sein même de la fonction publique.
Si les représentants du système judiciaire doivent s’imposer un devoir de réserve quant à l’expression de leurs convictions religieuses aussi bien que politiques, cela doit logiquement s’appliquer à tous les représentants de l’État, a fortiori aux éducateurs qui passent des années avec des enfants de toutes les convictions. L’école publique n’est plus neutre si le corps enseignant ou les membres de la direction affichent ouvertement leur adhésion à une religion ou leur athéisme. Le programme d’Éthique et culture religieuse oblige d’ailleurs les enseignantes et les enseignants à une position de neutralité religieuse; si cette neutralité leur impose de faire abstraction de leurs croyances, cette exigence les oblige logiquement à s’interdire le port de signes religieux.
Le signe religieux étant un langage non verbal qui exprime la foi, les croyances, l’appartenance religieuse et le code de valeurs de la personne qui le porte, il est normal que l’employé de l’État s’abstienne d’un tel discours puisque l’usager des services publics n’a pas à y être soumis lorsqu’il fréquente des institutions par définition neutres. Sans que le signe religieux ne remette en cause le professionnalisme de l’employé, l’affirmation de ses croyances s’avère incompatible avec la nature de sa fonction. Accepter ces signes risquerait par ailleurs de conduire à une surenchère d’expression de convictions qui n’est certes pas souhaitable dans la sphère publique. Et on ne peut faire abstraction du fait que certains des signes les plus ostentatoires représentent pour plusieurs un rejet de l’égalité des sexes qui est une valeur démocratique fondamentale.
D’autre part, l’interdiction de manifester sa foi par des signes religieux durant les heures de travail n’entraîne pas, pour le croyant, la négation de sa foi. Il est fort possible que cet aménagement, qui correspond aux exigences de neutralité du poste convoité, soit tout à fait acceptable par les personnes désireuses de travailler pour l’État. Dans les années 60, les religieux et les religieuses qui oeuvraient dans les établissements de santé et d’enseignement ont accepté d’abandonner leur tenue religieuse pour continuer de travailler dans des institutions qui passaient aux mains de l’État. Cela s’est fait sans que personne n’ait eu à renier ses croyances ni à renoncer à sa liberté de conscience ou à l’exercice de son culte.
Plusieurs jugements de la Cour européenne des droits de l’homme ont reconnu que la liberté de religion telle que définie dans la Déclaration universelle des droits de l’homme n‘allait pas jusqu’à obliger un État à accepter le port de signes religieux de la part de ses employés. Une autre culture juridique, fondée sur les mêmes droits fondamentaux que les nôtres, est donc possible. Mais pour cela, la laïcité de l’État doit être clairement affirmée dans un texte de loi, notamment dans la Charte des droits et libertés pour lui assurer une portée quasi constitutionnelle.
Initiateurs:
Daniel Baril, anthropologue et journaliste (UdeM)
Guy Rocher, sociologue (UdeM)
Noyau fondateur:
Bernard Andrès, Études littéraires (UQAM)
Marc Angenot, Chaire James-McGill d’études du discours social (U. McGill)
Rachad Antonius, Sociologie (UQAM)
Richard Aubert, enseignant du secondaire public
Élaine Audet, éditrice du site féministe Sisyphe
Antoine Baby, sociologue (U. Laval)
Micheline Bail, auteure
Normand Baillargeon, Éducation et pédagogie (UQAM)
Cyrille Barrette, biologiste (U. Laval)
Marie-France Bazzo, animatrice et productrice
Jacques Beauchemin, Sociologie (UQAM)
Louis Beaulieu, conseiller en sécurité financière
Paul Bégin, ex-ministre de la Justice
Djemila Benhabib, auteure (Ma vie à contre-Coran)
Paul Bernard, Sociologie (UdeM)
Jean-Paul Bernard, historien
Reine-Marie Bergeron, psychanalyste
Marie-Andrée Bertrand, criminologue (UdeM)
Lise Boivin, M. Sc. Éducation, éducatrice spécialisée
Guy Bourgeault, Sciences de l’éducation (UdeM)
Claude Braun, Psychologie (UQAM)
Arnaud Bréart, traducteur
Henri Brun, avocat et professeur de droit constitutionnel
Dorval Brunelle, Sociologie (UQAM)
Robert Burns, ministre dans le gouvernement Lévesque
Micheline Carrier, éditrice du site féministe Sisyphe
Bernard Cloutier, président, Fondation humaniste du Québec
Yolande Cohen, Histoire (UQAM)
Robert Comeau, Histoire (UQAM)
Geneviève Corfa, biologiste
Jocelyn Coulon, (UdeM)
Charles-Philippe Courtois, professeur (CMR de St-Jean)
Jean Décarie, membre fondateur du RIN et professeur (UdeM)
Antoine Del Busso, éditeur
Claire-Emmanuèle Depocas, citoyenne
Luc Desnoyers, professeur retraité, Sciences biologiques (UQAM)
Pierre Drouilly, Sociologie (UQAM)
Daniel Drouin, juriste
Lucie Ducharme, enseignante
Christian Dufour, politologue (ÉNAP)
Micheline Duhaime, professeure de philosophie
Philip-Antoine Dupuis Laflamme, étudiant en droit (U. Sherbrooke) et bloggeur libéral
Bernard Élie, Science économique (UQAM)
Andrée Ferretti, écrivaine (Bénédictine sous enquête)
Hervé Fischer, auteur (Nous serons des dieux)
Marcel Fournier, Sociologie (UdeM)
Mona-Josée Gagnon, Sociologie (UdeM)
Lise Gauthier, artiste en art visuel
Yolande Geadah, auteure
Louis Gill, économiste (UQAM)
Yves Gingras, historien des sciences (UQAM)
Jacques Godbout, écrivain et cinéaste
François Goergen, professeur (C. André-Laurendeau)
Denis Gougeon, professeur et compositeur, Musique (UdeM)
Pierre Graveline, écrivain
Diane Guilbault, auteure (Démocratie et égalité des sexes)
Sam Haroun, auteur (L’État n’est pas soluble dans l’eau bénite)
Fernand Harvey, sociologue (INRS)
Jean-Claude Hébert, avocat
Mylène Jaccoud, Criminologie (UdeM)
Danielle Jasmin, conseillère pédagogique et chargée de cours
Stéphanie Jasmin, directrice artistique d’UBU
Lucie Jobin, enseignante du secteur public
Guilda Kattan, enseignante
Bernard La Rivière, Ph. D. Théologie et professeur de philosophie
Micheline Labelle, Sociologie (UQAM)
Henri Laberge, ex-conseiller de la CSQ
Andrée Lajoie, Droit (UdeM)
Yvan Lamonde, historien (McGill)
Bernard Landry, ex-premier ministre du Québec
Simon Langlois, Sociologie (U. Laval)
Daniel Laprès, ex-conseiller politique de ministres libéraux fédéraux
Julie Latour, avocate
Serge Larivée, Psychoéducation (UdeM)
Marie-Thérèse Lefebvre, musicologue (UdeM)
Roger Léger, membre de l’Association humaniste du Québec
Camille Limoges, chercheur émérite (CIRST-UQAM)
Jean-François Lisée, directeur exécutif, CÉRIUM (UdeM)
Guillaume Loignon, professeur de philosophie au collégial
Jean-Guy Loranger, économiste (UdeM)
Mohamed Lotfi, journaliste et réalisateur radio
Louise Mailloux, professeure de philosophie et membre du Cciel
Pierre K. Malouf, écrivain et chroniqueur
Denis Marleau, metteur en scène
Yves Martin, démographe
Georges Mathews, économiste et démographe
Andrée Nahabet, citoyenne
Gérard Notebaert, avocat
Christiane Pelchat, présidente, Conseil du statut de la femme
Jocelyn Parent, libre penseur, philosophe politique et humaniste
Danic Parenteau, Science politique et philosophie (CMR de St-Jean)
Marie-Michelle Poisson, présidente du Mouvement laïque québécois et professeure de
philosophie (C. Ahuntsic)
Alain Prujiner, Droit (U. Laval)
Michel Roche, professeur de science politique (UQAC)
Cécile Sabourin, économiste (UQAT)
Paul Sabourin, Droit (UdeM)
Jacques Saint-Pierre, Chaire SITQ d’immobilier (ESG-UQAM)
Arnaud Sales, Sociologie (UdeM)
Michelle Sirois, anthropologue et sociologue des religions
Guy Soucie, directeur artistique, Chapelle historique du Bon-Pasteur
Victor Teboul, Ph. D., directeur de Tolerance.ca
Rodrigue Tremblay, économiste, ex-ministre et professeur émérite (UdeM)
Pierre Trudel, Droit (UdeM)
Patricia Willemin-Andrès, Ph. D., Société philosophique Delta
Débat public
Un débat public sur les enjeux de la laïcité se tiendra le mercredi 28 avril à 19h à l’auditorium de la Grande-Bibliothèque de Montréal. Prendront notamment la parole Guy Rocher et Me Julie Latour.