A propos du livre de Peter Gumbel, On achève bien les écoliers, Grasset, 2010
Je pense que nous sommes arrivés à ce point qu’il devient impossible que nous nous entendions, nous et nos contradicteurs. Nous tenons sur une même réalité (l’école) des propos profondément irréductibles. Un peu tels des amoureux proustiens, nous n’envisageons pas l’objet de notre affection « du même côté du mystère ». Néanmoins, même s’il me semble être incapable de convaincre nos interlocuteurs, je tente malgré tout d’écrire deux ou trois choses en réaction à un article paru dans Le Nouvel Observateur, florilège de propos de Peter Gumbel, auteur de On achève bien nos écoliers, citations entrelardées de commentaires qui, à la première lecture, ont manqué m’étrangler mais qui, par leur exagération, ont suscité chez moi un rire jaune.
L’école des coiffeurs
Le plus piquant, avant tout, c’est le parallèle établi par P. Gumbel entre un maître (certes de classe préparatoire) et le sergent instructeur de Full Metal Jacket ; notamment la scène où des jeunes recrues ont leur crâne rasé à la tondeuse électrique. Cette référence polémique et sa mise en écho avec ce qui peut arriver dans une salle de classe (c’est-à-dire non pas une violence capillaire mais symbolique, comme le dit la sociologie officielle) m’ont rappelé une lecture de Plutarque en classe de philosophie : Comment écouter ? Dans ce texte antique le cheveu a aussi son importance : de même que, lorsque l’on revient de chez le coiffeur, on se mire dans la glace pour voir ce qui a été coupé et comment, ainsi, à la fin d’un cours, l’élève doit se regarder au miroir de son intériorité et apprécier ce dont la parole éveillante du maître lui a permis de se déprendre.
Mais quelle que soit la référence, cinématographique ou livresque, la violence est bel et bien là : c’est dire que l’on ne peut nier que l’école soit le lieu d’un profond traumatisme, puisque l’école est cette étape lors de laquelle commence le deuil de ce qui est en nous sans nous et à quoi nous tenons malgré nous. Toutefois, cet ébranlement constitutif de l’école n’est pas causé avec insensibilité par le maître. Si celui-ci (r)éveille ses élèves, ce n’est pas pour les choquer (s’il y a choc, c’est comme par accident) mais bien plutôt pour les rendre à eux-mêmes. Socrate ne se comparait-il pas déjà à un taon ?
Bref, pour le dire peut-être plus durement, dans une salle de classe, ce ne sont pas les écoliers que nous achevons, mais ce qu’ils sont malgré eux et qui les empêche !
L’école des idiots
Soit, mais rétorque alors Ph. Merieu, professeur en sciences de l’éducation, c’est bien là la preuve que l’école est le mouroir de toute subjectivité. Citons le commentaire de notre professeur scrupuleux : « L’éducation en France a toujours insisté sur le développement de la raison – donc la mise sous le boisseau de la subjectivité – en visant une sorte d’idéal unique de culture. Nous en gardons les traces [j’aurais écrit : « les stigmates »]. L’école continue d’imposer sa norme. »
Devant une telle sentence, je crains que nous ne puissions être que dans la posture de Socrate et Calliclès dans le Gorgias, dialogue où ni l’un ni l’autre n’arrive à se convaincre, ni même finalement à s’entretenir. Néanmoins, essayons. Et tentons de dépasser le propos misologique de celui qui pourtant a beaucoup parlé et écrit au sujet de l’école et dont les idées innervent notre institution si défaillante.
La raison, ou faculté de « distinguer le vrai d’avec le faux » (Descartes), est ici parée d’oripeaux plus qu’effrayants. Dans une salle de classe, en effet, la parole rationnelle du maître, parole qui, depuis Socrate notre premier maître, est censée éclairer l’esprit enténébré de l’élève, cette parole est, osons le dire avec notre briseur d’idoles qu’est Ph. Meirieu, une idéologie, et n’est que cela. Accommodée de dehors émancipateurs, la parole faussement éclairante n’est que la voix de son maître, c’est-à-dire du pouvoir (on glisse ici du magister au dominus) : cette parole qui se présente comme libératrice, qui prétend apporter la transparence de soi à soi-même, ne sait même pas qu’elle n’est que l’écho d’une superstructure dont elle s’ignore être la pourvoyeuse de justifications. Le maître dit quelque chose (« Ose savoir ! ») qu’il ne se doute pas dire (« Apprends à penser comme l’on veut que tu penses ! »). Sa parole est castratrice, elle nie l’élève dans sa subjectivité, dans ce qui fait de lui tel élève irréductible à tous les autres. Loin de libérer, la parole du maître enferme.
Sous cette attaque en règle de la raison, « naturellement égale en tous les hommes » (Descartes encore), il y a une sorte d’insondable naïveté (ou de puissante malignité) que l’on pourrait qualifier de spontanéisme, ânerie consistant à croire que tout ce qui est est bon tel quel et ne doit pas être réglé. Si la raison magistrale met sous le boisseau la subjectivité de l’élève, cela signifie que ce qui fait l’idiosyncrasie de l’élève ne peut se développer et donner toute la beauté qui est la sienne.
Mais faisons confiance aux mots. L’élève n’est jamais tant lui-même (ce lui-même d’emprunt) que lorsqu’il dit une idiotie, mot qui vient du grec « idiotès » signifiant « particulier ». Partant, sous prétexte de respecter l’élève comme tel, le maître devrait le laisser dans son idiotie, sa particularité. On voit bien, au contraire de notre adepte de la misopédie, les fâcheuses conséquences d’un tel enseignement : cela reviendrait à ce que des ânes instruisent des ânes. Heureusement pour nous que les propos de Ph. Meirieu n’ont aucune incidence sur la réalité actuelle de notre école et que celle-ci est tout sauf un lieu de reproduction asinin !
Continuons notre écoute des mots, notamment du mot « élève ». A moins d’être un cuistre consommé et de se dire enseignant à des apprenants, tout maître se présente comme instruisant des élèves. Par là, le tout venant des maîtres affirme que les écoliers qu’il a devant lui ne sont pas entièrement ce qu’ils devraient être : s’ils passent la porte de l’école, c’est qu’il leur faut s’élever vers quelque chose qu’ils ne sont pas encore mais qui est pleinement leur destination. L’école est ce passage de l’ignorance au savoir, elle permet que l’enfant se déprenne de sa particularité, qui lui est imposée et l’asservit, pour accéder à un état où il soit réellement. Autrement dit, la raison scolaire ne nie pas la subjectivité, elle l’accomplit bien plutôt. Rappelons que l’unique souci des pères fondateurs de l’école publique et laïque était que l’on évitât un nouveau 2 Décembre, cette mascarade du suffrage dévoyé. Si nos enfants vont à l’école, ce n’est pas pour y être gardés (jour de grève ou pas) ou pour y être dressés, mais pour qu’ils s’habituent à distinguer le vrai d’avec le faux, à faire usage de cette raison qu’ils ont tous également en dépôt, pour ne pas plus tard faire sottement confiance au premier présidentiable venu. C’est dire que dans une salle de classe il est bel et bien question de vie ou de mort : allons-nous former de futurs citoyens vigilants ou bien allons-nous continuer d’endormir la conscience de nos élèves en les amusant de vains propos ? Il est donc faux de dire que la subjectivité est mise à mal à l’école ; au contraire, dans une école digne de ce nom, la subjectivité doit être cultivée pour se dépasser en intersubjectivité, elle doit constamment être interrogée et malmenée pour qu’elle abandonne tout ce qui la coupe des autres subjectivités et qui empêche que plus tard nos élèves puissent faire peuple, puissent tenir en respect un pouvoir qui n’aura de cesse de vouloir les abuser.
Je ne peux donc croire que Ph. Meirieu pense ce qu’il dit, je ne peux croire qu’il se fasse consciemment le défenseur de la servitude généralisée et ignorante d’elle-même !
L’école des médiocres
Passons à présent au commentaire de P. Gonthier, secrétaire général de l’UNSA Education, deuxième organisation syndicale enseignante, commentaire portant sur l’archaïsme de l’école française et sa sclérose : « Peter Gumbel met le doigt là où ça blesse. Il ouvre la boîte noire de la salle de classe. Nos collègues enseignants peuvent prendre ça pour une agression. Pourtant, ils ne sont pas en cause. C’est toute l’école française qui est rétive aux changements. Elle reste profondément élitiste, vouée au classement et à la sélection des meilleurs. » [nous soulignons]
A la lecture de telles phrases, on se sent soudain nietzschéen, avec toute la violence que l’on accole souvent à cet adjectif, et l’on veut hurler avec ce moustachu devenu fou : « Protégeons les forts des faibles ! »
Il faut en effet arrêter, pour la santé morale de notre école, de mettre toujours en avant le cancre, pardon : l’élève en difficulté. Il ne s’agit là ni plus ni moins que d’une mascarade. Bien sûr que l’école en tant qu’école est élitiste, et heureusement. Que je sache, n’importe qui, même un affidé de l’UNSA Education, cherche lui aussi toujours le meilleur : le meilleur boulanger, le meilleur médecin, et même le meilleur enseignant pour ses enfants… Et ce sien meilleur boulanger qui lui prépare de si délicieuses viennoiseries, n’est tel que parce que, à un moment, il s’est dépassé lui-même et a visé l’excellence. Ce parfait boulanger n’est devenu vraiment boulanger qu’en souffrant peut-être, à moins qu’il ne fût naturellement doué ; et par souffrance ici, je ne parle pas de meurtrissures et autres brimades symboliques mais de ceci qu’il a dû lutter contre lui-même, contre cette paresse native de l’homme qu’il a lui aussi reçue en partage. Il est certain que lors de son apprentissage ce boulanger a côtoyé des condisciples qui n’arrivaient pas à préparer de bons croissants et qui donc ont dû abandonner l’idée de devenir un jour boulanger. Et alors ? Sous prétexte qu’il existe des élèves incapables, il faudrait abandonner toute exigence pour les autres ? L’élitisme constitutif de l’école en tant que telle c’est que celle-ci demande à chaque élève de donner le meilleur de lui-même, de s’élever vers un possible lui-même qu’il appartient à lui seul d’atteindre. Et on est loin de cette égalité des chances tant défendue par nos syndicats à la traîne. L’école n’est pas un casino, un lieu de hasard, mais c’est une épreuve, un constant dépassement de soi par soi-même.
Certes, j’entends déjà d’ici les cris d’orfraie des égalitaristes en matière scolaire : mon propos serait à la limite fascisant, méprisant et culpabilisant, puisqu’il ferait du mauvais élève le responsable de son propre échec, et tout ça dans l’unique perspective d’absoudre inconsciemment l’école et la société. Mais qu’il faille protéger les forts (ce que nos bien-pensants hypocrites font sciemment en scolarisant leur progéniture dans le privé ou dans des écoles publiques renommées) cela ne signifie aucunement qu’il faille piétiner les faibles. Si l’on veut réellement avoir souci des faibles, eh bien ! donnons-leur le meilleur, non seulement des maîtres volontaires mais aussi un cadre d’enseignement agréable (et oui, pourquoi pas des internats loin de la grisaille et de la barbarie ambiantes ?), poussons-les à la limite d’eux-mêmes (ce que l’on accepte pour tout musicien ou tout sportif) et faisons le pari que chacun ainsi trouvera sa vraie excellence. Parce que, de fait, où est le mépris ? Ne se trouve-t-il pas du côté de ces faux démocrates, ces démagogues qui font miroiter à une jeunesse qui n’en peut mais des études à n’en plus finir dans le seul but (bien celé) de leur éviter de gonfler les files d’attente dans les couloirs de Pôle Emploi ? Entre un analphabète bac +5 qui pense que Socrate est un joueur de football brésilien et un apprenti qui excelle dans son art, lequel est le plus heureux ? Lequel des deux est-il le plus accompli ?
Défendons donc un enseignement technique et professionnel de qualité, donnons à chacun la possibilité de s’épanouir et intellectuellement et réellement, et alors oui on aura alors souci des prétendus faibles, qui du coup ne le seront plus, qui pourront être plombier ou boulanger mais aussi et surtout citoyen, parce que, outre de les avoir formés à un métier qu’ils maîtrisent, on leur aura appris à faire la différence entre le vrai et le faux.
L’école du passage express
Le florilège de cet article du Nouvel Observateur cite aussi quelques phrases de P. Gumbel sur la notation et le redoublement.
Or, ou bien on voit dans la note une stigmatisation infamante venant clore un contrôle des plus roublards concocté par un professeur sadique, ou bien on y voit une façon (certes imparfaite et parfois blessante) pour l’élève de savoir ce qu’il vaut (et non ce qu’il est) à un moment donné et ce que ses condisciples sont capables de faire – et du coup lui aussi. Certes, des études sérieuses montrent que dans tout contrôle il y a des questions basiques, d’autres plus difficiles et enfin certaines questions pièges, et qu’il faudrait au contraire ne noter que ce que l’élève sait et non ce qu’il ne sait pas. Ce qui me rappelle une anecdote : celle d’un inspecteur tentant lors d’une de mes inspections de me prouver qu’un analphabète de mes élèves étaient bon en dictée pour peu que j’acceptasse non pas de ne prêter attention qu’à ses dix fautes par ligne mais aux deux ou trois sons correctement retranscrits ! Il faut au contraire toujours en revenir à cette idée d’écart, de distance de soi à soi-même : la note pointe ce décalage entre ce que je sais et ce que je suis censé savoir et qu’il ne dépend que de moi de savoir (pour peu que toutes les conditions extérieures à un enseignement serein soient remplies). Parfois, il est vrai, le chemin qu’il reste à parcourir est à ce point long et ardu qu’il décourage avant même de se mettre en route. Certes, mais arrêtons aussi de croire que tous nos élèves sont déjà dépressifs et incapables de supporter la moindre frustration et de la dépasser.
La critique du redoublement est de la même farine, du reste ; la mystique d’une scolarité sans à-coup revient à défendre une pédagogie du château de sable. Si enseigner c’est enseigner selon l’ordre des raisons, pour peu que vous ne maîtrisiez pas le fondamental, tout ce que vous construirez par la suite croulera assez vite. Le redoublement est donc utile en cela seulement qu’il permet à l’élève de mieux maîtriser ce dont il a besoin pour apprendre de nouvelles choses1 . Si maintenant on pense au contraire que pour continuer son chemin il n’est pas nécessaire d’avoir même commencé son trajet, mais qu’une promenade peut se commencer n’importe où et même omettre certains chemins, alors pourquoi pas ? Mais à ce moment-là, c’est que l’on a abandonné toute idée d’enseignement capable de rendre raison de lui-même.
L’école du septentrion
Pour ce qui est du modèle finlandais dont un panégyrique clôt ce florilège, je ne sais quoi en dire, ne connaissant de la Finlande que ce qu’en montrent les films plus que pessimistes d’Aki Kaurismäki…
- Pour une analyse plus approfondie de la question du redoublement, on pourra lire cet article [↩]