Par la diversité de ses prestations, par son universalité, la sécurité sociale constitue aujourd’hui un élément indispensable dans le vécu de la population de notre pays. En retour celle-ci a, en différentes occasions, exprimé un indéfectible attachement à cette réalisation.
Pour autant connaît-on l’origine de cette institution, qui constitue un des socles de la société contemporaine ? Connaît-on ceux qui au lendemain de la Seconde guerre mondiale en ont été les concepteurs et les réalisateurs dans un pays économiquement exsangue, mais duquel émanait la volonté d’ouvrir la voie à une société plus juste et plus solidaire ?
En ces temps d’une crise qui frappe en particulier les plus démunis et où, au prétexte de réformes certains entendent remettre en cause des droits collectifs durement conquis, nous avons le devoir de rappeler l’histoire et les hommes qui ont forgé cette conquête du monde du travail
Aujourd’hui pour beaucoup d’historiens, ou prétendus, l’origine de la Sécurité sociale et sa mise en place tournent autour d’un seul homme : Pierre Laroque, haut fonctionnaire rallié au général de Gaulle à Londres dès 1940. Et oublient allègrement ceux qui furent à ses côtés dans la réalisation de cette œuvre collective.
Pourtant dans la mise en place de la sécurité sociale, Ambroise Croizat tient une place à part.
Né avec le 20ème siècle à Notre-Dame de Briançon en Savoie, fils d’un militant syndical, il entre au travail à treize ans comme métallurgiste et continue complémentairement à suivre une formation professionnelle. En quelques années il devient, responsable syndical CGT. Il est ensuite élu, député communiste de Paris en 1936. A la déclaration de guerre en 1939 il entre dans la clandestinité. Arrêté quelques semaines plus tard il connaîtra la prison jusqu’en 1943. Libéré il est ensuite désigné comme membre de l’Assemblée consultative provisoire à Alger, puis à Paris et devient président de la commission des affaires sociales de cette instance
Il commence, à ce titre, à travailler, entre autre, sur le projet de Sécurité sociale, défini par le Conseil National de la Résistance, et que vont concrétiser les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945.
Nommé ministre du travail en novembre 1945 par le général de Gaulle et maintenu à ce poste quasiment sans discontinuer jusqu’en 1947, date de départ des ministres communistes du gouvernement, il est sans doute celui qui au plan politique eut à mener les plus dures batailles pour faire adopter les lois qui fondaient le système et dans le même temps. A convaincre les travailleurs que la Sécurité sociale devenait leur affaire, qu’elle était partie intégrante de leur salaire, et qu’il convenait de la défendre au même titre que celui acquis quotidiennement dans l’entreprise. « Rien ne pourra se faire sans vous, leur disait-il, la Sécurité sociale n’est pas qu’une affaire de lois et de décrets. Elle implique une action concrète sur le terrain dans la cité, dans l’entreprise. Elle a besoin de vos mains ».
A partir de 1944 et durant toute sa vie (il décédera en 1997), Pierre Laroque s’est employé à réaliser, promouvoir et défendre ce qui sera l’œuvre de sa vie et constitue une des plus belles conquêtes du mouvement ouvrier. Pierre Laroque n’a jamais manqué de souligner le soutien et l’appui en toutes circonstances qu’il reçut de son ministre Ambroise Croizat et celui en particulier de la CGT.
En évoquant le souvenir de ces deux hommes, il ne s’agit pas de créer une dualité entre l’un et
l’autre. Mais au contraire de bien mettre en lumière l’apport de chacun d’eux, et de tous ceux qui se sont investis dans cette grande réalisation. Ambroise Croizat le dira lui-même à la tribune de l’Assemblée nationale :
L’ordonnance du 4 octobre à laquelle est à juste titre attaché le nom d’un ami qui nous est commun à tous M. Alexandre Parodi à été le produit d’une année de travail est une réforme d’une trop grande / d’une trop grande ampleur, d’une trop grande importance pour que quiconque puisse en réclamer la paternité exclusive.
Cette grande réforme n’appartient à aucun parti aucun groupement et à aucune confession Cette sécurité née de la terrible épreuve que nous venons de traverser appartient et doit appartenir à tous les Français et à toutes les Françaises sans considération politique philosophique ou religieuse. C’est la terrible épreuve que notre pays subit depuis plusieurs génération qui impose ce plan national et cohérent de sécurité. »
La Révolution industrielle amorcée au cours du XIXème siècle, le développement du capitalisme qui en résultait, n’avaient, malgré les luttes ouvrières, donné que peu de place à la Protection sociale de la population.
A travers la mise en place de la Sécurité sociale, c’est une révolution qui va se réaliser. C’est une page qui se tourne sur l’échec de la France anti-industrielle, qui ne voyait le salut de ses propriétaires de toutes catégories que dans l’aspiration à détenir un privilège si petit soit-il.
La Sécurité sociale, c’est également l’avènement de la société salariale et solidaire dans toute sa plénitude, dans une France demeurée majoritairement rurale, jusqu’aux années trente. C’est le choix de la solidarité collective, intergénérationnelle en particulier à travers la répartition en retraite face à l’épargne qui à travers la capitalisation a ruiné des millions d’épargnants. Elle va à la fois débarrasser les travailleurs de la hantise du lendemain à travers la maladie ou l’accident, les aider à élever leur famille, à vivre une retraite.
Elle va également ouvrir la voie à une spirale positive qui va conduire à consommer, à s’instruire, à avoir des loisirs. Paradoxalement, cette possibilité liée au travail va constituer un socle pour se débarrasser dans le futur de l’hégémonie de celui-ci.
La mise en place d’un système de protection sociale à la hauteur des besoins était au lendemain de la guerre une aspiration profonde de l’ensemble des habitants de notre pays; Cette demande se fondait sur un double constat. D’abord, sur celui que les assurances sociales mises en place en 1930 ne couvraient qu’une partie de la population et que leur gestion atomisée à travers de multiples caisses, notamment sous contrôle de la Mutualité, était source de disparités dans l’accès aux droits.
Ensuite par le fait que de grands pays disposaient déjà d’un système de protection sociale qui répondait davantage aux besoins de leurs citoyens. Tel celui de l’Allemagne crée par Bismarck à la fin du 19ème siècle, et étendu aux populations des départements d’Alsace et de Lorraine occupés entre 1870 et 1918, puis maintenu par la suite « avec l’objectif d’y puiser des éléments susceptibles d’améliorer nos propres lois et de donner des avantages nouveaux à l’ensemble des travailleurs français ».
Celui de l’Union Soviétique à travers un système de santé fonctionnarisé, financé par l’État, géré par les syndicats et mis en place après 1923. Et dont le dirigeant socialiste Albert Gazier dira en 1945 « le système d’assurance soviétique marque un très gros progrès sur tout ce qui existe dans les autres pays ».
Enfin, le système anglais issus du rapport Beveridge, publié en 1942, qui donnait à l’État mission de protéger la population des grands risques et d’être dans le même temps un élément de politique économique.
Par sa conception, et pour A. Croizat qui va en devenir le maître d’œuvre, le plan français de Sécurité sociale doit avoir une autre dimension, un autre objectif. Il se veut universel, c’est-à-dire ouvert à l’ensemble de la population généralisé, unifié, dans son fonctionnement, financé et géré par les cotisants.
Ambroise Croizat considère que « la généralisation du système est nécessaire parce dit-il et qu’il ne peut y avoir de Sécurité sociale digne de ce nom si elle ne repose sur une très large solidarité nationale et il indique de manière prémonitoire il faudra bien qu’un jour que j’espère prochain la France se décide a avoir une assurance chômage.
Concernant le financement, il estime que « faire appel au budget de l’État c’est inévitablement subordonner l’efficacité de la politique sociale à des considérations purement financières qui risqueraient de paralyser les efforts accomplis ». Mais souligne t-il « il y a surtout une raison de fond c’est que la Sécurité sociale doit reposer sur un effort véritable des intéressés eux-mêmes. La contribution de l’employeur et celle du salarié c’est en réalité celle de l’entreprise et faut-il le préciser « toute l’évolution économique et sociale d’aujourd’hui tend à associer les travailleurs à la gestion des entreprises ».
En ce qui concerne l’unicité il indique « Nous disposions d’une législation des accidents du travail, d’une législation des allocations familiales qui ne le cédaient en rien à celle des pays les plus évolués de l’Europe Mais la variété même des formules et des techniques, la séparation établie entre des législations entièrement distinctes et procédant de principes différents et souvent opposés enlevaient aux efforts accomplis une parti de leur efficacité. »
Enfin pour la gestion, il déclare « c’est la certainement l’innovation la plus profonde qui ait été apportée dans l’organisation nouvelle Le plan français de Sécurité sociale entend confier à la masse des travailleurs la gestion de leur institution, et ajoute-t-il, Il ne saurait nous échapper que l’application de ce principe constitue une réforme de structure d’une importance exceptionnelle pour ce qui est des accidents du travail dont l’assurance relevait jusqu’à ce jour de compagnies commerciales, et pour les allocations familiales dont la gestion était purement patronale ».
Cette précision n’est pas sans importance. Depuis la loi d’avril 1898 les compagnies d’assurances ont réalisé des profits indécents en gérant pour leur compte les blessures, mutilations, décès des salariés frappés au travail.
Comme toute mesure qui se veut révolutionnaire, novatrice dans l’évolution sociétale et la vie quotidienne, la Sécurité sociale a soulevé des oppositions, des craintes, des inquiétudes, des interrogations de la part des structures et des personnes déjà engagées dans des systèmes de couverture sociale.
Le patronat d’abord qui s’inquiète de la disparition de son influence dans la gestion des assurances sociales et surtout des allocations familiales, qui dénonce un système de caractère étatiste dans la gestion duquel l’entreprise sera en position de minorité Alors que sa contribution financière sera lourde et risquerait, selon lui, de mettre certaines d’entre elles en péril.
Les artisans, les agriculteurs, les commerçants qui refusent d’adhérer à un système qu’ils, craignent de devoir financer sans en retirer de droits
Opposition également très forte de la Mutualité à l’ordonnance du 5 octobre qui lui propose à une mission à la fois nouvelle élargie et précise ;
- La prévention des risques sociaux,
- L’encouragement de la maternité et la protection de l’enfance et de la famille,
- Le développement moral intellectuel et physique des adhérents.
Mais ces objectifs ne sauraient suffire au mouvement mutualiste qui revendique son expérience de gestionnaire, ses réalisations sociales, son implantation sur le territoire. Il exprime son refus de l’obligation d’affiliation au nouveau système, sa gestion centralisée et considère que, quelle que soit la formule choisie, « la Sécurité sociale ne saurait fonctionner sans le concours de la Mutualité, sous peine de danger graver pour la réussite même du projet. Enfin, « la Mutualité n’exprime aucune confiance dans le rôle de complémentarité que le législateur entend lui confier.»
Le débat est vif profond important La Mutualité tente de sensibilise l’opinion mobilise ses structures et ses million d’adhérents contre les objectifs présentés et sa prétendue disparition.
Le grand Conseil de la mutualité des Bouches-du-Rhône intervient auprès du général de Gaulle pour lui faire savoir que « l’adoption de ce projet serait l’annulation de toue liberté individuelle ou d’association» L’union départementale des mutuelles de la Loire, une des plus importantes de France demande avec insistance au ministre le maintien des caisses d’assurances sociales mutualistes.
En réponse Pierre Laroque ne manque pas de son côté de souligner que « la mutualité s’est enlisée et bureaucratisée dans les assurances sociales, alors que sa vocation est de faire du neuf, de jouer un rôle de pionnier ». Outre les missions de prévention qui lui sont dévolues, la Mutualité va garder une intervention complémentaire en aval de la couverture assurée par la Sécurité sociale. Ce rôle que les intéressés considèrent comme mineur doit être en principe transitoire, dès que les conditions le permettront, la complémentarité disparaîtra !
Il faut toute la persuasion d’Ambroise Croizat pour apaiser les tensions pour ouvrir une voie de collaboration franche et constructive entre les deux structures qui vont ans l’avenir fonder la couverture sociale de la population française.
Évoquant cette situation devant le Parlement il déclare : « La Mutualité a toujours été à l’avant-garde du progrès social. C’est elle qui a pris la plus part des initiatives rendues ensuite générales et obligatoires par le législateur ».
« Demain, dit-il, comme hier et aujourd’hui, c’est à la Mutualité qu’il incombera d’ouvrir des réalisations nouvelles. La Mutualité à sa place marquée dans l’organisation française de la Sécurité sociale. Elle doit être l’élément qui prend des initiatives nouvelles et réalise les expériences ».
Petit à petit la situation s’apaise La mutualité obtient des garanties dans le maintien de la gestion de certaines structures notamment chez les fonctionnaires à travers la loi Maurice.
Le corps médical qui s’était déjà opposé à la mise en place des assurances sociales voit dans la sécurité sociale un nouveau danger. Il craint de voir sa fonction étatisée, à l’image du système anglais, Il redoute, que la suppression de l’entente directe entre le médecin et le patient, et celle du tiers payant ne sonnent le glas de la médecine libérale.
Là aussi le ministre rassure : « Je tiens, dit-il, à dissiper, une fois de plus, toute inquiétude en déclarant que nous ne songeons pas à fonctionnariser les médecins de France Nous n’entendons pas les transformer en automates Nous continuerons à suivre la ligne de conduite qui jusqu’à ce jour a assuré au corps médical sa pleine et complète liberté, et aux malades hommes et femmes le libre choix de leur médecin. Il es nécessaire dit il qu’une franche collaboration entre le corps médical et les caisses permette de restreindre dan toute la mesure du possible les dépenses qui ne sont pas strictement nécessaires au rétablissement de la santé des assurés ».
Il confirme au corps médical qu’il aura une place, à part entière dans les conseils d’administration des organismes de sécurité sociale, qui vont être mis en place.
Opposition également de la part de la Confédération syndicale Chrétienne – CFTC qui a refusé de siéger dans les CA des Caisses au moment de leur mise en place, au prétexte d’une étatisation du futur système, et d’une insuffisante représentation dans conseils d’administration laissant à la CGT le soin de réaliser seule cette opération. Ambroise Croizat interviendra auprès de celle-ci pour qu’en attente des premières élections, définies par la loi du 30 octobre 1946, qui se dérouleront le 27 avril 1947 une place soit laissée aux syndicalistes chrétiens. La C.G.T répond favorablement. Le système se met en place avec la contribution effective de tous les représentants du monde du travail.
Les salariés cadres, qui exclus des assurances sociales en 1930 ont constitué leur propre régime, et craignent d’en perdre les avantages à travers une intégration dans la Sécurité sociale. A. Croizat les rassure, négocie avec eux leur adhésion à la sécurité sociale et le maintien de leurs acquis à travers la Convention du 14 mars 1947 qui créée l’Association des régimes de retraite des Cadres – Agirc.
Il faut rassurer également les salariés affiliés à des régimes particuliers en leur montrant que la mise en place d’un système de retraite universel, assurant un droit à retraite, aux différentes catégories de la population, ne conduit pas à l’intégration immédiate de leur régime Celle-ci ne saurait se concevoir que dans une perspective de maintien, et d’amélioration des droits. Ce sont l’esprit et la lettre de l’ordonnance du 4 octobre 1945.
Parallèlement, A. Croizat investit sur la santé au travail. Il crée la Médecine du travail en octobre 1946 instaure un système de prévention au travail qui à partir de différentes structures à la source du risque, c’est-à-dire l’entreprise, conduit à protéger au maximum les salariés. Ce sont le comité d’hygiène et de sécurité et les différents comités techniques qui s’y rattachent et dont la mission est d’élaborer une réglementation la plus en lien possible avec les techniques de production. Son activité ministérielle le conduit à être partie prenante dans la création et la mise en place des comités d’entreprise auxquels il confie une mission économique en phase avec l’ambition de l’époque, de rendre les salariés acteurs dans la gestion l’entreprise
Il s’occupera également des congés payés des jeunes travailleurs, de l’égalité des salaires entre hommes et femmes, sans oublier bien entendu les personnes âgées auxquelles il voue une attention particulière au regard de l’extrême précarité d’une grande partie d’entre elles, ruinées et sans droit à pension au lendemain de la guerre. « Les petits rentiers sont aujourd’hui des pauvres, les vieux travailleurs touchent par jour ce qu’un manœuvre gagne en une heure », titre en novembre 1944 un journal du soir.
Redevenu parlementaire, après la révocation des ministres communistes du gouvernement Ramadier en mai 1947, Ambroise Croizat continuera de siéger à la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale Il mènera son activité en liens très étroits avec le mouvement syndical, de manière à être le plus au fait possible des besoins des travailleurs et de leurs aspirations.
Affaibli par ses années de captivité, ébranlé par la mort de son fils en juillet 1950, il décédera le 11 février 1951. Il venait d’avoir 50 ans. Plus d’un million de personnes suivront ses obsèques au cimetière du Père-Lachaise à Paris.
Militant ouvrier, homme d’État reconnu, le nom d’Ambroise Croizat reste indéfectiblement lié à la création de la Sécurité sociale. Il s’inscrit aux côtés de tous ceux qui ont contribué à
l’évolution de la société tout entière. Il est aujourd’hui légitime que son action soit reconnue et son souvenir honoré.
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