Nous avons la chance, en France, de posséder depuis l’après-guerre deux institutions qui se révèlent être de puissants instruments de résistance au capitalisme néolibéral : le statut des fonctionnaires et la Sécurité sociale.
La fonction publique représente 20 % de l’emploi total, soit 5,5 millions d’agents, dont 71 % de fonctionnaires.
La protection sociale représente 34 % du PIB (produit intérieur brut), soit 759 milliards d’euros. 91 % des prestations sont versées parles administrations publiques (administrations centrales, locales et de Sécurité sociale), soit 649 milliards d’euros. 72 %des prestations sont versées par les administrations de Sécurité sociale, soit 516 milliards d’euros. Le secteur privé assure 9 % des prestations, dont plus de la moitié par des organismes privés non lucratifs. En 2016 le déficit était de 0,4 milliards d’euros, soit, rapporté à la masse des prestations, 0,05 % de déficit ! Comme quoi, et contrairement à l’idée répandue par ses adversaires, le secteur public peut gérer les biens communs avec efficacité.
Une fois cela posé, on comprend mieux l’appétit de la finance pour privatiser toute la société et faire main basse sur la protection sociale. Vous rendez-vous compte ? Tout ce « pognon de dingue » qui ne génère aucun dividende, qui ne vient pas enrichir encore plus ceux qui sont déjà riches ! Cela explique la stratégie globale du capitalisme financier à l’œuvre depuis plus de 30 ans. Ne pas saisir la cohérence de l’ensemble des contre-réformes qui s’enchaînent conduit à mener des luttes sectorielles qui sont en général perdues les unes après les autres.
Venons-en à l’économie sociale et solidaire (ESS), qui représente 11 %de l’emploi salarié en France et fait partie de la vie de millions de citoyens, qui sont adhérents de mutuelles, de coopératives ou d’associations.
C’est sous le quinquennat précédent que s’est pleinement développée l’offensive de la finance avec l’« entreprenariat social ».En dehors de sa promotion par des acteurs institutionnels, il fallait bien des outils pour passer à la vitesse supérieure. C’est ainsi qu’en 2016 le Secrétariat d’État chargé du Commerce, de l’Artisanat, de la Consommation et de l’Économie sociale et solidaire a ouvert en grand la porte de la bergerie au loup avec les « contrats à impact social » (CIS). Sortes de partenariats public-privé adaptés au financement de programmes sociaux, ils sont justifiés ainsi par la Secrétaire d’État d’alors :« grâce à ce mécanisme,un acteur social, une association par exemple, pourra faire financer un programme de prévention par un investisseur privé, qui sera lui-même remboursé par la puissance publique uniquement en cas de succès ». Il s’agit donc de faire financer un programme social porté par une structure de l’ESS par des investisseurs privés qui seront « remerciés »avec un bonus si les objectifs sont remplis.
Nous assistons donc à un processus de marchandisation de secteurs qui échappaient jusque-là à la finance parce qu’ils étaient considérés comme devant être sanctuarisés. Et cela entraîne un véritable changement de paradigme, qui n’est pas qu’un simple dégât collatéral, mais qui est pensé et planifié : le travail social, qui visait à l’émancipation des personnes vulnérables, devient désormais l’instrument censé atténuer les dégâts les plus criants du capitalisme financier, et cet instrument est actionné par ceux-là mêmes qui les commettent.
L’économie sociale et solidaire considère l’usager comme un citoyen, l’entreprenariat social comme une marchandise dont il va tirer profit.
L’économie sociale et solidaire est une émanation de la société civile qui interroge les conceptions dominantes du politique et de l’économie, l’entreprenariat social fait du business avec une vision dépolitisée de la société, en ignorant les relations de pouvoir et de domination.
Comment ces deux approches de l’action sociale pourraient-elles durablement cohabiter ?
Poser cette question, c’est poser la question de la survie de l’ESS, la vraie, tant qu’il est encore temps de la défendre.