L’UFAL revient d’un colloque international organisé par l’UCL((Université Catholique de Lille)) sur le transhumanisme. Conférences, tables rondes, tout ce qui permet de savoir où les uns et les autres en sont sur ce sujet. L’UFAL s’y était déjà intéressée ici ou là. Elle a aussi été invitée à l’ULCO((Université du Littoral.)) pour présenter son approche sur ce thème : qui possède les nouvelles technologies de l’augmentation de l’humain ? Ces transformations sont-elles réversibles, éthiques ? Quels en sont les partis-pris philosophiques et autres récits anthropologiques ? Quelles sont les nouvelles sources d’accumulation du système ? C’est par ce biais là que nous avions abordé la question de l’homme augmenté ; l’entrepreneuriat social (ES) est un vecteur de diffusion parmi d’autres de ce changement de civilisation. De l’humanisme vers le post humanisme transhumain, petit rappel :
L’économie sociale et solidaire (ESS) a cinq idées directrices : a-capitalisme, coopérative, émancipatrice, sociale, ouverte à tous((JF Drapéri. « l’entrepreneuriat social, un mouvement de pensée inscrit dans le capitalisme ». Article de 2010.)) et un point essentiel : ceux qui en bénéficient la possèdent. Inspirée au 19ème siècle par les penseurs libertaires, l’ESS s’estompa à partir de la seconde moitié du 20ème siècle pour renaître sous une autre forme en 1981 avec la création d’Ashoka : pionniers de l’entrepreneuriat social (ES). La loi Hamon de juillet 2014 regroupa sous le vocable d’ « ESS » toutes les « ES » et les coopératives bien qu’ils soient symétriquement opposés et totalement inconciliables : la coopérative propose l’émancipation de ses bénéficiaires tandis que l’ES veut les aliéner au système capitaliste en évinçant l’Etat complaisant.
Depuis les années Regan/Tatcher, les mouvements culturels, économiques et financiers ont ouvert la voie du néolibéralisme. Par la dette et les différents traités souvent passés contre l’avis des peuples, le tarissement de la redistribution créa un marché idéal pour le « social business » des ES. Ils endettèrent alors davantage la personne publique tout en se rendant indispensable à la société (cas de l’Inde, du Brésil, etc…). On pourrait y voir une solution sociale, un palliatif à l’Etat-providence, si l’ES n’était pas :
- Anti-laïque : les écoles Ashoka forment des « changemakers », acteurs du changement
que veut le système capitaliste dans un monde indiscutable, et non pas des acteurs de leur propre changement ; êtres libres décidant du monde de demain. L’école publique qui « forme » « l’apprenant » « autonome » à des « compétences » au lieu d’instruire l’élève vers les savoirs qui libèrent a ouvert la voie du « changemaker ». Pourquoi l’Etat permet-il cela et l’accompagne-t-il ? - Anti-universel : le marché est uniquement présent où le créneau est porteur, rentable.
Sitôt, que fait-on des autres pour qui ça ne l’est pas ? Si le « social » intéresse tant les forces dominantes du capital, pourquoi ne règle-t-on pas les 80 milliards d’€/an de fraude fiscale ? Pourquoi l’Etat ne les y oblige pas ? - Antisociale : le but des ES n’est pas d’émanciper l’être humain, mais de l’aliéner pour
mieux accumuler la matière qu’il produit lorsqu’il est lui-même transformé en marché (voir les CIS((CIS= Contrat à Impact Social. De même la French Impact Touch, etc…))). Pourquoi l’Etat tourne-t-il le dos à la « Res publica » (« chose publique ») démocratique, indivisible, laïque et sociale ?
Bref, nous avions vu que l’ES se revendiquant « ESS » n’était pas une alternative au capitalisme mais son nouveau moyen d’accumulation avec la complaisance des gouvernements successifs. C’est un antihumanisme qui réduit l’homme à de la matière qui peut alors être accumulée : c’est là sa seule « utilité ». Bienvenue dans le récit post humanisme transhumain.
En effet, l’ES d’Ashoka, 5ème ONG mondiale présente dans 96 pays, contribue grandement à installer la culture dont aura besoin le système pour accumuler la matière. Ce dessein favorise l’éviction des Etats et accompagne le basculement de l’humanité dans le posthumanisme où l’on distingue deux courants : le transhumanisme et l’animalisme. Pour le néolibéralisme transhumain, comme la matière est finie, il faudra en créer en augmentant l’être humain pour pouvoir continuer de l’accumuler. Il faut donc d’ores et déjà le préparer culturellement (Les NBIC((NBIC : Nanotechnologies, informatique, neurosciences, biotechnologies)) étudient cela depuis 1980). Qui dit culturel, dit récit et donc « religion » : celle du transhumanisme est le « capitalisme gnostique((Maria Noland. University of Columbia, NY.)) ». Elle a une transcendance : le Dieu-marché, et une immanence : le temps réduit à la microseconde((Personne n’est a parlé aussi bien que Régis Debray)) qui réunit dans le mouvement. Bref, ces courants posthumains ont aussi des valeurs, des philosophies et une éthique :
- L’homme transhumain post moderne est celui de l’utopie libertarienne. « Le Mal serait
tout ce qui entrave et limite l’action, la pensée et la vie individuelles : la maladie, la vieillesse et la mort, en un mot : son animalité. Le Droit ce serait le privilège de chacun de vivre mieux, de vivre plus, de vivre toujours. J’ai bien le droit ! Qui serions-nous alors ? Nous ne serions que des « moi », mais pour toujours. Notre éthique serait à la première personne : « je ». Etre soi, pleinement. Transhumanisme. »1
L’animalisme est le cas où la cité serait élargie à tous les êtres sensibles. « Le Mal serait la
souffrance ou la domination. La Cité idéale serait une Zoopolis. Tous les êtres sensibles seraient détenteurs des mêmes droits c’est à dire d’immunités. Qui serions-nous alors ? Nous serions des animaux sensibles aux animaux sensibles. Notre éthique serait à deuxième personne : « tu ». La compassion, la culpabilité. Animalisme. »((ibid.))
On peut préférer Ashoka à la Res publica, le cyborg et le « changemaker » à l’homme et au citoyen, mais avec un homme réduit à de la matière : un homme qui renonce à sa spiritualité, à sa liberté, bref à son humanité. C’est un récit et c’est une foi. Les individus ont le droit de troquer leur liberté contre un bonheur matériel, un « Lui » universel contre un « je » augmenté sinon illimité. Il faudra alors être cohérent et assumer ce choix jusque dans notre triptyque pour y substituer « liberté » contre « bonheur aliéné » et par suite, abandonner notre idéal humaniste de « Res publica ».
Les questions demeurent : est-ce éthique d’augmenter l’être humain ? Si oui, pour quelle humanité ? Ce changement sera-t-il réversible ? Comment la matière influence-t-elle l’esprit ? Qui possèdera la technologie transhumaine sinon ceux qui l’auront créée ? Est-ce un progrès au sens hugolien du terme((Discours à l’assemblée constituante de 1848 (« nous avons mis des lampes dans la rue au lieu d’allumer des flambeaux dans les esprits »))) ?
A l’UFAL, nous restons indéfectiblement attachés à la liberté de conscience, c’est pourquoi nous vous tenons informés pour que chacun soit maître de ses choix et que nul ne puisse soumettre impunément aux autres les siens, ce qui sera moins sûr si on assiste à l’émergence d’une supra humanité face à une infra humanité. La bataille est avant tout culturelle : « Moi », « toi » ou… « Lui » ?
- Francis Wolff, professeur émérite à l’ENS Ulm. « Trois utopies contemporaines », Fayard. [↩]