Fille de daronne et fière de l’être, Bouchera Azzouz, avec Caroline Glorion (Plon, Témoignage, 2016)
Le titre a beau faire « djeun’ », ne nous y trompons pas : Bouchera Azouz est de la génération précédente des « quartiers » (en l’espèce Bobigny, Seine-daint-Denis). Cette quadragénaire, de parents marocains, a connu la mixité sociale et les militants communistes dans sa cité, et la marche pour l’égalité de 1983 ; elle a été secrétaire générale de Ni putes ni soumises. Elle est musulmane, féministe (présidente de l’association « Ateliers du féminisme populaire »), et républicaine. Elle a fait un film documentaire, que je n’ai pas encore vu : Nos mères, nos daronnes. Elle a écrit avec Corinne Lepage, Des femmes au secours de la République, de l’Europe, et de la planète (Max Milo).
Bref, son témoignage pourrait être rassurant, voire faire d’elle « l’Arabe de service ». Mais c’est justement ce qu’elle n’est pas, voilà tout l’intérêt du livre. Car Bouchera Azzouz a porté 10 ans le voile, et dans une démarche d’émancipation qu’elle nous explique, et qu’on aurait tort de ne pas prendre au sérieux, tant elle s’applique à bien des jeunes filles d’aujourd’hui. Paradoxe ? Contradictions ? Elle les assume pleinement, car c’est justement la poursuite de cette quête d’émancipation qui lui a fait ensuite abandonner le voile, tout en revendiquant pleinement sa filiation avec sa « daronne », et dénoncer « ceux qui voudraient réduire [les mères] à des « indigènes » de la République. »
A la différence d’un certain féminisme petit-bourgeois ou bourgeois (qu’il soit « blanc » ne me paraissant pas pertinent), son féminisme est résolument populaire –c’est-à-dire qu’il s’adresse aussi aux femmes telles qu’elles sont, voilées aussi, mais avec la volonté de les émanciper. Ce « féminisme de bouts de ficelle », comme elle le nomme, va en réalité bien au-delà de la libération du patriarcat : c’est la République qu’il construit :
« L’enjeu de la condition des femmes est déterminant pour le devenir de nos quartiers. Si cette digue cède, c’est toute la République qui s’effondre. Partout où les femmes sont abandonnées, reléguées, oubliées, assignées((Y compris, sans doute, par certains « laïques » ou certaines « féministes », sous prétexte qu’elles portent parfois le voile. C.A.)), les forces rétrogrades progressent. » (p. 200)
Cette conviction conduit Bouchera Azzouz à dénoncer à la fois l’abandon par la République des quartiers populaires, et l’achat de la « paix sociale » par des accommodements peu regardants avec le religieux :
« Ce que l’ordre social n’était pas en mesure de régler, l’ordre moral et religieux prétendait pouvoir le faire ? (…) Enseigner qu’il ne faut rien attendre de la vie laissait s’installer une docile résignation. Il n’en fallait pas plus à l’Etat qui avait là une formidable opportunité, à moindre frais, de gagner la paix sociale, après des années de révolte urbaine. Enfin, l’incapacité de créer un réel élan de l’éducation populaire pour nos quartiers signait l’allégeance de la République avec le religieux. » (p. 108)
Nous ne disons rien d’autre à l’UFAL : supprimer les services publics, c’est ouvrir un boulevard aux solidarités communautaires. Et comment ne pas partager la foi de Bouchera Azzouz dans l’éducation populaire ?
Il faut absolument lire le chapitre 7 « Premier pas vers ma liberté ? » qui décrit en quoi le choix du voile peut être l’expression d’un souhait d’émancipation, en même temps qu’une protestation contre l’abandon public des quartiers malgré les attentes de la marche pour l’égalité.
Je n’ai pas l’impression, que le livre et son auteur aient eu l’écho qu’ils méritaient (sauf sur les radios de service public : France Inter, France Culture). C’est donc une lecture qu’il faut recommander à tous les militants laïques : moins pour le témoignage, qui est déjà celui d’une « daronne » (en témoigne la « Lettre à ma fille » qui clôt l’ouvrage) que pour les clés qu’il donne sur les « trajectoires et origines »((Titre d’une étude de l’INED « sur la diversité française » parue en 2015)) d’une jeune femme certes issue de l’immigration, mais passée par l’école (privée catholique, en l’espèce) et l’université, et animée encore d’une culture militante puisée dans la tradition populaire et ouvrière la plus française qui soit !
Réapprendre à lire, de la querelle des méthodes à l’action pédagogique, Sandrine Garcia et Anne-Claude Oller (le Seuil, 2015)
Longtemps, je me suis classé pédagogue. Oui, je dois l’avouer, jadis professeur d’école normale, j’ai péché par Richaudeau et Evelyne Charmeux pour les méthodes de lecture. J’ai adhéré à la linguistique. J’ai pourfendu les méthodes de lecture synthétiques ou syllabiques (le B, A – BA). J’ai excommunié l’oralisation au profit de la lecture silencieuse. C’était il y a 31 ans, ces crimes sont à peine prescrits…
Soucieux d’abjurer mes erreurs, je me suis donc jeté sur l’ouvrage de Sandrine Garcia et Anne-Claude Ollier, où, dès le premier chapitre, je me suis retrouvé, peint sous de bien tristes traits, accusé d’avoir, avec d’autres pédagogistes, la plupart proches du parti communiste (si, si, c’est dit !), fait « manquer une révolution scolaire » à la République. C’en était trop ! Allais-je poursuivre dans la flagellation ?
Mais ne voilà-t-il pas que, dès la page 100, je tombe sur une dénonciation en règle de feu Louis Legrand, de Philippe Meyrieux, et de la « pédagogie différenciée », faux-nez de la baisse des exigences de contenu pour les élèves les plus éloignés de l’implicite social scolaire ! Et pages 133 et 134 (sur 320), je lis des propos pertinents sur le déchiffrage visant le sens, « lire sans ânonner » pour « comprendre ». Mieux, pages 264 et 265 est rapporté de façon implicitement critique ce résultat d’une enquête commandée par le SNUIPP en 2013 pour l’Observatoire de professeurs de écoles débutants :
« Ils sont une très large majorité à considérer comme hors de portée « la réussite de tous les élèves », et plus de la moitié (52%) à penser que l’école devrait viser l’épanouissement de l’enfant plutôt que la transmission des connaissances (47%). »
Il faut donc le dire : un ufalien se retrouvera finalement en pays de connaissance ! Tout en contestant bien, des analyses de l’ouvrage, on en appréciera le parti pris concret, et pédagogique sans pédagogisme. Car, et ce n’est pas leur moindre mérite, les auteures((Sacrifions à la novlangue bien pensante…)) sont deux sociologues, disciples de Bourdieu, qui ont décidé de mettre à l’épreuve la théorie en la confrontant à la pratique, et d’aller enseigner la lecture sous forme d’ateliers dans des classes de CP et CE1 de deux écoles de quartiers populaires. C’est ce qui fait la richesse du livre, malgré un certain nombre d’a priori idéologiques : le nécessaire dépassement de la controverse sur les méthodes de lecture est prouvé par la pratique.
L’ouvrage pourrait s’intituler plus justement « Réapprendre à enseigner la lecture », mais les deux sociologues ont eu la pudeur de ne pas se prendre pour des enseignants. Il reste que l’éclairage apporté sur les méthodes pédagogiques, la formation des professeurs, le fonctionnement du système, est assez cru. Un certain nombre de thèmes de la sociologie de l’éducation sont ainsi démontrés par l’expérience, non d’enquêtes, mais de pratique sociale. Est clairement dénoncée la tendance de l’école à considérer les difficultés pédagogiques rencontrées comme la preuve de « handicaps » (souvent… sociaux !) des élèves auxquels il faudrait « remédier ». On trouvera une excellente critique de la « remédiation » par celles qui, s’y étant livrées, ont pu comparer avec le parti pris inverse, qu’elles préfèrent : interroger le fonctionnement « normal » de l’école, corriger l’enseignement « de droit commun », qui doit garder les mêmes exigences pour tous, mais en portant une attention particulière aux difficultés technique de chacun dans l’apprentissage de la lecture –phase décisive du parcours scolaire. La psychologie et l’orthophonie sont critiquées comme alibis du défaitisme pédagogique, un peu à l’emporte-pièce, mais non sans raison. Le parti pris méthodologique de l’action d’enseignement doit être clairement salué.
S’il faut émettre des réserves, elles porteront sur la première partie de l’ouvrage et son analyse « bourdieusarde » de 40 ans de controverses pédagogiques, tranchées par les ministères successifs dans un sens contesté. Nous ne les partageons pas, car il est un peu simpliste d’expliquer (à la mode de La Distinction, de Bourdieu) les orientations « remédiatrices » par la seule volonté des arrivants « spécialisés », psy ou ortho, de créer eux-mêmes leur emploi. Nous n’estimons pas davantage fondé le combat posé a priori entre les « conceptions savantes » (terme un rien poujadiste) et le rude pragmatisme de l’école à l’ancienne, qui aurait été délégitimé.
On suggèrera plutôt qu’il y a eu une véritable lutte corporatiste pour la défense de la situation acquise par les instituteurs (et PEGC), donc de leur niveau de recrutement (parfois à bac tout court). La « pratique du terrain » était alors opposée aux « savants » (les titulaires d’une licence, ou d’une maîtrise, et les certifiés et agrégés), qui « n’y connaissent rien », c’est entendu, car « ils n’ont pas la pédagogie » ! Derrière cela, il existe un vrai combat idéologique sur le contenu et la formation des enseignants, combat perdu par les partisans de la « primarisation pour tous » avec la création des IUFM, et l’élévation du niveau de recrutement…C’est justement alors que s’est développé le « pédagogisme », consommant l’alliance des universitaires recyclés dans la formation des maîtres, et des défenseurs de la « pédagogie contre l’encyclopédisme ». Mais ceci est une autre histoire…
Celles et ceux qui sont prêts à se plonger dans la relation précise des expériences décrites dans Réapprendre à lire, et qui ont quelques idées sur les manuels scolaires dont il est question, liront l’ouvrage avec profit. Les autres apprécieront cette renaissance pratique de la sociologie du système scolaire, qui part d’un postulat que nous partageons : la « démocratisation », c’est la même qualité pour tous !