Tout juste un an après son entrée en vigueur, le traité de Lisbonne – dont l’adoption avait pris sept ans – va devoir être révisé. Ainsi en a décidé le Conseil européen des 16 et 17 décembre. La modification est un simple ajout de deux phrases créant un Mécanisme européen de stabilité (MES) destiné à prendre la relève du Fonds européen de stabilité financière mis en place en catastrophe en mai 2010 pour faire face à l’éventualité d’un défaut de la Grèce sur sa dette souveraine. Ce Fonds n’était que provisoire, et venait à échéance à la fin de 2012. Le MES, lui, est permanent, et il est censé prendre effet en janvier 2013. D’où la volonté de le graver dans le marbre d’un traité.
Mais la volonté de qui ? Celle de la chancelière allemande Angela Merkel qui, avec l’appui de Nicolas Sarkozy, a imposé ses vues aux 25 autres gouvernements de l’Union européenne (UE). Ces gouvernements se seraient bien passés de remettre sur la table le clone du traité constitutionnel européen (TCE) qui, en 2005, avait été rejeté par les peuples français et néerlandais. Rebaptisé traité de Lisbonne, il avait à son tour été mis en échec par les Irlandais en 2008. On avait alors pu voir la démocratie européenne en pleine action. Ainsi, en France, le Parlement s’était substitué au peuple pour voter ce que ce dernier avait refusé. Quant aux Irlandais, ils avaient été re-convoqués aux urnes afin de donner enfin la seule réponse acceptable : le « oui ». On comprend que ces épisodes, et quelques autres, n’aient pas laissé de très bons souvenirs chez les dirigeants européens…
Pourquoi Angela Merkel fait-elle prendre tant de risques à certains de ses partenaires ? Elle avait seulement accepté à contre-cœur la création, dans un cadre intergouvernemental, du Fonds européen de stabilité financière doté d’une capacité d’intervention de 440 milliards d’euros. Elle craignait la censure du Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe face auquel elle entendait se « blinder » juridiquement. Par ailleurs, elle voulait rester en phase avec une opinion publique allemande hostile au renflouement des Etats présumés « laxistes » comme la Grèce et les autres membres du « Club Med ». C’est pourquoi elle a fait inscrire dans les ajouts au traité de Lisbonne cette petite phrase menaçante : « L’accès à toute assistance financière dans le cadre du mécanisme sera soumis à une conditionnalité stricte ». Les Grecs et les Irlandais sont bien placés pour savoir ce que signifie cette « conditionnalité stricte » dont ils ont « bénéficié » par anticipation : sous la tutelle du trio constitué par la Commission, la Banque centrale européenne (BCE) et le Fonds monétaire international (FMI) le renflouement non pas des Etats, mais des banques, les peuples, pour leur part, étant conviés à payer la facture par un gigantesque bond en arrière social.
Tout le problème est maintenant de faire passer pour une « révision limitée » du traité, selon les « éléments da langage » diffusés à Bruxelles, ce qui équivaut en fait à un transfert massif à ce trio de la souveraineté des Etats membres de l’UE potentiellement candidats au MES. Il faut bien que ce tour de passe-passe soit juridiquement entériné, mais en évitant toute forme de ratification pouvant donner lieu à un référendum, même dans un seul pays.
La solution que l’on pouvait facilement anticiper était que l’affaire se règle au niveau des seuls gouvernements, hors de portée des électeurs et des Parlements nationaux et européen. Mais l’imagination des juristes ne pouvait se déployer qu’à l’intérieur des procédures de révision prévues par l’article 48 du traité sur l’Union européenne (TUE) qui, avec le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), constitue le traité de Lisbonne]. Cet article prévoit une procédure de révision ordinaire et des procédures de révision simplifiées.
La procédure de révision ordinaire, pour les modifications d’envergure ou touchant à la répartition des pouvoirs dans l’UE, est celle qui a été suivie pour le défunt traité constitutionnel européen (TCE). Elle aurait impliqué la séquence suivante : convocation ; mise en place d’une Convention ; tenue d’une conférence intergouvernementale (CIG) sur la base des conclusions de la Convention ; signature ; ratification (par la voie parlementaire ou par référendum). On a vu plus haut que ce scénario était par expérience celui de tous les risques.
Restaient alors les procédures dites « simplifiées », au nombre de deux. Elles ont en commun de ne pouvoir modifier que tout ou partie du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), et absolument pas le TUE. L’une, celle dite des « clauses passerelles », que l’on évoquera seulement pour mémoire, pouvait d’emblée être écartée car elle avait été durement critiquée dans l’arrêt du Tribunal de Karlsruhe du 30 juin 2009. En revanche, l’autre semblait adaptée à l’objectif recherché. Elle concerne la partie III du TFUE qui porte sur les politiques et actions internes de l’Union.
Aux termes de l’article 48-6 du TFUE, les dispositions de cette partie III peuvent être modifiées directement par le Conseil européen statuant à l’unanimité, sans convocation d’une Convention ou d’une CIG. Comme l’explique Etienne de Poncins, diplomate dont les travaux font autorité sur les questions institutionnelles européennes, « les révisions ainsi proposées doivent être « approuvées » (et non « ratifiées ») par l’ensemble des Etats membres, selon leurs règles constitutionnelles respectives. En réalité, la différence entre « approbation » et « ratification » paraît assez ténue et pourrait, dans certains cas, ne pas impliquer un vote formel du Parlement national sur un texte, mais seulement une autorisation de ce Parlement au gouvernement » .
C’est exactement la philosophie de la révision proposée par le Conseil européen. Le premier ministre irlandais, Brian Cowen, a d’ailleurs vendu la mèche à Bruxelles : alors que, dans son pays, la ratification d’un traité européen passe obligatoirement, selon la Constitution, par un référendum (ce qui n’est pas le cas en France où c’est seulement une modalité possible), il a cru bon de déclarer :« Il est très improbable qu’un référendum soit nécessaire ».
Il faut donc s’attendre à une campagne européenne en forme de bourrage de crâne pour faire avaler aux opinions publiques l’équation selon laquelle « révision limitée = procédure simplifiée », alors que ladite révision touche à la répartition même des pouvoirs (ou de ce qu’il en reste) dans l’UE, et exige en conséquence le recours à la procédure de révision ordinaire. Donc, en France, in fine, soit un vote du Parlement soit un référendum. Il va être très intéressant d’observer comment les différents acteurs politiques, sociaux et médiatiques vont prendre position sur cette question de procédure.
En bonne logique, tous ceux qui considèrent que les Grecs et les Irlandais ont été « sauvés » par le trio Commission-BCE-FMI, et que le MES est un bon dispositif pour « sauver » prochainement les Portugais, les Espagnols et pourquoi pas les Français, devraient être enthousiastes à l’idée de faire partager leur foi par l’ensemble des citoyens. Ils devraient donc être les premiers à exiger un référendum. Et leur tâche ne devrait pas être trop difficile puisqu’ils ont avec eux la grande majorité des médias et des partis de gouvernement, qu’ils se réclament de la gauche ou de la droite. Quelque chose dit pourtant à l’auteur de ces lignes que tel ne va pas être le cas…
Tout indique plutôt qu’un front commun va se constituer entre les différentes composantes de la droite au pouvoir, du « centre », du PS (ou du moins de sa majorité) et d’Europe Ecologie pour ne pas exiger de référendum, prendre pour argent comptant la fable du caractère « limité » de la révision du traité, et donc se satisfaire de la procédure d’adoption simplifiée. On connaît d’avance les arguments : « Il y a risque de dérive populiste », « L’Europe et l’euro n’ont pas besoin de cela actuellement », « Il ne faut pas rouvrir les cicatrices du TCE », « Vous n’allez quand même pas tenir le même discours que le FN », etc.
L’exercice est quand même périlleux pour la direction du PS qui va devoir se défendre de sa collusion avec Nicolas Sarkozy sur la question fondamentale qu’est le tour pris par la construction européenne, alors qu’elle cherche à se différencier de lui dans la perspective des élections de 2012. D’autant que le président ne manquera pas de rappeler que le dispositif qu’il préconise a été adoubé par le directeur général du FMI, un certain DSK, titulaire d’une carte de membre du PS et candidat potentiel en 2012.
Une solution médiane serait que ce parti demande seulement une ratification parlementaire en bonne et due forme, solution « gagnant-gagnant », comme on dit en Poitou-Charentes. Comme pour la ratification du traité de Lisbonne, celle du MES serait acquise d’avance puisque la droite est majoritaire dans les deux assemblées et que, le cas échéant, des députés et sénateurs socialistes plaçant leurs « convictions européennes » au-dessus des « clivages partisans » feraient volontiers l’appoint. D’autres pourraient s’abstenir ou voter contre, sans incidence sur le résultat final.
Il appartient à ceux qui avaient décortiqué le TCE et rejeté sa tentative de constitutionnalisation des politiques néolibérales de recommencer l’exercice avec le projet de réforme du traité. Cette fois-ci, sous le prétexte – qui fait sourire – de résister aux exigences des marchés financiers, il s’agit de la constitutionnalisation du pouvoir des instances non élues ( le trio décrit plus haut) sur les gouvernements, les élus et donc les citoyens. C’est pourquoi, pour éclairer l’opinion, tout journaliste interrogeant un dirigeant politique ou un candidat à la présidence devrait désormais lui poser d’emblée une sorte de « question prioritaire de constitutionnalité » à propos de la révision du traité.
Ce dispositif entré en vigueur le 1er mars 2010 permet à tout citoyen de contester devant le Conseil constitutionnel une loi portant atteinte aux droits que la Constitution garantit. Les plateaux de télé et les studios de radio ne sont certainement pas les instances suprêmes de la République, mais, à l’occasion, ils peuvent contribuer à l’édification des citoyens sur les questions fondamentales en soumettant leurs interlocuteurs à une épreuve de vérité. Une belle occasion leur en est fournie à l’issue du récent Conseil européen.
Source http://www.medelu.org/spip.php?article687 (17 décembre 2010)
Notes
1- Lire Bernard Cassen, « Un ‘consensus de Berlin’ imposé à l’Europe », Le Monde diplomatique, décembre 2010.
2- Le traité de Lisbonne ne comprend que 7 articles qui, en fait, reviennent à modifier les traités de Maastricht (1992) et de Rome (1957). C’est pourquoi la nouvelle structure des traités européens se présente de la manière suivante : d’un côté un traité sur l’Union européenne (TUE) issu du traité de Maastricht et comprenant 55 articles ; de l’autre un traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) issu du traité de Rome et comprenant 358 articles. Il a trait en particulier aux politiques de l’UE.
3- Etienne de Poncins, Le Traité de Lisbonne en 27 clés, Editions Lignes de repères, Paris, 2008.