Au lieu de s’en prendre à l’amputation des horaires et des postes dans l’Education nationale, au lieu de s’en prendre au saupoudrage branchouille qui introduit dans cette peau de chagrin l’histoire de l’art et les inévitables « techniques de communication » sans parler de la « construction européenne »; au lieu de se demander comment en n’allant à l’école que quatre jours par semaine on pourra y faire plus de sport, de tous côtés des voix plus ou moins doctes s’élèvent pour pourfendre les nouveaux programmes scolaires : on enseigne toujours trop, et toujours trop tôt ! Le contenu, c’est l’ennemi !
La Cigale ayant chanté
Tout l’été
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue
La Fontaine, Fables I, La Cigale et la Fourmi
(…) après que Jeanjean eut été rattrapé à un mètre de l’en-but, le ballon sortait et après plusieurs charges infructueuses, Blin prenait le trou et inscrivait le premier essai de la partie…
22 mars 2008, compte rendu de match, Site web du Stade toulousain
Xavier Darcos n’eut pas plutôt présenté son projet de nouveaux programmes pour l’école élémentaire1 qu’on assista à une levée de boucliers dans le monde de la pédagogie bien-pensante. Parmi ces contenus superflus, prématurés et « abstraits » dont on s’apprête à accabler les élèves du primaire figure en bonne place un fleuron de la conjugaison française. « Combien de fois utilisons-nous le passé antérieur dans la conversation courante et dans l’expression écrite ? Quelle est son utilité pour un enseignement de base dans le cadre du socle en école primaire ? » s’interroge Philippe Joutard2. « Quel enfant emploie aujourd’hui ce temps ? » se lamente une enseignante dans Le Parisien du 1er avril – comme si on ne devait apprendre aux élèves que ce qu’ils savent ou emploient déjà. Un sommet est atteint sur un site local du SNUIPP3 où, se lançant dans un « bêtisier » qu’il veut ironique, l’auteur s’adresse au ministre en ces termes : « Encore eut-il (sic) fallu que vous nous expliquassiez cette nouveauté, Monsieur le Ministre ? Non, Monsieur le Ministre, vous n’eussiez pas dû rétablir le passé antérieur. » – le problème est qu’il ne donne aucun exemple de passé antérieur puisqu’il semble le confondre avec le conditionnel passé 2e forme (auquel il oublie de mettre son accent) !
A quoi sert le passé antérieur ?
Mais oui au fait, l’entend-on jamais, ce temps – annoncé par un « quand », un « après que », un « dès que », un « sitôt que », un « lorsque » – destiné à situer une action passée ponctuelle avant un autre événement lui-même passé mais en contiguïté avec lui ? Ce qu’on entend en revanche à sa place, répandu cent fois par jour sur les antennes, c’est un passé composé passe-partout qui, tel un téléobjectif, écrase les moments du passé les uns sur les autres, mais qui n’en a pas pour autant effacé le souvenir et le besoin du passé antérieur. Sachant en effet que le subjonctif est fautif dans pareils cas, et faute d’avoir appris assez tôt l’outil grammatical qui rétablirait la profondeur du temps, nos présentateurs radio et tv, au lieu de dire « Après qu’il eut fini… », prononcent avec application une platitude logique : « Après qu’il a fini, il a fait ceci et cela… ». L’usage naguère populaire du passé surcomposé (« Après qu’il a eu fini… ») était bien plus cohérent et attestait qu’il y a là des occurrences très fréquentes et parfaitement justifiées du recours au passé antérieur, structurantes pour la pensée.
Et contrairement à ce que prétendent les pourfendeurs sus-cités, cela s’entend tous les jours. Sans doute (pour certains du moins) le savent-ils, mais la conclusion qu’ils tirent de cet usage évité, subrepticement converti en occurrence nulle, révèle toute une conception de l’enseignement. Voilà comment une erreur fréquente dans l’usage, loin d’être une occasion de réflexion, loin de nourrir la connaissance en faisant entendre le souvenir et le besoin du vrai qu’elle renferme, devient un motif pour ne pas enseigner. L’erreur devient à elle-même, du fait de sa fréquence, un prétexte à sa propre perpétuation assurée par la chasse à « l’inflation des contenus » dans l’enseignement.
J’en étais là de ma réflexion et de mon indignation lorsque, faisant pour me divertir un petit tour sur le site internet du Stade toulousain, j’y trouve un superbe récit de match. A lui seul il offre un démenti cinglant à ces Diafoirus qui, pour cesser d’enseigner la langue belle et forte, se demandent « à quoi peut bien servir le passé antérieur » et autres subtilités dont un gamin d’aujourd’hui n’aurait nul besoin.
A quoi peut bien servir le passé antérieur? Une des réponses est là sous mes yeux : mais bien sûr, à lire et à savourer un compte rendu de match sur le site web du Stade toulousain, lequel retrace comment « après que Jeanjean eut été rattrapé » (et à la voix passive s’il vous plaît !!), le ballon « sortait » et fut recueilli par Blin qui marqua un essai ! Cela sert à comprendre comment, de façon assez surprenante et pour tout dire littéraire, on peut enchaîner ici un passé antérieur (événement ponctuel) avec un imparfait (action plus longue) – ce qui est aussi une intellection du rugby, seul sport où le ballon peut mettre un certain temps à « sortir » !!! Cela sert à lire, en outre, quelques romanciers, poètes, fabulistes et autres rêveurs qui croient qu’une langue ne se réduit pas à un idiome parlé par des idiots bornés aux utilités immédiates. Cela sert à savoir déployer les temporalités et les causalités, à ne pas s’effaroucher devant d’autres conjugaisons, pas plus ni moins subtiles que la française – oups j’oubliais que la grammaire comparée des langues c’est interdit… Cela sert à dire, à lire et aussi à penser.
Que le récit d’un match de rugby relaté sur un site web (sans doute prestigieux, mais ira-t-on jusqu’à le déclarer « élitiste » ?), puisse être lié à ce qui ressemble de fort près à la littérature, c’est une chose qui dépasse l’entendement utilitaire, non ? Mais si l’on n’apprend pas le passé antérieur à l’école primaire, jusqu’à quand faudra-t-il différer la lecture des contes – comment lire une page, ne disons pas de Perrault, mais de Harry Potter traduit en bon français (« Il n’eut pas plutôt brandi sa baguette magique que… ») ?
D’ailleurs, à quoi cela sert-il de jouer au rugby, de faire des vers, de danser, de bouger pour rien? Avec de tels arguments, on va aussi faire la chasse aux alexandrins, puisque personne – à part les poètes, les paroliers de chansons, quelques rappeurs érudits et autres égarés – ne parle en vers. On se crispe sur le français langue spontanée, on le rabat sur un idiome, alors que le français scolaire et écrit devrait être enseigné à tous comme une langue étrangère et étrange. Et il y a longtemps que la chasse aux démonstrations est terminée en mathématiques : à quoi cela sert-il en effet, d’imaginer qu’une formule pourrait être fausse alors que le plus utile est de l’appliquer ? Restons concret.
Pourquoi commencer à enseigner ?
Nos pourfendeurs adeptes de l’allégement ne se limitent pas, bien entendu, à ce seul exemple. L’un n’aime pas non plus qu’on enseigne la géographie de la France, ou plutôt qu’on commence par là. L’autre trouve que la règle de trois en CM2 c’est quand même trop, de même que les divisions simples par 2 et par 5 à la fin du CE1. Ici, plus question d’utilité ; un tout autre argument est invoqué. C’est tout simplement mal et contre-productif.
Regardons le cas de la géographie : c’est mal de commencer par la France, car nous sommes en Europe. L’argument n’est pas du tout absurde, mais révélateur d’une conception déflationniste et défaitiste en matière d’enseignement. Essayons de comprendre son fonctionnement : comment peut-on commencer par la France puisqu’il y a l’Europe ? Comment peut-on commencer par l’Europe puisqu’il y a le monde ? Comment peut-on commencer par une division qui tombe juste puisqu’il y a des divisions à reste et que de toute façon à un horizon plus lointain se profilent les terribles décimales ?
En résumé : comment peut-on commencer par quelque commencement que ce soit puisqu’il y a la fin ? Et comme la fin n’a pas de fin, on conclura qu’il ne convient jamais de commencer quoi que ce soit. En réalité c’est l’infinité des choses à savoir et à enseigner qui légitime ici l’absence d’enseignement. Inaccessible par définition, l’infini sert de motif à l’inaction et à la pauvreté. Comment peut-on être assez outrecuidant pour prétendre l’affronter, pas à pas, en commençant par le commencement ? C’est ce que dit cette pseudo-savante et savoureuse critique des programmes relevée sur un argumentaire diffusé par le SNUIPP : « D’une manière générale, les programmes sont conçus sur un schéma du simple au complexe, au mépris des connaissances aujourd’hui partagées sur la manière dont les enfants apprennent. » sic. Comment peut-on être assez vulgaire et pétri de bon sens cartésien pour prétendre régler l’instruction du simple au complexe, alors que l’establishment pédagogique recommande doctement d’évoluer dans le brouillard ?
On retrouve ici une des fonctions des Idées métaphysiques fort souvent convoquées pour discréditer le physique sur fond d’édification morale : c’est toujours au nom d’un arrière-monde qu’il faut se résigner à la pauvreté, ici et maintenant. Quand on vous montre la Lune, il est mal élevé de regarder le doigt. L’école idéale, allégée, centrée sur la misère actuelle (traduire « concrète » en langage Diafoirus), asservie aux utilités immédiates, est vertueuse. Ajoutons les passages automatiques de classe, et ce sera parfaitement moral. Au fait, ce n’est pas une école idéale, située à l’infini, que je décris ici : c’est celle que nous avons ici et maintenant après 25 ans de politique déflationniste acharnée à décourager l’acte élémentaire d’enseigner.
A cette stratégie de l’évitement du contenu dont on vient de dévoiler la métaphysique, on opposera le programme de la Révolution française, qui osa proclamer la possibilité du commencement, ici et maintenant : « dans une société bien organisée, quoique personne ne puisse parvenir à tout savoir, il faut néanmoins qu’il soit possible de tout apprendre. » (Talleyrand, Rapport sur l’instruction publique, septembre 1791).
Sans aller jusqu’à cette ambition, et sans être sans doute au-dessus de toute critique, les « programmes Darcos » sont inspirés généralement par le bon sens. Encore faut-il que leur application ne soit pas contrariée et désavouée par une politique de réduction d’horaires et de moyens qui, plus que les critiques métaphysiques auxquelles ils sont confrontés, risquent de les réduire à un pur affichage.
- Texte téléchargeable sur le site du Ministère de l’Education : www.education.gouv.fr/cid21007/presentation-des-nouveaux-programmes-du-primaire.html [↩]
- Publié sur le site du SNUIPP (Syndicat Unitaire des Instituteurs, Professeurs de collège et Pegc) www.snuipp.fr/spip.php?article5370 . Le texte est repris, avec des variantes, sur d’autres supports. [↩]
- SNUIPP de la Marne : 51.snuipp.fr/spip.php?article246 [↩]