Réponse à Isabelle Voltaire par Denis Pelletier (ex instituteur « freinetiste » en classe unique pendant quinze ans ; je fais donc partie de cette masse de pédagogues dont I.V. n’a pas examiné le travail ni les résultats, mais dont elle s’autorise néanmoins à dire qu’ils « trompent sur le contenu et la qualité »,
Certains esprits simples considèrent qu’il est d’abord nécessaire de connaître un phénomène avant de pouvoir en débattre et, a fortiori, le juger. Isabelle Voltaire ne s’embarrasse pas de cette contrainte. Elle est d’une ignorance crasse concernant Freinet – la démarche, les outils et l’organisation pédagogiques qu’il a utilisés et préconisés – et les mouvements d’éducation active qu’il a inspirés. Pour autant, cela ne l’empêche pas de prononcer son verdict à l’issue d’un procès pour le moins expéditif et caricatural à l’encontre de tous « ceux qui se réclament de l’étiquette Freinet » (de quels mouvements, de quels militants, de quels pédagogues parle-t-on ?), parce qu’ils « nous trompent sur le contenu et la qualité ».
Ecrire que Freinet a été exclu du P.C. « pour une raison non élucidée » c’est à peu près aussi sérieux que considérer le coup de piolet dans la tête de Trotski comme un accident du travail. Laisser croire que Freinet était par libre choix en école privée, en « omettant » de signaler qu’il a été contraint d’ouvrir sa propre école après avoir enseigné pendant une vingtaine d’années à l’école publique d’où l’a exclu la pression conjointe du patronat local, des cléricaux, des hobereaux réactionnaires et de l’administration servile et pleutre, c’est manquer à la plus élémentaire honnêteté intellectuelle.
« Je ne sais pas qui lui payait le papier et l’encre » écrit Isabelle Voltaire. Eh, oui. Elle ne sait pas grand-chose. Elle ne connaît rien à l’organisation coopérative de la classe. Elle ne sait pas davantage que le choix de certains papiers récupérés pour être utilisés au verso a été à l’origine de la cabale dont Freinet fut victime. Puisqu’elle ne sait pas, que n’a-t-elle la modestie de se retenir d’écrire ? Non. Paradoxalement, son ignorance ingénument avouée la conduit à se placer en évaluatrice d’une pédagogie qu’elle ne connaît pas : « L’ensemble était bon » ne craint-elle pas d’énoncer. A quelle altitude se situe-t-elle pour s’autoriser à devenir le juge pédagogique de Célestin Freinet ? C’est vraiment trop généreux de votre part, Mâdâme la Pédagogue, vous qui indiquez ne pas connaître cette pédagogie, mais qui estimez néanmoins pouvoir la gratifier d’un généreux bon point.
Certes, l’auteur n’ose pas s’attaquer à la statue du Commandeur. Il émet un jugement globalement positif sur Freinet à son époque. Mais c’est pour mieux pouvoir porter le discrédit sur les pédagogies et les pédagogues contemporains qu’il a inspirés. Pour cela, Isabelle Voltaire décide comme une grande, toute seule, comme si elle savait de quoi elle parle, de ne retenir que deux éléments de la « méthode » Freinet1 qu’elle juge déterminants : la visite d’atelier et le journal. Pourquoi ces activités-là et non pas l’étude du milieu, la correspondance, les échanges et voyages scolaires, les conférences d’élèves, le texte libre … ? Tout simplement parce que ça n’aurait pas contribué à la « démonstration » de l’auteur : rien ne vaut l’enseignement traditionnel où l’élève reste passif car les pratiques de pédagogie active de l’Ecole Moderne d’avant-guerre ne seraient pas applicables à notre époque. D’après elle, les deux activités arbitrairement choisies le montreraient car elle imagine leur évolution de façon très partiale et orientée. Surtout, elle en reste aux activités elles-mêmes et non à l’esprit qui les anime.
On se garde bien d’évoquer – mais les connaît-on ? – les techniques et outils (plans de travail individuels et collectifs, fichiers auto-correctifs…), les dispositifs et l’organisation pédagogiques (la coopérative, le conseil, le monitorat, le travail en équipe…) et surtout l’esprit et la philosophie qui président à cette formation des hommes et des citoyens : l’apprentissage de la démocratie, le travail en situation vraie, qui fait sens, le refus de la compétition stérile, le refus de la « pédagogie de la salive »…
Faute de connaissance de l’objet de son jugement, Isabelle Voltaire dispose-t-elle d’éléments statistiques suffisamment fiables sur les héritiers de Freinet ? Bien qu’elle nous les cache soigneusement, elle s’appuie sans aucun doute sur ceux-ci, puisqu’elle peut tirer une conclusion aussi générale que vide de sens : « ceux qui se réclament de l’étiquette Freinet nous trompent ». C’est définitif. La chasse est tirée. Circulez, il n’y a plus rien à voir.
Mais qui englobe-t-elle précisément dans ce procès stalinien de masse ? Les éducateurs du mouvement coopératif héritier à la fois de Emile Bugnon, Barthélémy Profit et Célestin Freinet ? Les enseignants spécialisés pour les élèves en difficulté (membres des RASED) qui suivent le thérapeute Oury et la psychanalyste Françoise Dolto eux-mêmes inspirés par Célestin Freinet ? Les adeptes de la pédagogie institutionnelle comme Jacques Pain qui se réfère à Freinet ? Bessière, Fonvielle, Marie-José Denis, les compagnons de Freinet qui ont continué son œuvre dans les écoles citadines ? Les sociologues de l’analyse institutionnelle Lourau et Lapassade qui les ont rejoints et aidés ? Les militants actuels de l’Institut Coopératif de l’Ecole Moderne (ICEM–pédagogie Freinet) ? Ceux du GFEN ?
C’est comme pour les soldes. Rien ne doit subsister. Tout ces rigolos doivent disparaître du paysage éducatif puisque, c’est Isabelle Voltaire qui nous le dit, le journal scolaire et les visites d’entreprises ne sont plus adaptées au monde technique et économique d’aujourd’hui. « Tuez-les tous, le dieu des ignorantins reconnaîtra les siens » pourrait-elle dire en plagiant les croisés d’Amaury de Montfort massacrant les cathares.
Voilà une contribution qui n’honore pas REPERE. Nous avons raison de considérer que l’éducation et l’enseignement sont des domaines vitaux. Nous nous voulons, à juste titre, rigoureux et exigeants. Soyons-le avec nous-mêmes2. Il en va de la crédibilité de REPERE.
- Il n’existe pas de « méthode » Freinet. Célestin Freinet récusait, à juste titre, cette expression. On peut évoquer, si on tient à personnaliser, des techniques Freinet, une démarche ou une pédagogie Freinet, mais en aucun cas une méthode Freinet. [↩]
- Ainsi, si on veut pouvoir stigmatiser les insuffisants orthographiques actuels, on surveillera sa propre syntaxe et on se dispensera d’ « amener » (sic) ses chaussures chez le cordonnier. [↩]
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