On a trop souvent tendance, y compris parfois dans nos rangs, à négliger le volet institutionnel et financier de la laïcité scolaire. Certes, l’UFAL a raison de dénoncer l’introduction du « fait religieux » dans les programmes, et surtout l’affaiblissement progressif des contenus et des savoirs au profit d’une école de « l’adaptabilité sociale ». Mais n’ayons garde d’oublier le plus ancien scandale de la République, la plus massive violation du principe de laïcité : la mise en place du dualisme scolaire, par le financement public de l’enseignement confessionnel. L’intérêt de l’ouvrage de Guy Georges et Alain Azouvi est de rappeler que le combat séculaire de la République contre le cléricalisme ne peut connaître de répit.
Alain Azouvi est économiste à l’INSEE, et surtout militant laïque. Quant à Guy Georges, est-il besoin de le présenter ? Ancien secrétaire général du Syndicat national des instituteurs, puis Conseiller d’État, il joint à l’engagement la rigueur du juriste qu’il est devenu. J’ai d’autant plus de plaisir à saluer son livre, sans en partager pour autant toutes les analyses, que je fus jadis, au sein de la défunte FEN, un opposant acharné à la ligne « réformiste » qu’il incarnait à mes yeux avec la tendance majoritaire « unité, indépendance et démocratie ». Or, je dois le reconnaître, Guy Georges était bien plus sincèrement et profondément laïque que beaucoup de mes camarades du courant « unité et action », certes plus revendicatifs, mais trop enclins à tenir pour dépassé le combat contre le cléricalisme d’État mis en place par la loi Debré.
Non, « la guerre scolaire » n’est pas une vieille lune que des laïcards attardés entretiendraient dans une France qui n’aspirerait qu’à la concorde. Le mythe de la « paix scolaire », entretenu par les pouvoirs publics, quelle que soit la majorité en place, cache à la fois la vieille complicité de la droite avec l’Église catholique et le reniement par la majorité mitterrandienne des principes de la laïcité scolaire en 1984. Rappelons qu’à la suite d’une puissante manifestation de la droite et de l’Église à Versailles sous le prétexte de la « liberté de l’enseignement », Mitterrand avait abandonné le projet de loi Savary de « grand service public unifié de l’éducation nationale », et limogé son auteur : l’ouvrage rappelle utilement le contenu du projet, pourtant modéré et non exempt de défauts.
Depuis, le PS a systématiquement recherché le compromis avec l’Église et renoncé à toucher aux lois scolaires anti-laïques. Il a même aggravé la loi Carle : l’obligation de financement par une commune des dépenses scolaires d’un enfant résidant sur son territoire et scolarisé dans un établissement privé d’une autre commune est élargie aux écoles enseignant une « langue régionale » — type « diwan » en Bretagne((La loi NOTRe du 7 août 2015 inclut un amendement de Marylise Lebranchu, Paul Molac (EELV), Nathalie Appéré (PS) et Jean-Jacques Urvoas (PS), députés du Morbihan, d’Ille-et-Vilaine et du Finistère.)) ! On comprend mieux pourquoi la majorité hollandienne s’est bien gardée, depuis 4 ans, d’abroger cette disposition de la loi Carle : régionalistes et cléricaux, même combat !
Alors que l’article 2 de la loi de 1905 dispose que « la République… ne subventionne aucun culte »((Disposition que le Conseil constitutionnel (décision QPC du 21 février 2013) a soigneusement évité de constitutionnaliser, ne retenant que l’interdiction de reconnaître et de salarier les cultes : Debré fils n’allait pas remettre en cause la loi de Debré père !)), les établissements privés subventionnés reçoivent au minimum 11 milliards d’Euros((Source : Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche rapport 2013 du Ministère de l’Éducation nationale (données 2011 : 10 967 Md€, État et collectivités territoriales) )) de fonds publics ! Et le tout, encadré par le statut de l’enseignement catholique (auquel ressortissent 95 % des établissements privés sous contrat), que l’ouvrage décortique en montrant que l’usage du « caractère propre » reconnu par la loi Debré est une arme dans « la guerre d’une Église en mission ».
Il est également rappelé (comme le fait par ailleurs Eddy Khaldi), que, contrairement à l’intention qui présidait à la loi Debré en 1959, ce ne sont plus des « établissements à caractère propre » avec lesquels l’État conclut des contrats, mais un réseau, étroitement piloté par le secrétariat général à l’enseignement catholique, émanation de l’épiscopat. Objectif : l’évangélisation ; contrôle par l’État : à peu près inexistant (il ne faut pas fâcher l’Église).
Georges et Azouvi rappellent comment, depuis le décret Poinsot-Chapuis de 1948 jusqu’à la loi Carle de 2009, en passant par les lois Debré de 1959 et Guermeur de 1977, la République n’a cessé de détricoter la laïcité scolaire, mise en place de 1882 à 1886, et proclamée dans le Préambule de la Constitution de 1946. Le Conseil constitutionnel a apporté son concours à ces manœuvres de sape, notamment en inventant, en 1977, le « principe constitutionnel du respect du caractère propre des établissements privés sous contrat »((Ce qui inclut donc les établissements à caractère propre… laïque, comme l’École Alsacienne : il est permis de s’en amuser…)).
Guerre juridique, financière, idéologique et philosophique : le parti clérical ne recule devant aucun mensonge, aucune déformation sémantique (ah, la « liberté de l’enseignement », et « la liberté religieuse »…). Des caricatures contre « l’enseignement féminin » (1884) et « l’école athée » (1912) illustrent dans le livre cette constante de la guerre scolaire menée par l’Église contre la République. Une guerre qu’elle a largement gagnée, puisque ses offensives ne visent plus aujourd’hui qu’à consolider son pouvoir sur l’école privée, et à tendre la sébile pour obtenir encore davantage de financements et s’épargner trop de suppressions de postes.
Mais l’institutionnalisation de la dualité de l’enseignement n’a pas qu’une dimension idéologique. « L’école à plusieurs vitesses » que l’on dénonce (non sans raison) à l’intérieur même de l’enseignement public a été mise en place en France depuis au moins la loi Debré, aux frais de l’État ! Car ce n’est pas pour entendre le catéchisme que les familles vont vers l’enseignement catholique : c’est bien pour échapper à la ghettoïsation sociale, à l’inégalité des exigences et donc des niveaux((Cette inégalité est aujourd’hui une injonction officielle sous le joli nom de « pédagogie différenciée ».)). Ainsi se met en place la baisse progressive des efforts publics pour l’école, et la prise en charge par les ménages de la dépense scolaire. Par ceux qui le peuvent, du moins : pour les autres, le « socle minimal » croisé avec la fourchette basse de la « pédagogie différenciée » seront bien suffisants !
Résultat : les pouvoirs publics organisent la concurrence entre l’enseignement public (une « obligation » selon la Constitution !) et l’enseignement privé… au détriment du premier ! Les exemples actuels de Beaupréau (Maine-et-Loire) et Ploërmel (Morbihan) sont justement analysés dans l’ouvrage : les collectivités locales font barrage pour empêcher l’ouverture d’établissements publics qui mettraient fin au monopole des collèges et lycées confessionnels !
On appréciera le chapitre 8, qui se propose de « démystifier » la « guerre sémantique » menée par le cléricalisme. Notons et retenons pour notre usage militant la distinction développée entre « liberté de religion » (protégée avec celle de conviction au titre du droit fondamental à la liberté de conscience) et « liberté religieuse », concept forgé par le Vatican pour réclamer une liberté sui generis, fermée aux incroyants, car fondée sur la spécificité (voire la supériorité ?) de la « doctrine religieuse » « pour organiser toute la société et vivifier l’activité humaine »((Déclaration Dignitatis Humanae du Concile Vatican II, 1965.)).
Mais « sans la liberté de blâmer il n’est point d’éloge flatteur ». On appréciera beaucoup moins les dernières pages de l’ouvrage célébrant la « refondation de l’école », dont l’UFAL a dit le peu de bien qu’elle pensait. Passe encore pour la nostalgie de la « primarisation » du collège, du bon temps des PEGC : au moins l’élévation du niveau de formation des enseignants et de sa congruence avec la discipline enseignée est-elle aujourd’hui un acquis… sous réserve du recrutement massif et peu regardant de vacataires ou contractuels dans certaines matières et filières ! Mais est-il honnête de rendre le secondaire responsable de l’exclusion scolaire, alors que celle-ci s’opère dès l’école primaire (voire la maternelle), un demi-siècle d’études le montrent ?
Quant à la tirade contre l’enseignement des lettres classiques, qui serait le reflet de l’élitisme social et du corporatisme de certains syndicats (sic), elle fleure bon la démagogie ministérielle actuelle. Pour avoir enseigné latin et grec dans un établissement « sensible » de Créteil, du temps (pas trop lointain) où la République offrait à tous ce qu’il y avait de mieux, je me sens personnellement blessé.
Désolé de ne pas regretter Louis Legrand (que j’ai entendu louer le « savoir réparer une mobylette » comme alternative au savoir académique), ni les groupes de niveau. Marri de ne pas considérer les difficultés scolaires comme des « handicaps » auxquels il faudrait « remédier »((Sur les impasses de la « remédiation », voir Réapprendre à lire, de Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller (2015, Seuil) )). Confus de ne pas admettre que « la maîtrise de quelque discipline, aussi prestigieuse soit-elle » devrait, dans une licence d’enseignement, passer derrière la (supposée) « capacité à enseigner ». Navré de ne pas tenir la défense de « l’enseignement du latin » et la contestation des « rythmes scolaires » pour l’apanage des « conservatismes de tout poil, des cléricaux, des libéraux, et aussi, hélas de nombreux enseignants ». Mais au fait, ce panégyrique de la refondation ne nous éloigne-t-il pas de la laïcité ? Et dans la « guerre scolaire », cette refondation est-elle une arme, ou un dommage de plus pour la République ?
Quoi qu’il en soit, conseillons l’ouvrage de Guy Georges et Alain Azouvi : il nous rappelle utilement d’où nous venons, où nous en sommes, et le combat laïque et républicain qu’il nous faut, inlassablement, mener.