Plusieurs collègues enseignant dans des établissements universitaires constatent la montée de pressions islamistes qui s’exercent sur eux et sur leur enseignement, ainsi que sur les autres étudiants. Cette pression se manifeste d’une part à travers le port du voile, signe d’appartenance religieuse, mais aussi signe de réprobation adressé par les musulmanes voilées à celles qui ne le sont pas. Elle se manifeste d’autre part, de façon concertée, à travers la contestation du contenu des cours. Les cours de sciences sociales semblent particulièrement visés, mais peut-être les spécialistes de sciences naturelles en sont-ils aussi les victimes. Tout cela accoutume les esprits à l’idée d’une absence de frontière entre le scientifique et le religieux.
Par ailleurs, d’autres secteurs des universités ne connaissent pas ce problème. Il faut donc réagir là où il se pose, soutenir les collègues et les étudiant(e)s victimes d’intimidations et les aider à se constituer un recours.
Une proposition qui a été avancée consiste à étendre tout simplement à l’enseignement supérieur, cinquième niveau du Service National Public d’Éducation, la loi de 2004, qui interdit le port ostensible de signes religieux dans les écoles, les collèges et les lycées.
Cette loi a l’avantage de ne s’attaquer qu’au port des insignes religieux. Alors que traditionnellement le législateur liait l’expression des opinions religieuses avec celle des opinions politiques, il les a ici dissociées. Ainsi la loi de 2004 permettrait de limiter l’intrusion du religieux sans nuire à la liberté d’expression politique des étudiants. Il reste à savoir si l’extension de cette loi à l’enseignement supérieur serait légitime, si elle serait efficace ou si le remède proposé ne risquerait pas d’être pire que le mal ; et, si c’est le cas, quels autres moyens pourraient être mis en oeuvre. Sans entrer dans la discussion sur ses modalités d’application pratique, tenons-nous en ici à la discussion du principe.
Quand la loi de 2004 a été rédigée, son champ d’application a été limité aux quatre premiers niveaux du Service National Public d’Éducation, qui s’étendent jusqu’au niveau du baccalauréat et à l’âge de dix-huit ans, et non pas étendu à l’université. C’est que, d’une part, à la différence de ce qui se passe en général dans les services publics, où seuls les représentants de l’État sont astreints à l’obligation de laïcité, à l’école, au collège et au lycée les usagers y sont astreints tout comme les professeurs : autrement dit une jeune fille peut aller voilée à la poste mais non pas au lycée. Or, d’autre part, cette obligation de neutralité n’a pas été étendue aux étudiants, qui traditionnellement disposent d’une liberté d’expression, politique comme religieuse, plus grande que les lycéens. Pourquoi cette différence de traitement entre ce cinquième niveau du Service National Public d’Éducation et les quatre premiers ? C’est que l’obligation de laïcité, pour les enfants et adolescents jusqu’au lycée, se justifie par le souci de les soustraire à toute pression idéologique et religieuse, y compris celles qui proviendraient de leurs camarades : en effet, ils sont particulièrement vulnérables parce que leur jugement est en cours de formation (ce sont des « libertés en cours de constitution », comme dit Catherine Kintzler) alors que les étudiants sont réputés adultes et capables de juger par eux-mêmes (ce sont des « libertés constituées »).
Cette distinction correspond à ce qu’on admet traditionnellement, à savoir que l’enseignement jusqu’au niveau du baccalauréat permet à chacun d’acquérir une structuration intellectuelle et une culture suffisante pour se débrouiller dans sa vie d’homme et de citoyen, et notamment réagir de façon libre et critique aux sollicitations de tous ordres, religieuses ou autres. Cette distinction n’est pas fondée sur l’âge : un certain nombre d’étudiants, au début de leurs études universitaires, sont encore mineurs, beaucoup plus l’étaient avant 1974, et pourtant ils disposaient et disposent de la liberté d’expression ; inversement beaucoup de lycéens sont majeurs et la loi de 2004 s’applique à eux. Cette distinction est fondée sur la situation dans le cursus scolaire.
Certes, il faut reconnaître que dans sa mise en oeuvre, dans la pratique, on se heurte à quelques inconséquences. Ainsi les élèves de classes préparatoires ou de BTS sont réputés étudiants et pourtant sont soumis à la loi de 2004 parce que leurs enseignements sont intégrés dans les lycées : en effet, on peut difficilement imaginer dans les lycées un espace réservé pour eux, où la loi de 2004 ne s’appliquerait pas alors qu’elle s’appliquerait au reste de l’établissement. En d’autres termes, pour des raisons pratiques la division procède par grandes masses, par type d’établissements, non par l’application de critères à chaque individu isolément. La question est donc de savoir s’il convient de revenir sur la distinction traditionnelle entre lycéens et étudiants. Si on décide l’extension de la loi de 2004 à l’enseignement supérieur, cela signifie que l’on reconnaît que les étudiants sont vulnérables au même titre que les lycéens ou les collégiens, c’est-à-dire que leur jugement n’est pas formé, mais en cours de formation.
C’est ce que pensent certains, et cela n’est pas faux. On peut dire depuis un certain nombre d’années les choses ont changé, qu’actuellement les étudiants ne sont adultes qu’à partir du moment où ils sont sortis de l’université, vers vingt-cinq ans ; cela parce que le niveau scolaire a baissé, que les quatre premiers niveaux du Service National Public d’Éducation ne remplissent plus leur mission et que la formation qui courait jusqu’au baccalauréat désormais ne suffit plus et s’étend jusqu’au supérieur. Observons que formuler ce constat d’une façon catégorique ferait peut-être fi d’une certaine maturité des étudiants. Malgré toutes les lacunes qu’on leur a fait accumuler au lycée et en amont, leur âge et leur expérience de la vie peut leur permettre une certaine prise de conscience, notamment à l’occasion des luttes. Bien entendu, cela ne remplace pas une solide formation intellectuelle, celle dont précisément ils sont les premiers, quand on parle avec eux, à reconnaître qu’elle leur manque.
Et voilà que ce débat s’investit d’un nouvel enjeu.
Que le niveau scolaire ait baissé (appelons les choses par leur nom), malheureusement, c’est un fait. Seulement, si on demande en conséquence l’extension de la loi de 2004 au supérieur, il faut bien voir ce que cela signifie : on grave dans le marbre cette baisse du niveau en en inscrivant les conséquences dans la loi. Et il serait très difficile par la suite de revenir dessus.
Or il faut bien voir aussi que la baisse générale du niveau scolaire est le résultat de réformes progressives, méthodiques, qui tendent à anéantir la fonction essentielle de l’école républicaine : la formation chez tous les enfants d’un jugement libre et critique. Ainsi, alors que les enseignements primaire et secondaire ont été à peu près détruits, réclamer l’extension de la loi de 2004 au supérieur équivaudrait à dire qu’on peut s’accommoder de cette destruction, puisque le supérieur se chargera de faire ce que les niveaux précédents n’ont pas fait.
Notons d’abord que si ces réformes continuent, elles s’étendront à l’université elle-même, qui jusqu’à présent avait été laissée à peu près libre de conserver des ambitions intellectuelles pour ses étudiants : entre autres effets néfastes, la loi Pécresse aboutit à réduire la part de formation culturelle et humaniste dans les missions dévolues aux universités ou, pour dire les choses autrement, à en faire des lieux où l’on formera des ingénieurs et des techniciens esclaves et aveugles. Donc la fonction autrefois dévolue au secondaire, puis reportée aux universités, ne sera même plus remplie par elles. Où ira-t-on donc si le mouvement démocratique et laïque ne manifeste pas de façon résolue son opposition à toute cette évolution d’ensemble ?
Mais, même en s’en tenant à l’état actuel des choses, on ne peut accepter que le supérieur se charge de faire ce dont on a empêché l’enseignement primaire et secondaire. D’abord parce qu’il n’est pas tout à fait vrai qu’il arrive le faire : car faute de bases réelles, celles qu’on doit acquérir dans les petites classes, il est très difficile de combler les lacunes à l’université.
Ensuite, si l’université fait ce que faisait le lycée, où fera-t-on ce qui se faisait jusqu’à présent à l’université, c’est-à-dire la diffusion d’un savoir de haut niveau nourri par la recherche ?
Il faut en voir les conséquences sur la formation des professeurs des écoles et professeurs du secondaire, qui auront à enseigner devant les enfants du peuple. Si l’on s’accommode de l’évolution des choses, cela veut dire que l’on admet que les maîtres qui sortiront à bac + 4 ou 5 (car la durée de leur formation, elle, ne change pas) n’auront pas plus à savoir que ce que savait un bachelier de 1975 ou 1980. Et cela alors que les étudiants qui passent les concours de recrutement, eux, sont parfaitement conscients des lacunes que le système les a laissé accumuler et travaillent d’arrache-pied à les combler.
Ajoutons que la vocation de l’université est d’unir enseignement et recherche : les enseignants étant aussi en général des chercheurs. Or plus le contenu d’un enseignement se situe à un niveau élémentaire (comme on dit, « assurer les bases ») plus il est difficile d’y faire intervenir cette part d’hypothèses, de tâtonnement et de doutes (mais aussi de certitudes) qui sont le lot du chercheur, et qui constituent une forme d’exercice de l’esprit critique. Voilà encore un apport intellectuel dont risquent d’être privés les futurs professeurs, qui ne poursuivront pas forcément de recherches personnelles.
La conséquence, à terme, est donc une baisse encore plus prononcée du niveau culturel général de la population.
Or il faut bien voir que l’indigence culturelle, le manque de structuration intellectuelle est le terreau de tous les fanatismes. Il faudrait peut-être remonter aux causes qui ont permis le développement de l’islamisme dans le pays.
S’il y a des causes sociales et même politiques, une cause importante est que l’école ne remplit plus sa mission d’intégration, et cela d’abord parce que les programmes et instructions ont abusivement privilégié l’« éveil » sur l’acquisition de connaissances et de procédures de pensée rigoureuses : comme si l’éveil, sans préjudice bien entendu de l’aspect affectif, n’était pas d’abord un éveil intellectuel, et comme si l’exercice de la réflexion pouvait se développer sans s’appuyer sur des connaissances consistantes et méthodiquement organisées. Ces programmes et instructions ont également largement jeté par-dessus bord tout ce qui dénote une ambition culturelle pour l’enfant (« ce n’est pas à leur portée »). Outre le français, l’histoire (sans parler des disciplines scientifiques) a fait les frais de tout cela. En d’autres termes, si on étudiait encore sérieusement Voltaire dès le collège, si, dès l’école élémentaire, on faisait lire de vrais textes d’auteurs, Voltaire compris, et si on enseignait avec suffisamment de soin l’histoire événementielle, que ce soit la naissance des religions, les croisades et autres guerres saintes, les guerres de religion, ou l’histoire politique, notamment celle de la Révolution et du XIXe siècle, nous n’en serions peut-être pas là.
Réclamer l’extension de la loi de 2004 à l’enseignement supérieur revient donc à aller dans le sens d’un alignement du supérieur sur le secondaire sinistré. Bien entendu, le Service National Public d’Éducation constitue un tout. Mais, même s’il doit y avoir continuité, les nécessités ne sont pas les mêmes selon les niveaux parce que le degré de maturité des publics est différent. Au collège on fait de la dictée, mais on n’en fait plus à l’université. Jusqu’au baccalauréat, les élèves sont tenus de justifier leurs absences, les étudiants n’y sont plus tenus. Et tout le monde se scandalise à l’idée (mise en pratique dans certains endroits) de devoir pratiquer la dictée à l’université.
Que reste-t-il donc à faire ? d’une part mener un combat, endroit par endroit, là où l’islamisme exerce sa pression, en veillant à ce que nos collègues et les étudiants qui en sont victimes soient soutenus de l’extérieur. Combat pour faire valoir des dispositions législatives et réglementaires, mais aussi bataille d’éducation (ou plutôt d’instruction) populaire. Il faut en outre être conscient du fait que l’islamisme est favorisé par la politique menée par certains élus, par la propagande des « idiots utiles » de l’islamogauchisme. C’est donc un combat politique qui déborde le cadre de l’université.
Mais le grand et vrai combat, pour ce qui concerne les enseignants, c’est d’oeuvrer pour la restauration d’un enseignement élémentaire et secondaire digne de ce nom, un enseignement républicain à la fois de haute ambition intellectuelle, scientifique et culturelle et destiné à tous. C’est tout le contraire du pédagogisme libertaire dont les ministères obscurantistes (droite et pseudo-gauche confondues) se sont prévalus pour laisser les enfants glisser sur la pente de leurs déterminations, notamment sociales, et pour mettre en oeuvre une fausse démocratisation qui a servi de prétexte à une régression générale des Lumières. Sur ce terrain, nous avons du travail.