QUATRE CONSTATS INQUIÉTANTS
- Plus de 150 000 élèves sortent chaque année du système scolaire sans diplôme.
- Le recours à des officines de soutien privé est de plus en plus systématique. Il faut savoir qu’Acadomia, entreprise spécialisée dans les cours à domicile, est désormais cotée en bourse. Il y a, de fait, une privatisation rampante de l’enseignement.
- L’école, depuis 30 ans, ne joue plus son rôle d’« ascenseur social ». Un exemple : il n’y a jamais eu aussi peu d’enfants d’ouvriers dans des grandes écoles comme Polytechnique ou Centrale qu’aujourd’hui.
- Le niveau baisse. Il y a quelques années encore, il était de bon ton de railler les professeurs élitistes et grincheux, toujours prompts à « seriner l’antienne du niveau qui baisse ». Aujourd’hui, le constat est pour ainsi dire unanime. On tire la sonnette d’alarme à tous les niveaux, et dans toutes les matières. Instituteurs, professeurs de collège et de lycée, mais également professeurs d’université : tous déplorent le peu de culture des élèves et des étudiants, leur manque de repères historiques, leur difficulté à maîtriser la langue française, à organiser leur pensée de façon rigoureuse, à exprimer leurs idées de façon fine. Les raisons de ces difficultés ne sont pas seulement exogènes et sociologiques. Si le niveau baisse, ce n’est pas seulement à cause de l’hégémonie de la société du spectacle ou de l’attitude « consommatrice » des jeunes : c’est aussi parce que l’école est de moins en moins exigeante. Bien sûr, le régime n’est pas le même partout : dans les grands lycées de centre ville, où sont généralement scolarisés les enfants de la bourgeoisie, les exigences sont restées à peu près les mêmes. Dans les quartiers populaires, en revanche, les professeurs, débordés, gèrent tant bien que mal la violence liée à l’indiscipline en occupantles élèves, à défaut de les instruire. Les parents cherchent par tous les moyens à dé-sectoriser leurs enfants ou à les inscrire, quand ils sont assez riches, dans le privé. Le contraste entre les établissements est désormais tellement marqué qu’il n’est pas excessif de parler d’une « école à deux vitesses ».
Ces quatre faits ne sont évidemment pas indépendants les uns des autres. Le quatrième constat, qui est le plus déterminant, éclaire les trois autres : c’est parce que le niveau baisse que les familles bourgeoises enrichissent les officines de soutien privé tandis que les enfants des milieux populaires vont grossir les rangs de ceux qui sortent du système scolaire sans diplôme. On ne s’étonnera donc pas que l’école joue aujourd’hui moins que jamais son rôle d’« ascenseur social ».
A QUI PROFITE LE CRIME ?
La question qu’il faut poser est la suivante : qui a intérêt à ruiner l’école publique ? A qui profite le crime ?
En 1996, le centre de développement de l’OCDE a publié un intéressant rapport. Le titre est sibyllin (« La faisabilité politique de l’ajustement »), le style, technocratique, l’enjeu effrayant : sous couvert d’apprendre aux gouvernements comment réduire les déficits budgétaires, son auteur, Christian Morrisson, montre comment libéraliser tous les secteurs des activités humaines en « réduisant les risques » – entendez : en évitant la révolte sociale. Soit le problème suivant : étant donné qu’il n’y a pas de libéralisation possible sans destruction des services publics, étant donné que les peuples sont généralement attachés aux services publics, trouver le moyen de supprimer les services publics tout en évitant de mettre les gens dans la rue. La solution est simple, mais il fallait l’inventer : Christian Morrisson préconise la méthode douce qui consiste à diminuer la qualité des services publics. Dans l’extrait ci-dessous, l’auteur prend l’exemple de l’école. Goûtons ce morceau d’anthologie du cynisme néo-libéral :
« Les mesures de stabilisations peu dangereuses :
Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population. »
Il n’y a qu’à diminuer progressivement la qualité de l’enseignement : les citoyens n’y verront que du feu. Personne ne descendra dans la rue, les gouvernants ne seront pas inquiétés, le secteur privé tirera tout le bénéfice, car les familles fuiront les établissements publics. Tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
Christian Morrisson décrit sans fard la réalité de l’école publique. La qualité de l’enseignement, depuis 30 ans, baisse à un point tel que les citoyens n’ont plus confiance dans leur école. Résultat : la marchandisation de l’enseignement est en marche (après celle de l’eau, après celle des énergies, après celle de la santé, etc.). L’école publique se délite progressivement. On grogne bien ici ou là, on réclame davantage de moyens, mais force est de constater que la recette Morrisson marche bien : le « risque politique » que constitue le « mécontentement général de la population » est évité.
LES « IDIOTS UTILES »
Pour résister à cette entreprise de destruction de l’école publique, il aurait fallu défendre l’idéal d’une institution forte, dévolue à la transmission de savoirs exigeants, sourde aux pressions venant de la société civile. Pour combattre efficacement Morrisson, il aurait fallu se ranger derrière Condorcet. On aurait pu croire que la gauche, fidèle aux principes de l’école républicaine, allait résister à l’offensive. Non seulement elle ne l’a pas fait, mais elle a apporté, à son corps défendant, un soutien inespéré au programme de la marchandisation de l’école. Le discours « pédagogiste » auquel une grande partie de la gauche a adhéré a eu pour principal effet de précipiter l’affaiblissement de l’institution scolaire ainsi que la baisse général du niveau. Voici quelques exemples de mesures qui ont participé à cette baisse :
- En valorisant des qualités qui n’ont rien à voir avec les compétences qu’on doit attendre d’un professeur, on a recruté des enseignants qui n’étaient pas toujours qualifiés. On a oublié qu’avant d’être « gentil », « dynamique », d’« aimer les élèves », de « participer activement au projet d’établissement », un professeur doit se distinguer par la maîtrise des savoirs qu’il transmet.
- En instaurant le passage automatique, on a fait en sorte que tous les élèves, même ceux qui n’ont pas le niveau, puissent passer dans la classe supérieure. Comme le redoublement est un luxe (les gestionnaires de l’éducation nationale savent que cela coûte de l’argent), on a poussé les professeurs au laxisme. Pire : on leur a retiré le droit de s’opposer au passage de tel ou tel élève dans les conseils de classe. Les parents sont généralement contents : ils pensent qu’on fait un cadeau à leurs enfants. Ils se trompent : en fait de cadeau, il ne s’agit que de faire des économies.
- Sous le prétexte idiot que la discipline ferait violence aux élèves, qu’un cours doit être « vivant », que le cours magistral est « ringard », on a laissé le désordre s’installer dans les classes. Les professeurs constatent amèrement qu’il est de plus en plus difficile de faire la classe dans de bonnes conditions et d’instruire les élèves.
- En bradant les diplômes qui, de fait, ont de moins en moins de valeur sur le marché du travail, on a poussé tout le monde à faire des études longues. Comme les conditions d’enseignement à l’Université sont souvent difficiles et parfois déplorables, comme les BTS et les IUT sont pleins, les parents qui ont de l’argent inscrivent leurs enfants dans des écoles supérieures privées (qui coûtent très cher). Ceux dont les parents n’ont pas les moyens se retrouvent sur le marché du travail : ils constituent alors une main d’œuvre paupérisée, qui est d’autant plus exploitable par le patronat qu’elle est peu qualifiée.
- On a délaissé l’enseignement technique et professionnel, éternel parent pauvre de l’éducation nationale, alors qu’il peut assurer une solide formation à des élèves qui s’ennuient dans les filières générales.
- Au nom des meilleurs sentiments du monde, on a remis en question le principe d’égalité républicaine et condamné les élèves des quartiers populaires : au lieu d’exiger d’eux ce qu’on exige dans les collèges et les lycées parisiens, on a « adapté » l’enseignement (« inutile de leur faire lire Racine, Descartes ou Montaigne : c’est trop compliqué pour eux et puis c’est tellement éloigné de leurs préoccupations »). On enseigne les humanités aux fils et aux filles de la bourgeoisie, tandis qu’on expérimente, sur les enfants des quartiers populaires, les nouvelles « pédagogies ».
LES MOYENS DE RÉSISTER
Comment résister à cette entreprise d’affaiblissement de l’école publique ?
Voici, pour conclure, quelques pistes :
- En renforçant l’institution scolaire : il faut instaurer de la discipline, élever le niveau des exigences, instruire les élèves (et non les occuper ou les amuser).
- En recrutant des professeurs compétents : il faut que ceux-ci soient recrutés sur concours nationaux, pour leurs savoirs ainsi que leur capacité à les transmettre le plus clairement et le plus rigoureusement possible.
- En concentrant les moyens dans les établissements des quartiers populaires : les professeurs les plus puissants, les mieux formés, les plus savants doivent être envoyés dans ces quartiers et exiger des élèves ce qu’ils exigeraient des élèves d’un lycée comme Henri IV.
- En cessant d’abaisser l’enseignement technique et professionnel : il faut que les élèves puissent en tirer une formation solide grâce à laquelle ils pourront trouver du travail, mais aussi suffisamment généraliste pour qu’ils puissent changer d’entreprise.