À la suite de la réduction du nombre d’heures de classe à l’école primaire et de la suppression du samedi matin, le Pr Hubert Montagner a publié en juillet 2008 un article intitulé « Temps scolaire: les décisions simplistes et irresponsables du ministre de l’Éducation nationale », qui a été largement diffusé. Cet article mérite d’être commenté, à la fois pour ce qu’il dénonce justement et par un certain nombre d’arguments et de considérations qui relèvent de la pédagogie de l’« élève au centre du système » et de l’« ouverture de l’école sur la vie », conceptions qui vont à l’encontre du but auquel adhère évidemment l’auteur de l’article : que l’école instruise les enfants, tous les enfants.
On ne peut qu’être d’accord avec certaines idées énoncées par le Pr Montagner :
- La dénonciation de la semaine de quatre jours : sachant qu’on ne peut pas rendre des élèves plus savants avec moins d’heures de cours, elle pénalisera justement les enfants les plus en difficulté et le soutien risque bien de n’être qu’une goutte d’eau dans la mer.
- Qu’étudier demande du temps, du loisir, ce temps et ce loisir dont manquent tant les enfants hors de l’école, que cela implique une répartition judicieuse des activités diverses dans la semaine et la journée, c’est certain.
- On peut même se demander si ce que le Pr Montagner appelle « le défi impossible », c’est-à-dire la contradiction entre de nouveaux programmes de primaire recentrés autour des « fondamentaux » et une réduction des heures d’enseignement, ne résulte pas tout simplement d’un calcul délibéré. D’une part, il faut (c’est ce que pense globalement l’opinion) que l’école recommence à transmettre des connaissances. Mais d’autre part, il ne faut pas qu’elle en transmette trop à ceux qui socialement ne sont pas promis à s’élever. Les nouveaux programmes sont effectivement plus consistants que les précédents, même s’ils peuvent être discutés dans l’organisation de leur contenu (à voir par exemple). Mais des programmes consistants ne peuvent pas s’accommoder de la réduction des heures de classe telle qu’elle a été pratiquée depuis quarante ans. En les rendant plus consistants et en refusant les moyens de les mettre en œuvre au profit de tous, on assure la marginalisation des uns, on instruit ceux qui sont destinés à survivre et en outre le ministère table sur un effet d’annonce et espère faire taire le mécontentement de ceux qui dénonçaient le laxisme de l’école pédagogiste (étant donné les événements récents, il apparaît qu’il s’agit aussi d’une offensive symbolique pour mettre les instituteurs et professeurs d’école à genoux, mais c’est un autre aspect). L’école retrouverait ainsi une certaine légitimité budgétaire, en assurant un minimum d’instruction pour un minimum d’individus sans que l’ascenseur social soit le moins du monde remis en route. Dans une telle stratégie, la suppression du samedi matin jointe aux nouveaux programmes n’est pas une ineptie, elle est au contraire tout à fait bien pensée.
Mais par ailleurs le même article énonce des thèses plus contestables, incomplètes ou ambiguës :
« L’école, nous dit le Pr Montagner, ignore l’enfant qui “se cache”? derrière chaque élève et ne veut pas connaître les vraies difficultés qui l’empêchent d’apprendre. Elle ne connaît que les programmes à partir desquels il faut formater au même “rythme”? les individus de la même classe d’âges (sic). »
Sur quelle vision convenue se fonde cette dénonciation ? Les enseignants ont bien conscience de l’enfant, et souvent de l’enfant souffrant, qui se cache derrière chaque élève. Il n’est même presque question que de cela dans les conseils de classe. Et les professeurs ne prétendent aucunement « formater » les individus. Quant aux « rythme(s) » d’apprentissage différents, remarquons que les redoublements, précisément, ont pour fonction de permettre à chacun de prendre son temps. Au lieu d’incriminer l’école en général, que le Pr Montagner dénonce donc les pressions du ministère qui visent à les contingenter, la politique Jospin qui les a limités à la fin de chaque cycle et le préjugé reçu des élèves et des familles, et contre lequel évidemment le ministère ne fait rien, qui assimile redoublement à déshonneur.
Cela étant, il faut bien que l’enseignement et ses exigences aux différents stades de la scolarité comportent une certaine dose d’uniformité, tout simplement parce que l’enseignement public est collectif : c’est un choix d’ordre pratique qui a été fait par l’école publique. Des préceptes sans doute très judicieux pour un enseignement individuel ou mis en œuvre dans de petites collectivités sont-ils applicables pour une population d’élèves considérable, dans des classes, même à effectif réduit, et dans le cadre d’une école, d’un collège ou d’un lycée qui, si petits qu’ils puissent être, sont forcément d’une certaine taille ? Le principe du parcours individualisé où chacun, faute d’avoir un précepteur particulier (ce que l’État ne peut absolument pas assurer), se retrouve en grande partie livré à lui-même, n’est-ce pas une autre espèce de formatage insidieux, celui du laisser-faire libéral, sachant que les individus les moins aidés par leur milieu seront les plus vulnérables aux tendances qui sont dans l’air, c’est-à-dire les plus déterminés par les pressions sociales et l’idéologie ambiante ?
Revenons plus précisément à ces « vraies difficultés » qui empêchent l’élève d’apprendre et que l’école est accusée d’ignorer. Nous connaissons bien ce tableau que brosse le Pr Montagner : temps de transport dans des bus où hurle de 6 h à 7 h 45 une radio démagogique, familles décomposées, travail ménager, bruit à la maison, temps perdu au supermarché, devant la télévision ou devant internet et MSN. Inutile d’ajouter à ce tableau, si vrai et si détaillé.
Seulement, que faire ?
La réponse qui s’impose naturellement est celle-ci : la société (c’est-à-dire l’État) se doit d’intervenir, familialement, socialement, culturellement, par tous les moyens disponibles. Que les transports soient les moins épuisants possible, les moins nuisibles à la concentration des enfants ; les limiter en développant des internats ou des foyers à visage humain ; éduquer le consommateur pour que les loisirs ne soient pas gaspillés en visites au supermarché et en « empilement d’activités » stériles ; pour que les week-ends ne soient pas épuisants, comme ils le sont même pour les enfants de la bonne bourgeoisie ; pour que les parents fassent coucher leurs enfants assez tôt et peut-être, dans tous les domaines, donnent eux-mêmes l’exemple de ce qu’est une conduite responsable ; mettre au pas (voire renationaliser) les chaînes de télévision pour qu’elles cessent de décérébrer les individus à coup de Monoforme et d’émissions stupides aux heures de grande écoute, etc. En d’autres termes, que l’instruction, que l’éducation ne soient pas le fait seulement de l’école limitée au temps scolaire, mais que d’autres instances prennent le relais ; bref que l’État soutienne énergiquement l’école, dans la société, en luttant contre les souffrances sociales.
Or le Pr Montagner ne tire pas cette conséquence. Il accuse l’école de ne pas prendre en compte la société telle qu’elle est (ce que pourtant, hélas ! les enseignants sont bien obligés de faire quotidiennement) : « Les enfants ne sont plus les mêmes, les familles ne sont plus les mêmes, les enseignants ne sont plus les mêmes, la société n’est plus la même. L’école ignore les facteurs humains et l’évolution de la société. » L’école devrait donc s’adapter ? À ce compte-là, autant vaut lui demander de démissionner, puisque s’adapter à la société signifierait fabriquer (hors quelques élites) ces larves intellectuelles dont elle a besoin pour pouvoir compter sur des producteurs et des consommateurs dociles. Le vrai formatage, ce serait celui-là.
C’est au nom de ce curieux raisonnement que le Pr Montagner inclut les nouveaux programmes de l’école primaire parmi les « décisions inquiétantes ». En fin de compte, on aimerait savoir ce qu’il aurait dit si le ministère avait annoncé conjointement le passage à la semaine de quatre jours et un nouveau dégraissage dans les programmes actuels. Cela ne serait-il pas allé un peu plus loin dans le sens de l’évolution de la société ? Aurait-il fallu applaudir, alors ?
Bref, l’analyse du Pr Montagner prend en compte les habitude des parents, mais semble ignorer totalement l’arrière-plan social, l’arrière-plan de classe, celui qui explique en profondeur les évolutions dans les comportements sociaux comme dans la politique scolaire. Sa dénonciation, sans doute légitime, mais insuffisante, se borne aux souffrances des enfants, à leur échec, et ne porte aucun regard critique sur les maux de la société si ce n’est pour les déplorer comme des réalités incontestables et irrémédiables.
Cette absence de regard sur les conditions sociales qui déterminent l’individu explique aussi la vision qu’il nous propose de l’enfant. Vision angélique : l’enfant est considéré, à peu près sans nuance, comme une victime innocente, et il n’est pas du tout imaginé qu’il puisse être violent lui-même, soit parce que par nature il est un être de désir et que tout désir entre nécessairement en conflit tôt ou tard avec le désir d’autrui, soit aussi parce qu’il fait lui-même partie d’un groupe et qu’il est largement (pas toujours et pas toujours entièrement, certes) conditionné par lui. Pauvres enfant, présentés non comme faisant partie d’un groupe (pour ne citer qu’un exemple évident, une classe n’est-elle pas un groupe ? et souvent n’y a-t-il pas des groupes à l’intérieur d’une même classe ?) mais comme une juxtaposition d’individus solitaires, « dans l’insécurité affective… qui n’ont pas confiance en eux et dans autrui… enfants anxieux ou angoissés, en particulier ceux qui vivent dans l’anxiété de performances (la peur de mal faire)… ou encore, des enfants turbulents qui ne tiennent pas en place (on dit qu’ils sont “hyperactifs”?), de ceux qui ont des conduites d’évitement et de fuite, des “agresseurs-destructeurs”?… » ! Face à cela, en dehors de l’apprentissage des « fondamentaux », réputés instruments de formatage, il semble admis que les autres matières ont toutes chances de « correspond(re) aux attentes et motivations des enfants, ou qu’elles procurent du plaisir » ; que les enfants, si on leur donne du temps, pourront développe(r) entre eux des conduites de coopération et se transmett(re) mutuellement des savoirs, des connaissances, des savoir être et des savoir-faire. L’enfant éducateur de lui-même. Émile n’est pas loin. Rien de plus souhaitable, certes. Mais le tableau est-il réaliste ?
Le portrait de l’enfant victime est certainement vrai. Chacun sait que le délinquant est toujours, à sa façon, une victime. L’hyperactivité ou les conduites agressives dissimulent sans doute l’angoisse et le manque de confiance en soi. Mais cela est très largement inconscient. S’ensuit-il qu’il faille, dès leur arrivée à l’école, entourer ces enfant d’une sollicitude appuyée, en « élabor(ant), comme le propose le Pr Montagner, des stratégies d’accueil rassurant et aménager des lieux appropriés pour que chaque enfant-élève puisse retrouver “à son rythme”? (quand il est prêt) une vigilance et une sécurité affective minimales » ? Quelle scène touchante ! Et quand ces enfants seront-ils « prêt(s) » ? Pourquoi supposer a priori qu’ils vont manifester plus d’intérêt pour le dessin ou la chanson que pour le calcul et la lecture ? Pourquoi supposer qu’ils auront envie de développer cette attitude coopérative à laquelle fait allusion le Pr Montagner ? Même si cela se vérifie sans doute pour certains, voire un bon nombre, que fera-t-on avec les autres, les égoïstes, les paresseux, ceux qui sont dépourvus d’intelligence ou de curiosité, et cela alors que la république se doit de se soucier de tous ? Mais surtout, songeons à ces enfants (quels que puissent être naturellement leurs aptitudes ou leurs goûts) qui, hors de l’école, ont été accoutumés à vivre dans la violence, à qui leurs parents donnent eux-mêmes l’exemple du culte du rapport de forces, de la grossièreté dans le langage, de la dispersion intellectuelle (le Pr Montagner ne fait-il jamais la queue aux caisses des supermarchés ?). Songeons également à la dynamique collective, au regard des copains, au caïdat qui se développe même chez les jeunes enfants, sans compter le fait que la télévision et le net embrument la conscience des réalités et donc de la gravité des actes que l’on peut commettre. Imagine-t-on que de tels enfants, s’ils étaient maternés en arrivant à l’école, laisseraient tomber aussitôt leur carapace ? Les enseignants savent bien que, dans de telles circonstances, ils concluent en général que le maître ou la maîtresse est une bonne baderne dont on peut abuser, et se retrouvent seulement confortés dans l’attitude acquise. Organiser judicieusement les activités de façon que l’intelligence soit sollicitée de la meilleure façon au meilleur moment, chose très légitime, nous l’avons dit, n’implique pas l’absence de fermeté. Il est certain aussi que la fermeté n’exclut pas la compréhension ; les deux vont même de pair à l’école républicaine, parce que le but de l’école républicaine est l’émancipation de l’individu et non son humiliation, et c’est ce qui fait la différence d’avec la contrainte de la société qui, elle, est implacable et asservissante. Or l’expérience montre que les élèves sont précisément reconnaissants aux maîtres qui, parce qu’ils ont des ambitions pour eux, les mènent ailleurs que là où ils étaient spontanément portés. C’est alors, une fois un palier franchi, que la carapace du petit caïd peut se fissurer. Transformer l’école en dispensaire est le meilleur moyen de la déconsidérer.
On peut même se demander si cette angoisse dont fait état le Pr Montagner ne provient pas, dans une certaine mesure, non pas seulement de la violence ambiante de la société, mais aussi précisément de cette pédagogie qui, sous prétexte de mettre « l’apprenant au centre du système » et de vouloir qu’il « construise lui-même son propre savoir », prétend faire de l’enfant le moteur de la classe alors que par définition il n’a encore ni les connaissances ni les moyens intellectuels pour cela. Une telle démarche est de nature à désorienter la plupart des élèves (sauf les plus doués ou les mieux soutenus par leur milieu) tout en faisant porter sur eux une écrasante responsabilité. Prenons l’exemple de la grammaire : quand un enseignement est organisé de façon déductive (la règle, puis des exercices d’application), les informations, étant données en premier, constituent un point d’appui sécurisant. Mais vouloir reconstituer la règle à partir d’une multitude d’exemples (ce que les programmes actuels appellent pompeusement « l’observation raisonnée de la langue »), c’est demander aux élèves de refaire en quelques heures un travail qu’ont développé des générations de linguistes. Les exemples de ce genre foisonnent dans les diverses disciplines. On comprend que des élèves, invités à deviner des informations qu’on ne leur livre pas alors qu’elles sont simples et faciles, soient perdus, s’ennuient et se sentent ineptes ou se révoltent. Au mieux, d’ailleurs, cette pédagogie n’est qu’une façade : l’enseignant (les pédagogues le reconnaissent volontiers en privé) souffle plus ou moins la réponse à l’issue de longs tâtonnements, lesquels ont occasionné une perte de temps ; et celle-ci, en fin de scolarité, doit être rattrapée par un bachotage intense auquel se livrent bien des élèves au moment des examens. Contrairement à ce qu’affirment ses promoteurs, la pédagogie constructiviste n’est aucunement un remède contre l’angoisse de l’échec.
Concluons que si la réduction des horaires du primaire est inacceptable, si elle est contradictoire avec les nouveaux programmes, si cette contradiction ne gêne sans doute aucunement le ministère, si les suggestions du Pr Montagner sur l’organisation de la journée sont fort intéressantes, il ne s’ensuit pas qu’à l’école de Sarkozy on doive opposer l’école angélique. L’école angélique, qui laisse en confiance chacun suivre sa pente, ne peut que conforter les violents dans leur violence, les ignorants dans leur ignorance et les pauvres dans leur pauvreté. C’est au fond le visage riant du libéralisme.