Si ses conclusions sont adoptées, le rapport de l’Inspection Générale (pour lire le rapport) concernant la revalorisation de la filière L impliquera un véritable bouleversement pour notre discipline d’enseignement, et au-delà même de la filière L, pour l’enseignement en lycée. L’analyse que nous en proposons relève surtout le diagnostic qu’il établit sur l’enseignement de la philosophie et les transformations qu’il appelle à mettre en œuvre. Ce rapport, qui est en conformité avec les indications données par le rapport annexé à la Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école, dite Loi FILLON, s’inscrit dans la continuité des grandes orientations suivies depuis 15 ans (depuis l’adoption de la Loi d’orientation, dite Loi JOSPIN, de 1989).
Son but déclaré est de chercher les solutions qui permettraient de sauver la série littéraire et de mettre un terme à son déclin (qu’il juge par ailleurs « inexorable ») : son diagnostic porte sur ce qu’il estime être ses causes et l’échec des mesures adoptées par les précédents ministres pour l’enrayer, et conduit à envisager « quelques hypothèses d’avenir ».
Notamment, il faut revoir la place de l’enseignement de la philosophie en L car, dans ses modalités actuelles, il est selon lui partiellement responsable de ce déclin.
Nous montrerons que ce rapport évite de compter parmi les facteurs qui expliquent le déclin de la série littéraire la politique mise en œuvre depuis 1989, même s’il reconnaît l’effet malheureux de la réforme des lycées de 1992. Et notre conclusion sera la suivante : loin de chercher à rétablir, selon ses intentions déclarées, l’équilibre de la série L, ce rapport appelle à la mise en place d’une politique des « pôles » en terminale L (« des dominantes identifiables en termes de débouchés ») qui reviendrait à faire disparaître la philosophie de nombreux lycées : elle n’est en effet présente que dans l’un des cinq pôles proposés par les rapporteurs (le pôle « sciences humaines »), et le choix du (ou des pôles) devrait dépendre du « projet d’établissement» de chaque lycée. La logique de professionnalisation qui préside à cette politique entraînerait en outre une véritable mutation de l’enseignement des disciplines, dont la raison d’être serait avant tout de mettre en œuvre des « compétences » pour adapter les élèves aux « besoins » de la société. Les rapporteurs souhaitent ainsi redéfinir la place de l’enseignement de la philosophie dans le second cycle : il s’agirait alors de revenir sur le programme de 2003 (il relève d’un programme de notions « intangible ») et de fractionner l’horaire actuel de terminale L (réparti alors sur deux ans : première et terminale) ; la philosophie pourrait ainsi être réduite en première à une « compétence transversale » permettant d’aborder des « problématiques contemporaines ». Selon cette nouvelle architecture, les élèves de L auraient donc tous un enseignement de philosophie en première dans le cadre d’une pratique pluridisciplinaire s’inspirant du modèle des TPE (soit 3 heures), mais une partie d’entre eux seulement choisiraient (ou pourraient choisir) la philosophie en terminale L, dans le cadre de l’option dominante « sciences humaines » (soit 5 heures).
Nous analyserons d’abord le rapport avant de formuler nos commentaires. Les trois notes que nous ajoutons à la fin de l’article indiquent les textes de référence qui permettent de situer et d’éclairer les propositions avancées par le rapport.
I- ANALYSE DU RAPPORT
A- Son diagnostic du déclin de la filière littéraire
1- La finalité du rapport et ses objectifs
Le rapport fait état du « recul quantitatif » subi par la série littéraire de l’enseignement secondaire depuis 15 ans. « En quinze ans, les effectifs ont baissé de 28% cependant que ceux de la série ES augmentaient de 18%, ceux de la série S de 4%… On n’est plus très loin aujourd’hui du seuil des 10% du total des effectifs des séries générales, seuil en deçà duquel la série est menacée d’extinction». Ce recul se double d’une « dégradation qualitative » : « loin d’attirer les meilleurs éléments des classes de seconde, elle apparaît trop souvent comme un refuge pour des élèves en délicatesse avec les disciplines scientifiques et amenés là par défaut plutôt que par goût pour les enseignements littéraires ».
Les rapporteurs se sont fixés trois objectifs :
«1- analyser de plus près l’évolution des effectifs de la série littéraire et dégager les principaux facteurs explicatifs du déclin enregistré ; 2- examiner ensuite les mesures correctrices adoptées au cours des quinze dernières années, pour constater qu’elles n’ont pas eu l’impact espéré, quand elles ne se sont pas révélées contre-productives ; 3- s’interroger sur les conditions d’un redressement durable de la situation, et en envisageant plusieurs scénarios, retenir les hypothèses d’évolution qui paraissent les plus pertinentes pour redynamiser la série».
2- Le diagnostic concernant le déclin de la série L et l’échec des mesures destinées à l’enrayer
Le rapport rappelle qu’en 1968, la série L représentait 50% des effectifs du total des séries générales, qu’en 1989, ils étaient tombés à 18%, pour arriver en 2006, à près de 11%… Il rappelle aussi que la série ES a été créée à la fin des années 60, et que la réforme de 1992 des lycées a supprimé l’ancienne série A1 où les élèves littéraires pouvaient suivre un enseignement conséquent en mathématiques, en voulant accentuer la spécificité littéraire de la filière L (pages 27 à 29). Depuis cette réforme, les débouchés des L se sont restreints.
Le rapport ne considère pas pour autant que ces mesures sont les causes majeures de la chute des effectifs en série L puisque, selon lui, les facteurs du déclin de la série L « relèvent largement du contexte sociétal et de l’organisation du lycée et de l’enseignement supérieur ». Les quatre facteurs avancés sont :
- «un contexte sociétal devenu peu porteur pour les études littéraires
- une organisation du second cycle qui conduit à marginaliser la série L
- une réelle difficulté à identifier la spécificité des enseignements qui y sont dispensés
- un manque de visibilité des débouchés auxquels elle conduit, à la différence des autres séries de l’enseignement général et technologique».
3- Un destin « inexorable » : le « règne de la technique » condamne au passé les caractéristiques d’une série littéraire qui « peuvent apparaître très franco-françaises »
Les premières pages du rapport abondent en déclarations vertueuses et en condamnations de principe contre l’ « utilitarisme ambiant » qui caractérise « la société contemporaine ». Selon le rapport, l’intention majeure du ministère est de sauver avant tout un « patrimoine » et de « contrecarrer une regrettable évolution ». En effet, « derrière ce déclin (de la série littéraire, NDLR), se profile une autre menace, celle de voir disparaître un pan essentiel de notre tradition et de notre culture. Or ce patrimoine représente une certaine vision du monde, un mode d’expression original de l’expérience humaine… Soucieuses de contrecarrer cette regrettable évolution, les autorités ministérielles qui se sont succédé depuis 15 ans ont mis en œuvre diverses mesures destinées à revaloriser cette formation afin de la rendre plus attractive et d’accroître, ou du moins de stabiliser, ses effectifs ». (page 7)
Les intentions des ministres qui se sont succédé depuis 15 ans sont donc les meilleures, mais il y a hélas la force des choses, quelque chose comme un destin « inexorable » (« En dépit de tous ces efforts il n’a pas été possible d’enrayer le déclin de cette formation, lequel paraît inexorable »).
L’un des principaux facteurs de ce déclin est l’ « évolution de la société ». Au banc des accusés, il y a d’abord la technique: « le règne de la technique n’est pas propice à la promotion des humanités ». Le rapport précise : « La formation qu’apporte la série L n’apparaît pas comme adaptée aux exigences les plus visibles de la société contemporaine dont l’environnement, les objets et les pratiques reposent sur la technique ».
Ainsi, dans un premier temps, le rapport épouse le discours technophobe qu’est censé tenir le « littéraire » sur la domination de la technique et l’essor de la civilisation moderne (« Or, l’essor de la civilisation se fonde sur le développement des sciences de la matière et le langage mathématique. En outre, le triomphe des écrans (télévision, internet) s’est fait à l’avantage des supports de diffusion plutôt que du sens et du contenu, ce qui n’a pas été sans conséquences sur le déclenchement et le développement des vocations de type littéraire »), mais, une fois ce constat établi , il explique qu’il est vain de regretter la perte de sens qui en résulte, car le mouvement de la mondialisation est irréversible (« Il est à craindre que la mondialisation ne fasse qu’accroître ce décalage »). Ces considérations sur la technique aboutissent à un jugement de valeur sur le caractère purement hexagonal de l’enseignement dispensé en L. En effet, au regard du destin de la mondialisation, les caractéristiques de la série littéraire « peuvent apparaître comme très franco-françaises » (« Les études scientifiques s’appuient sur des langages et des contenus correspondant mieux aux standards internationaux que ceux d’une série littéraire dont les caractéristiques peuvent apparaître comme très franco-françaises. »).
On ne sait jamais très bien si les rapporteurs se contentent de formuler une opinion couramment entendue ou s’ils s’expriment en leur nom. En tout état de cause, ce n’est pas la première fois dans le rapport que l’enseignement littéraire est qualifié de traditionnel : son introduction le présentait déjà comme « un pan entier de notre tradition et de notre culture », comme un « patrimoine qui représente une certaine vision du monde, un mode d’expression original de l’expérience humaine ». Il semble que le rapport distingue ainsi deux types de disciplines : celles qui transmettent un patrimoine et sont plutôt enfermées dans les frontières et la tradition de notre histoire nationale (les disciplines littéraires), et celles qui sont tournées vers l’avenir et ouvertes sur le monde (sciences et techniques). Il permet aussi d’envisager pour une même discipline deux modalités d’existence, « historique » ou « moderne » : c’est ainsi que le rapport parlera plus loin de la position « historique » de la philosophie qu’elle occupa longtemps (et occupe encore) en terminale L quand elle prétendait (ou prétend encore) être animée par « un effort de totalisation rationnelle » (« qui n’est plus partagée de nos jours », voir page 37), qu’on peut distinguer de la position moderne qu’elle pourra acquérir en acceptant de se limiter à ce qui reste « de nos jours » son seul domaine de compétence : « parler à l’homme de son humanité ».
Renvoyées à une tradition par le mouvement irréversible de la mondialisation, les études « littéraires » ont en outre l’image d’études « déconnectées de l’actualité sociale » et dénuées de rigueur. « La hiérarchie des valeurs pénalise les formations littéraires ». Le rapport fait encore état de l’opinion dominante : « L’idée prédomine aujourd’hui que seules les mathématiques, les sciences, l’économie ou la technologie sont adaptées aux besoins du marché du travail alors que les études littéraires seraient déconnectées de l’actualité sociale » En outre, « l’adjectif « littéraire » lui-même a pris une connotation souvent péjorative, qui l’identifie à une approche subjective et approximative du réel, et au manque de rigueur ». Est-ce pour cette raison que les rapporteurs écrivent plus loin (page 44) qu’« on pourrait considérer l’enseignement d’histoire- géographie comme le pendant des enseignements scientifiques en série L » ? Cela signifie-t-il que seul cet enseignement soit porteur en série L d’exigences de scientificité ?
4- La « démocratisation de l’enseignement » : le « souci de la rentabilité des études » comme corrélat nécessaire du « légitime souci de la préparation à la vie professionnelle »
Au fil du développement, on s’aperçoit que le rapport entretient une étrange relation de connivence avec l’opinion dominante qu’il prétend d’abord dénoncer. Ainsi, il semble regretter le « souci de la rentabilité et l’utilitarisme ambiant » qui « ne favorisent pas le choix d’études désignées comme « gratuites », mais c’est aussitôt pour faire valoir la logique de la « démocratisation de l’enseignement, dont les effets se font pleinement sentir à un moment de crise profonde de l’emploi » et qui « a accru le légitime souci de la préparation à la vie professionnelle ». La finalité de l’école est donc de professionnaliser les études, et conséquemment, « leur « rentabilité » doit pouvoir se mesurer soit en termes de « retour sur investissement » du travail scolaire dans l’enseignement supérieur (cas de la série S), soit en termes de débouchés professionnels (succès de la série ES par le développement du secteur des services) ».
Les rapporteurs regrettent que la série L n’offre pas de « débouchés professionnels spécifiques » :
« Les bons élèves issus de cette série sont essentiellement orientés vers les métiers de l’enseignement : or, ces métiers sont actuellement en partie discrédités alors même que les voies pour y faire carrière sont extrêmement sélectives » (sans aucun doute, mais les rapporteurs ne se demandent pas si l’idéologie de la professionnalisation ne contribue pas aussi à ce discrédit).
En outre, « l’organisation du second cycle général et technologique est défavorable à la série L ». En effet, comme le montre le rapport, la série L ne bénéficie pas en seconde d’une option de pré- orientation comme c’est le cas pour la série ES. Elle est de loin la série la plus spécialisée, et néanmoins « la spécialité des enseignements dispensées en L est difficile à identifier » : elle n’a pas l’avantage du monopole de l’enseignement de la littérature (malgré l’introduction d’heures de lettres en terminale L), ni celui de l’enseignement des langues vivantes ou anciennes… et l’enseignement des arts qui « pourraient constituer des vecteurs d’identification » ne concernent que 20% de l’effectif de L. Quant à l’enseignement de la philosophie « qui n’est plus la vitrine de la série » alors qu’ « autrefois à lui seul il permettait d’identifier, en terminale au moins, la voie qui portait son nom », les rapporteurs se désolent qu’il tienne « encore une place importante, compte tenu du nombre d’heures qui y est consacré et du poids de l’épreuve du baccalauréat ». Ainsi, après avoir regretté une difficulté à identifier la spécialité des enseignements dispensés en L, le rapport déplore que la philosophie soit la discipline qui permette cette identification : étrange paradoxe !
5- « Le poids, en classe terminale, d’une discipline inconnue, la philosophie, dissuade parfois de choisir la voie littéraire » (page 22)
Comme on l’a vu, le rapport inscrit sa réflexion dans le cadre de ce qu’il appelle la « démocratisation de l’enseignement ». Celle-ci doit se traduire par un allègement des programmes, et un meilleur « rendement » des disciplines à l’examen (page 17). De ce point de vue, l’enseignement de la philosophie, dans ses modalités actuelles (qu’il faudrait plutôt nommer « historiques » selon le rapport) constitue un problème : « Nombre d’interlocuteurs de la mission ont souligné que le choix de la série L, en fin de la classe de seconde, comportait une part de risque en raison de la place de la philosophie dans le dispositif : située en fin de cursus, elle s’y caractérise par un horaire lourd et un coefficient au baccalauréat qui ne l’est pas moins ». Parmi ces nombreux interlocuteurs, on trouve un IPR qui déclare : « L est la seule série où l’on choisit en fin de seconde une matière qu’on ne connaît absolument pas, qu’on ne découvrira qu’en terminale et qui a la particularité d’avoir une moyenne au bac inférieure à 10 ».
Horaire lourd en terminale, coefficient élevé, « de surcroît, la philosophie est perçue comme une discipline à faible « rendement » à l’examen. La moyenne au baccalauréat s’est certes élevée depuis quelques années, mais elle reste inférieure à celle des autres disciplines, et ne dépasse que rarement 9,5 /20. » Décidément, rien ne va avec cette discipline ! Malgré les progrès de sa moyenne au baccalauréat réalisés ces dernières années, le rapport déplore que jamais la philosophie ne pourra atteindre les moyennes d’autres disciplines à l’examen, si elle continue de faire pratiquer aux élèves les exercices qu’ils y pratiquent actuellement. La dissertation et l’explication de texte philosophiques ne fournissent pas un bon « rendement » : « La discipline est en elle-même plutôt discriminante. Les risques de hors- sujet ou de paraphrase pure et simple sont toujours trop présents » ! Nous savons à l’inverse que dans quelques matières comme les langues, les élèves réussissent à obtenir des moyennes élevées grâce des épreuves et à un système de notation très avantageux. Indiscutablement, la philosophie ne fait pas autant gagner de points au baccalauréat que les TPE qui, selon le rapport, «ont été d’autant mieux apprivoisés, pour ne pas dire plébiscités, par les élèves de toutes les séries qu’ils y trouvaient un moyen de gagner des points pour le bac » (page 50). Si la légitimité d’un enseignement se juge en fonction de sa capacité à fournir des bonnes notes à un maximum d’élèves au baccalauréat, il y a « un caractère dissuasif du coefficient attaché à l’épreuve de philosophie au baccalauréat (7 pour une épreuve) – auquel il faut ajouter la part d’aléas liée à la nature de la discipline ». La philosophie, répète le rapport, « reste perçue à la fois comme une institution intangible et comme une discipline à faible rendement à l’examen ».
6- L’enseignement de la philosophie comme obstacle : « L’enseignement de la philosophie, malgré des tentatives d’allègement, est resté un pilier de la série L » (page 36)
Autre inconvénient : c’est une discipline qui n’accepte pas de perdre sa « position historique ». Le rapport rappelle que « plusieurs tentatives ont eu lieu pour faire diminuer le caractère dissuasif » de la philosophie. Mais « elles ont échoué ». Visiblement, le récent programme de philosophie conçu par le groupe d’experts présidé par le Professeur Fichant et appliqué en 2003 après consultation des professeurs de philosophie, ne convient pas aux rapporteurs : celui-ci « marque une assez grande fidélité aux orientations de 1973 : il s’agit toujours d’un programme de notions, examinées directement pour elles mêmes, et dont le traitement s’appuie sur les vastes ressources canoniques de la discipline» ; ces notions « manifestent suffisamment de généralité et d’envergure pour ne pas subir les aléas de la mode et de l’actualité ». Son seul intérêt pour les rapporteurs est, semble-t-il, d’avoir ramené la paix : « Constatons cependant que la paix est revenue parmi les professeurs de philosophie ».
7- La position « historique » de la philosophie et la position qu’elle doit avoir « de nos jours »
En reconnaissant l’« échec » des précédents ministres (« ils n’ont pas réussi à faire évoluer l’organisation de l’enseignement philosophique »), les rapporteurs annoncent que le ou les prochains ministres devront reprendre l’offensive et vaincre enfin les résistances de la philosophie qui entend encore « conserver sa position historique » de « matière noble de la terminale L » (page 37) et qui en même temps « se refuse à devenir un enseignement de spécialité, se plaçant dans une transversalité par rapport aux autres matières et faisant valoir une démarche totalisante qui l’autorise à trouver sa place dans toutes les séries ».
Un encadré, à la page 37, rappelle que la philosophie manifeste souvent des prétentions : elle se prenait autrefois pour la « reine des sciences » mais, « de nos jours », ajoute le rapport, elle n’a plus guère les moyens de son ambition, face au « prestige de la scientificité ». Cette longue citation précise ce qu’il faut penser de la philosophie et de sa place « de nos jours » : « Si Kant déjà, en son temps, se montrait critique envers la « reine des sciences » que prétendait être la métaphysique, l’idée d’une synthèse d’ensemble, d’un moment important de recul réfléchi par apport au savoir et aux problèmes de l’existence restait populaire et très couramment admise jusqu’à une époque récente. Cette foi en la possibilité d’un effort de totalisation rationnelle existe toujours, mais n’est plus aussi généralement partagée de nos jours (par qui ? NDLR). Le prestige de la scientificité s’est beaucoup accru, et la philosophie ne peut prétendre ni aux démonstrations exactes des mathématiques, ni aux vérifications expérimentales des sciences inductives. Elle reste néanmoins, avec la littérature, la matière qui parle directement à l’homme de son humanité, et cela avec un souci de méthode et de rigueur rationnelle… Malgré toutes les critiques dont elle fait régulièrement l’objet (et cela est en fait constitutif de son essence) elle possède un pouvoir irremplaçable d’interrogation, de traitement rigoureux des concepts, et d’établissement de distinctions intellectuelles essentielles à chacun pour la pensée et pour l’existence ». En bref, la philosophie n’est plus grand-chose, mais elle a un rôle « irremplaçable » ! Elle « reste avec la littérature, la matière qui parle directement à l’homme de son humanité » ; et comme on le verra, elle sera surtout chargée par le rapport de s’occuper des « fondements de la sociologie, de l’anthropologie, de la psychologie » dans le pôle « sciences humaines » (page 76).
8- « Les débats qui ont agité les milieux de la philosophie, même s’ils n’ont pas conduit à des changements visibles, sont en mesure aujourd’hui de porter tous leurs fruits » (page 38)
Dans une note de la page 36, le rapport fait état des « débats qui ont agité la communauté des professeurs de philosophie depuis une dizaine d’années, depuis que la réforme des programmes a été engagée ». Il fait du « degré d’indétermination » qui était le reproche adressé par le ministère à un programme de notions, le point qui était au centre des débats. Il oublie de préciser que la très grande majorité des professeurs (plus de 80%) se sont prononcés contre le programme que voulait leur imposer le ministère parce qu’il soumettait leur enseignement à un cadre idéologique (le programme « Renaut »), et qu’ils ont approuvé largement le nouveau programme « Fichant », parce qu’il est un programme de notions. Les rapporteurs assurent que les changements jusqu’ici refusés par les « milieux de la philosophie » pourront bientôt être réalisés. Ils sont confiants: ce que les précédents ministres n’ont pu obtenir (« les derniers ministres n’ont pas réussi à faire évoluer l’organisation de l’enseignement philosophique »), le ou les prochains ministres l’obtiendront nécessairement. Après l’agitation, le calme et la raison : les « milieux de la philosophie » ont mûri… « Les vastes débats qui ont agité l’enseignement de la philosophie ont préparé le terrain pour des rééquilibrages et des transformations positives ». Le rapport recommande donc au futur ministre de revenir sur ce qui a été décidé en 2003, au terme de plusieurs années de conflits et de discussions : il s’agit désormais, pour les rapporteurs, de remettre en cause un programme « intangible » et de réintroduire, sous une autre forme, les questions dites « contemporaines » que rejetait la très grande majorité des professeurs.
B- Les solutions préconisées
Le rapport envisage une « refondation » des études littéraires au lycée qui permettra de « mieux répondre aux attentes des jeunes, des responsables des formations supérieures, et, in fine, des employeurs, ainsi qu’aux évolutions de la société ».
1- Les deux logiques possibles
Deux logiques d’évolution sont envisageables selon lui, mais sa préférence va à la deuxième :
- soit « renforcer les caractères qui font de la série L une formation « spécialisée …».
- soit au contraire, « refaire de cette série une véritable voie générale… ».
La première logique conduirait à accentuer la spécialisation des enseignements de la série, notamment par le renforcement des horaires des disciplines de la série et des coefficients des épreuves correspondantes, la création dès la seconde d’une ou deux options nouvelles de pré-orientation comme l’option de SES en vue de la série ES. Mais, en contre-partie, ce renforcement aurait pour conséquence la diminution dans la série scientifique de la part du français et de la philosophie qui « deviendraient alors des enseignements optionnels ou de spécialité, voire leur suppression en terminale, de la même façon que les mathématiques ont disparu en terminale L de la liste des enseignements fondamentaux ». Et le rapport poursuit : « Dans la même logique, il deviendrait impossible d’étudier en S une troisième langue, le latin ou le grec, ou encore les arts… Pour pousser la logique jusqu’au bout, il faudrait faire en sorte que les bacheliers S ne puissent accéder aux classes préparatoires littéraires, de la même façon que les élèves de L n’ont aucune chance aujourd’hui d’intégrer une classe préparatoire scientifique à l’issue du baccalauréat… » Comme pour mettre les points sur les i, les rapporteurs ajoutent enfin : « pour radicale qu’elle soit, cette limitation aux bacheliers L de l’accès aux hypokhâgnes a les faveurs de plusieurs anciens hauts responsables du ministère rencontrés par la mission » (étrange commentaire : s’ils sont « anciens », il ne devrait y avoir plus rien à craindre ! mais ne doit-on pas comprendre qu’il faut faire attention : voilà une menace qui pourrait être mise à exécution par les actuels ou les futurs hauts responsables?).
La logique de cette spécialisation a donc bien des inconvénients et expose même à des menaces : les auteurs du rapport concluent donc qu’elle doit être écartée.
La deuxième logique affirme la « dimension généraliste » de la série L.
Il est remarquable que les auteurs du rapport insistent d’emblée sur la nécessité de « développer pour les littéraires les compétences transversales par une approche culturelle et interdisciplinaire des savoirs et par l’introduction de la démarche philosophique dès la classe de première » (page 69). C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la nécessité selon le rapport d’introduire la philosophie en première L : elle doit contribuer à « développer chez l’élève la capacité à transposer une connaissance ou un savoir-faire acquis dans un certain contexte à un autre contexte, de transférer des repères, de « traduire » au sens plein du terme. Cette mobilité intellectuelle peut être renforcée par la démarche interdisciplinaire telle qu’elle a été mise en place pour les TPE… L’approche interdisciplinaire permet de donner sens aux apprentissages en les inscrivant dans une démarche de projet et de décliner les compétences transversales à partir de problématiques contemporaines » 1 . Cette introduction doit entraîner la répartition de l’horaire de l’horaire de philosophie sur les deux années de première et de terminale, ce qui « permettrait d’éviter de concentrer sur une seule épreuve l’ensemble des coefficients de la discipline, une note pouvant être attribuée à la fin de la première, par exemple dans le cadre d’un contrôle en cours de formation ». Ces mesures aboutiraient inévitablement à remettre en cause l’unité du programme actuel : il est dit explicitement qu’il n’y aurait pas de programme de notions en première, et il serait impossible de maintenir le programme actuel (qui date de 2003) en terminale.
Il s’agirait enfin de « redonner une place digne de ce nom aux mathématiques et aux sciences expérimentales » en « faisant en sorte que tous les bacheliers soient suffisamment familiers des principaux concepts et des problématiques de la science contemporaine pour être capables de prendre position dans les grands débats de société, de se forger une opinion personnelle fondée sur des analyses rigoureuses et des connaissances objectives ».
2- Des « dominantes identifiables en termes de débouchés »
L’adoption de cette deuxième logique conduirait à « restructurer les enseignements optionnels autour de « dominantes » identifiables en termes de débouchés ». Ainsi, « une lisibilité accrue de nouvelles options organisées en « dominantes », aurait aussi le mérite de permettre aux établissements d’enseignement supérieur, aux partenaires de l’éducation nationale et aux futurs employeurs de mieux apprécier la nature des enseignements dispensés aux littéraires, de les démystifier et de faire reculer les préjugés dont ils font l’objet » (page 73)
Le rapport précise : « au plan pédagogique, ces « dominantes » seraient définies non par un programme, mais par un cahier des charges qui imposerait une structure identique pour toutes les dominantes :
- une partie historique et théorique faisant appel aux disciplines et aux enseignants du tronc commun
- une partie méthodologique axée sur les démarches et les méthodes appliquées aux besoins de la société contemporaine
- une partie pratique pouvant faire appel à des intervenants extérieurs (entreprise, milieux artistiques…)
- une part importante de travail interdisciplinaire et sur projet (ce qui permettrait d’intégrer les TPE à la dominante)
L’évaluation de la dominante au baccalauréat pourrait prendre la forme d’une présentation orale d’un dossier constitué par l’élève durant l’année qui pourrait s’inspirer des dispositifs d’évaluation des TPE et/ou relever d’un contrôle en cours de formation et associerait des intervenants extérieurs ».
La solution envisagée par le rapport consisterait donc à fractionner l’horaire actuel de philosophie en L et à le répartir entre la première et la terminale, à évaluer l’enseignement de philosophie en première selon le contrôle en cours de formation, et à l’inclure dans un cadre interdisciplinaire pour élaborer une « dynamique du projet », afin de construire des débats autour des « problématiques contemporaines ». La « légitimité » de l’enseignement philosophique tient donc ici au fait qu’il développe la « capacité à argumenter et à convaincre un interlocuteur », « compétence » qu’il partage avec le français et les sciences, mais « en mettant l’accent sur l’argumentation et la dialectique » (page 66 : « Les mathématiques mettent l’accent sur la démonstration logique, les sciences sur la démarche expérimentale, la philosophie sur l’argumentation et la dialectique, les lettres sur le débat et l’analogie »).
L’essentiel est donc de développer une « compétence » chez l’élève qui lui permette de « construire son projet personnel » et de « chercher à retrouver du sens par rapport à une réalité sociale » (page 72). Enfin, l’enseignement de L serait organisé en terminale autour de cinq « dominantes » : la philosophie n’étant présente que dans l’une d’elles.
3- Les cinq « dominantes » de la terminale L
- Littératures et civilisations
- Arts et culture
- Communication et maîtrise des langages
- Sciences humaines
- Institutions et droit
La philosophie n’apparaît que dans le pôle « sciences humaines » qui est présenté ainsi : « Cette dominante comporterait une composante philosophique (fondements de la sociologie, de l’anthropologie, de la psychologie) et une composante mathématique forte… ». Ainsi, la philosophie n’est associée ni à l’étude des littératures et civilisations, ni à celle des arts et de la culture, ni à celle de la communication et de la maîtrise des langages, ni enfin à celle des institutions et du droit.
Enfin, il n’y a aucune garantie que ces cinq options dominantes soient présentes dans le même établissement : tout dépendra du « projet d’établissement ». C’est là un des points les plus inquiétants du rapport : la logique des « pôles » conduirait chaque lycée à se spécialiser dans une ou deux dominantes. Par conséquent, seuls quelques lycées d’une académie pourraient offrir le pôle « sciences humaines » dans lequel se trouve seulement l’enseignement philosophique. Il n’est pas difficile de comprendre le risque considérable que fait courir cette logique à la philosophie : elle risquerait de disparaître dans bon nombre de lycées.
Les auteurs du rapport soulignent enfin que leurs propositions « sont très peu éloignées des indications données par le rapport annexé à la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école (Loi FILLON) qui déjà insistait sur la nécessité d’introduire la philosophie en première ».
4 – les « options mineures »
Le rapport précise enfin qu’il sera possible d’ « approfondir ou de spécifier la dominante » par le choix d’une option mineure. Notamment, « une option mineure de philosophie pourrait être proposée en terminale ; les notions abordées pourraient être en relation avec la thématique de l’option majeure ». Mais il précise plus loin : « Si les élèves ne peuvent choisir plus d’une option mineure, l’augmentation du volume des enseignements communs ne créera pas de difficultés insurmontable… L’exercice se complique si l’on veut garder la possibilité d’offrir deux options mineures (dont une facultative), par exemple pour permettre à tous les élèves qui le souhaitent de commencer une troisième langue vivante tout en conservant une option d’enseignement artistique, de latin ou de grec… ». En bref, un élève ne pourra vraisemblablement pas choisir à la fois l’option philosophie et l’option arts, LV3 ou latin ou grec. Peu d’élèves choisiront donc cette option philosophie.
Un bilan peut donc être ici aisément établi : si l’on suit les orientations du rapport, la philosophie n’apparaîtra en terminale L que dans une option majeure ou « dominante » parmi les cinq proposées par le rapport, et cette dominante ne sera pas présente dans tous les lycées . En outre, les élèves ne pourront choisir qu’une seule option mineure (destinée seulement à approfondir l’option dominante et dépendante elle-même du « projet d’établissement »), en conséquence, une partie des élèves seulement choisiront l’option mineure de philosophie. Il n’est pas difficile d’envisager à partir de là les conséquences de toute cette logique pour l’existence même de la discipline, pour les postes des professeurs de philosophie et pour l’organisation de leurs services.
5- Les trois scénarios possibles
Trois scénarios sont envisagés qui pourraient s’adapter aux principes énoncés précédemment, mais les rapporteurs privilégient le troisième. Il s’agit :
- soit de fusionner les trois séries générales en une seule,
- soit de fusionner les séries ES et L (série Lettres, économie et sciences sociales, « LES ») en conservant deux groupes d’options différenciées : c’est l’idée « d’humanités modernes », selon laquelle « l’honnête homme » du XXIe siècle doit maîtriser les fondamentaux de l’économie et des sciences sociales en même temps que les outils de la communication verbale et des points de repère culturels, historiques et philosophiques » (p.89),
- soit de maintenir les trois séries actuelles pour prendre en compte l’hétérogénéité des élèves, leurs aptitudes et leurs goûts. La nouvelle série « littéraire », rebaptisée « LSH » (Lettres et sciences humaines) « voit, dans ce scénario, sa dimension de formation générale fortement réaffirmée ; les enseignements communs sont diversifiés et rééquilibrés, tout en se distinguant sensiblement de ceux dispensés dans les deux autres séries, tant dans leur finalité que dans la pédagogie mise en oeuvre. Les aptitudes intellectuelles utiles aux études littéraires – capacité à problématiser, à mettre en perspective historique et culturelle, à transposer et à traduire, ainsi que la sensibilité sont cultivées et valorisées ». (p.90)
Dans ce dernier scénario, « les enseignements de détermination de Seconde ne sont en aucun cas conçus comme des spécialisations anticipées mais au contraire comme le croisement de plusieurs champs disciplinaires et l’occasion, pour l’élève, de découvrir une variété de processus intellectuels et de méthodes d’acquisition du savoir et de construction des compétences». (p. 91)
Les rapporteurs préconisent de redéfinir les options de détermination actuelles : « puisque la classe de Seconde doit permettre de mûrir le choix entre la voie générale et la voie technologique, qui constitue une véritable « orientation », il importe que les enseignements optionnels aident les élèves à découvrir des domaines susceptibles de concerner des poursuites d’études dans les deux voies et leur permettent de découvrir les approches pédagogiques spécifiques de la voie technologique (ce que font assez bien les options MPI et ISI mais aussi artistiques aujourd’hui) ».
Les options de détermination seraient ainsi rebaptisées « options de découverte ». Elles seraient conçues, comme les options dominantes sur un cahier des charges plutôt que sur un programme, et soumises aux décisions du conseil d’administration de chaque lycée (« projet d’établissement »). La LV2 étant intégrée au tronc commun, deux options seraient proposées à chaque élève, ce qui permettrait d’étendre le choix de l’option SES ou d’une option artistique.
II- NOS COMMENTAIRES
1-Sur la « démocratisation » de l’enseignement
La « démocratisation », telle qu’elle est conçue par le rapport, ne peut pas être pour les élèves le moyen d’accéder à une instruction de qualité : pire, l’abaissement des exigences constitutives d’une authentique culture générale et la dévalorisation des examens nationaux (dont le baccalauréat), comme examens réellement qualifiants, encouragent l’utilitarisme à courte vue dont les élèves les plus démunis sont les premières victimes. Ne voit-on pas déjà se profiler une sélection à l’entrée de l’Université ? Le rapport, citant une enquête du Figaro du 13 février, reconnaît que, contrairement aux préjugés dominants, « les littéraires sont très présents, sans qu’on le sache toujours, dans les élites sociales. Surtout, contrairement à certains clichés, ils sont capables de s’adapter à des secteurs professionnels très divers : ceux qui ont des liens avec les lettres, mais aussi l’économie, la banque etc… » (page 24). D’où leur viennent cette souplesse d’esprit et cette facilité d’adaptation ? Ces élites les auraient-elles acquises sans la formation du jugement qui repose dans la série L sur des exercices de réflexion et sur la pratique de l’explication des textes ? Seule une culture générale solide contribue à former des esprits suffisamment souples pour être capables d’exercer leur jugement, de prendre des initiatives et de s’adapter à des tâches nouvelles. Mais ces élites, auxquelles l’article du Figaro fait référence, n’ont certainement pas subi toutes les mesures qui se sont abattues sur la série L depuis 1989. Beaucoup de professeurs de philosophie peuvent témoigner du résultat désastreux des réformes du lycée de 1992 et de 1999 qui ont dissuadé de bons élèves de venir en L, alors qu’ils hésitaient souvent auparavant entre la série littéraire et la série scientifique : elles ont fermé aux élèves un nombre conséquent de débouchés et entraîné une baisse importante des effectifs, en supprimant d’abord la voie que constituait la série A1 (où il était possible de suivre jusqu’alors un enseignement de mathématique d’une valeur au moins égale à celui des ES), puis en 1999, la spécialité « mathématiques ». Le rétablissement de celle-ci en 2002 n’a pas enrayé la chute des effectifs, dans la mesure où beaucoup de lycées ne l’ont pas rétablie, prisonniers de leur dotation horaire globale qui les contraignait à mettre en concurrence plusieurs disciplines. En même temps, l’introduction des TPE s’est traduite par la réduction des horaires et surtout de l’horaire des langues et il y a eu une raréfaction des langues anciennes qui ont de fait disparu dans de nombreux lycées extérieurs aux centres-villes. La série L est particulièrement vulnérable, étant donné qu’une grande partie de ses enseignements sont optionnels et sont de ce fait exposés aux restrictions budgétaires et aux aléas de la demande (la réforme de 1992 a transformé une partie d’enseignements jusqu’alors obligatoires en enseignements optionnels). Les baisses de dotation horaire globale ont frappé au premier chef les groupes de langues : les élèves de L ont donc été prioritairement lésés.
Le rapport omet de mentionner que dès 1992, dans de nombreux lycées, les proviseurs ont cherché à orienter le maximum d’élèves vers la série S et se sont employés à dissuader les bons élèves d’aller en L, à l’issue de la seconde.
Malheureusement, le rapport ne mentionne pas tous ces faits, et s’il reconnaît que les réformes de 1992 et de 1999 ont déséquilibré la série L, il n’envisage nullement de rétablir l’équilibre antérieur ni de mettre en cause la politique qui a consisté à diminuer les heures de cours dès le collège (en français particulièrement). Et nous ne parlons même pas des réformes de programmes qui, depuis le primaire, ont contribué à fragiliser le niveau des élèves, en leur interdisant par exemple de bénéficier de bases solides en grammaire.
2-Sur le « rendement » de la philosophie
Le rapport souligne le manque de « rendement » de la philosophie à l’examen. Or, si la philosophie est bien perçue par les élèves comme une discipline difficile et exigeante, c’est aussi pour cela que les bonnes notes qu’ils y obtiennent sont réellement valorisantes. Le « rendement » élevé obtenu dans quelques autres matières ne fait guère illusion auprès des élèves et contribue plutôt à dévaloriser considérablement le baccalauréat en le transformant de plus en plus en une sorte de « brevet des lycées ». Les procédures de sélection dans les classes préparatoires ne se fondent déjà plus d’aucune manière sur les résultats au baccalauréat, contrairement à ce que le rapport peut en dire en page 10 (« On sait depuis longtemps qu’il est beaucoup plus difficile, même pour un très bon élève, d’obtenir une très bonne note à une dissertation de philosophie, un devoir de français ou d’histoire qu’à une épreuve de maths ou de sciences physiques. Les mentions « bien » et « très bien » sont plus difficiles à obtenir, même pour un bon élève littéraire, et cela pénalise ceux qui veulent entrer dans une CPGE, un IEP ou dans certaines formations post-bac (IUT ou certains BTS) pour lesquelles la mention est un élément essentiel du dossier de candidature »).
3- La nouvelle conception de l’école sous-jacente à ce rapport
Le rapport exprime une nouvelle conception de l’école : asservie aux « besoins » de la société dont les « problématiques » (ce qui est supposé tel) sont présentées comme le seul horizon possible de l’intelligence ; les disciplines n’ont d’autre fonction que de servir de prétexte à exercer des « compétences » qui s’évaluent elles-mêmes en fonction de leur utilité sociale supposée (voir la note concernant les objectifs de la Loi FILLON et de l’UE)2.
L’instruction n’est jamais considérée comme une fin : il ne s’agit plus de former un esprit critique, il s’agit avant tout de « professionnaliser » et d’adapter les êtres humains aux mécanismes du marché. Dès lors, la question des savoirs ne doit plus avoir une place centrale dans les lycées et, à terme, des professeurs solidement qualifiés n’y ont plus non plus leur place. Le « métier » d’enseignant doit se réduire essentiellement à piloter des projets et à animer des débats (voir la note sur la « formation des maîtres »). Il est d’ailleurs remarquable que l’enseignement ne soit jamais présenté par le rapport comme un débouché possible. Le seul discours tenu sur lui par le rapport est très négatif : il n’est plus « attractif ».
4- Sur l’ « image » de l’enseignement dans le rapport
Sur ce point, les rapporteurs se font l´écho des opinions parfois les plus caricaturales pour fonder leur diagnostic. Ils associent ainsi dans le même discrédit l’image de la série L et celle du « métier d’enseignant »: « C´est donc bien d´un problème d´image dont souffre le plus aujourd´hui la série (L) : elle est souvent présentée, de façon caricaturale, comme une série sympathique, où l´on a du temps pour soi, peuplée pour l´essentiel de jeunes filles généralement fâchées avec les mathématiques, et qui ne mènerait à rien hormis, pour les meilleurs, au métier d´enseignant » (page 25).
Les rapporteurs englobent les enseignants eux-mêmes dans l´image « médiocre » de la série L :
« comme s´ils étaient les premiers à ne plus croire en leurs propres disciplines » (sic!), « y compris parfois les professeurs de lettres ». La cause principale que le rapport trouve au discrédit dont souffrent les « métiers de l’enseignement » est « le battage médiatique sur la violence scolaire dans les établissements scolaires » Est-ce seulement pour cette raison que les normaliens fuient l´enseignement secondaire, comme le remarquent les rapporteurs, et cherchent plutôt à intégrer l´IEP de Paris ? Les rapporteurs ne mènent pas vraiment d´enquête sur ce point. Pour le comprendre, il suffit peut-être d’examiner comment le rapport envisage lui-même l’avenir de ce qu’il appelle « les métiers de l’enseignement ».
Le constat qu´ils font du peu d´ « attractivité » de ces « métiers » les conduit-il à concevoir des options dominantes en L en vue du recrutement de professeurs ? Aucunement. Alors que les principes qui commandent selon eux l´organisation de la série L en cinq « dominantes » visent à « restructurer les enseignements optionnels autour de « dominantes » identifiables en termes de débouchés », l’enseignement ne sera mentionné explicitement comme un débouché possible pour aucune des « dominantes ». On peut comprendre que, dans la logique de professionnalisation qui devra désormais régir l’école, un bon élève (a fortiori s´il devient normalien) passionné de lettres, de philosophie ou d´histoire, n’aura aucunement l´assurance d’enseigner vraiment sa discipline.
5- Des conclusions posées par avance
Pour présenter les solutions envisageables concernant l’avenir de la série L, les rapporteurs donnent le choix entre deux logiques possibles : ou la spécialisation à outrance, ou le retour à une voie générale, mais à la seule condition que celle-ci soit avant tout conforme aux nouvelles orientations pédagogiques. L’image outrancière de la première logique sert à imposer la seconde… Mais alors que le rapport reconnaît le caractère « contre-productif » de la réforme des lycées de 1992 (qui a supprimé notamment l’ancienne série A1), pourquoi ne pas envisager par exemple le rétablissement de l’équilibre antérieur, avec un enseignement scientifique « digne de ce nom » ? Les conclusions semblent donc posées par avance, et comme par hasard, de l’avis même des rapporteurs, les propositions avancées « ne sont pas très éloignées » (la formule est savoureuse) des indications données par le rapport annexé à la loi FILLON.
6- La « compétence » contre le contenu
On peut donc penser qu’en réalité, le rapport n’a pas vraiment pour but d’envisager le rééquilibrage de la série. Alors que ses deux premières parties sont chargées de montrer avec une forte insistance que l’enseignement de la philosophie, dans ses modalités actuelles, est en partie responsable du déclin de la série L et s’avère un obstacle à sa revalorisation, la troisième partie annonce qu’il devra jouer un rôle « transversal » en s’inscrivant dans une « dynamique du projet » et permettre ainsi de construire des débats autour des « questions contemporaines ». On comprend dès lors que toutes les mesures préconisées par le rapport sont notamment destinées à marginaliser la philosophie (il devra même disparaître en terminale L pour les élèves qui n’auront pas pris le pôle « sciences humaines ») à la réduire à une « compétence transversale » (elle développe la « compétence » : « argumentation et dialectique ».
7- Le lien entre le rapport et le décret de Robien
La récente publication au JO du 13 février 2007 du décret de Robien qui modifie le statut des professeurs permet d’envisager la mise en œuvre des recommandations du rapport de l’Inspection Générale sur la revalorisation de la série L. Elles vont bien au-delà de cette série puisqu’il est question, non seulement de réécriture des programmes, mais de fonctionnement par cahier des charges, de transversalité, de travaux interdisciplinaires. Le rapport insiste particulièrement sur le rôle du projet d’établissement ; il ne faut pas oublier en outre que la loi FILLON stipule que 20% des horaires d’enseignement d’un établissement peuvent désormais dépendre des décisions de son conseil d’administration. Sur ces questions, le rapport dit brutalement les choses : « La question des horaires doit pouvoir être dépassée, car le poids d’une discipline tient bien plus à l’investissement et à la motivation des élèves (qui se poursuivent dans une maturation bien au-delà de la classe) qu’au nombre d’heures de cours et à l’exhaustivité des contenus. L’esprit de la réforme de 1999, mettant l’accent sur les pratiques pédagogiques, allait résolument dans ce sens » (page 43).
Comme on le sait, le récent décret de Robien expose tous les professeurs à la bivalence et menace les professeurs de philosophie de la suppression de l’heure de 1ère chaire. En conséquence, le fractionnement de l’horaire de L préconisé par le rapport aboutirait (entre autres choses) non seulement à faire éclater les services des professeurs de philosophie, mais encore à multiplier les classes par professeur et à augmenter leur temps de travail.
Enfin, son insistance sur la dimension littéraire de la philosophie (qui selon lui a pour champ d’étude commun l’ « homme ») et sur le travail interdisciplinaire, ouvre largement la voie à la bivalence des professeurs de philosophie.
CONCLUSION :
Quelles vraies solutions pour l’avenir de la série littéraire ?
On ne peut pas nier la réalité du déclin de la série L. Mais nous refusons de le considérer comme un processus « inexorable » ; contrairement aux rapporteurs, nous ne voyons pas en quoi le développement des sciences et techniques et la mondialisation entraîneraient nécessairement une éclipse du sens et un effacement de la réflexion critique (voir sur ce point les recommandations de l’UE) ; nous ne pensons pas qu’on puisse appeler « démocratisation de l’enseignement » une politique qui consiste à dévaloriser le baccalauréat, à faire disparaître des disciplines comme la philosophie et à soumettre l’école aux impératifs du marché ; et loin de considérer le déclin de la série L comme le résultat d’une « évolution de la société », nous disons qu’elle est d’abord le résultat d’une politique qui refuse depuis quinze ans de reconnaître à l’école sa première mission, qui est d’instruire, et ne voit plus en elle qu’un instrument de régulation sociale. Les réformes du lycée de 1992 et de 1999 ont considérablement détérioré la filière L, en supprimant notamment la possibilité pour des élèves littéraires de suivre un enseignement de mathématiques conséquent et en leur ôtant des débouchés, en créant les TPE au détriment des heures de cours, en imposant des restrictions budgétaires dont les élèves de L ont été parmi les principales victimes
Nous tenons à affirmer que l’enseignement de la philosophie est nécessaire à tous les élèves, non seulement pour leur future vie d’homme et de citoyen, mais aussi en vue de leur future profession, quelle qu’elle soit.
Est-ce par mauvaise conscience ? Dans l’encadré qu’il consacre page 37 à la spécificité de l’enseignement philosophique, le rapport souligne la vulnérabilité de la philosophie qui, selon ses propres termes, est privée « de soutiens institutionnels puissants », et rappelle que « l’effort pour penser librement n’est jamais facilement accepté par la société ». On ne saurait mieux dire.
- La formation des maîtres est repensée dans cet esprit. Voici comment l’arrêté du 19 décembre 2006 « portant cahier des charges de la formation des maîtres en IUFM » définit désormais les « compétences professionnelles des maîtres » : « Le professeur est conduit : – à développer des approches disciplinaires et transversales fondées sur les convergences et les complémentarités entre les disciplines ; – il construit des activités permettant d’acquérir la même compétence par le biais de plusieurs disciplines ; – il met sa discipline au service de projets ou dispositifs pluridisciplinaires ». Le rôle attribué en première L à la philosophie correspond donc parfaitement à cette nouvelle définition de la pédagogie. L’arrêté a « pour horizon une harmonisation européenne des objectifs et des compétences exigées des maîtres » ; il se conclut ainsi : « La définition de la formation des maîtres développée ici ancre ses fondements dans l’histoire de l’école française ; elle représente cependant, comme ce fut le cas pour le décret définissant le socle commun de connaissances et de compétences, un pas essentiel vers une harmonisation européenne des objectifs et des compétences exigées des maîtres. Une convergence s’opère, quels que soient par ailleurs les missions que chaque pays assigne à son école, ses traditions éducatives et son système d’organisation. Il serait donc naturel que tout professeur, anticipant ainsi sur une possible mobilité professionnelle au sein de l’Union, puisse bénéficier au cours de sa formation d’un stage de découverte d’un système éducatif européen ». [↩]
- La loi FILLON du 23 avril 2005 impose un « socle commun de connaissances et de compétences », qui s’inspire des « huit compétences clés pour l’éducation et l’apprentissage tout au long de la vie » conçues par la commission européenne : les disciplines d’enseignement disparaissent de ce « cadre de référence européen », puisque l’accent est mis avant tout sur les compétences permettant une employabilité. Les huit « compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie » ont été adoptées sous la forme d’une recommandation par le Parlement européen et le Conseil le 18 décembre 2006. On y lit notamment ces principes : « Les compétences clés sont essentielles dans une société fondée sur la connaissance et garantissent davantage de souplesse de la main d’oeuvre. La flexibilité de celle-ci lui permet de s’adapter plus rapidement à l’évolution constante du monde caractérisé par une plus grande interconnexion. Elles constituent également un facteur essentiel d’innovation, de productivité et de compétitivité, et contribuent à la motivation et à la satisfaction des travailleurs, ainsi qu’à la qualité du travail ». On peut enfin noter que « le programme de travail sur le suivi des objectifs des systèmes d’éducation et de formation en Europe », établi à Barcelone en 2002, fixe notamment pour objectif essentiel l’augmentation des inscriptions dans les filières mathématiques, scientifiques et technologiques. Qu’on ait besoin de plus de techniciens et d’ingénieurs, c’est un objectif que l’on peut comprendre, mais on aura noté l’insistance avec laquelle le rapport oppose scientifique et littéraire, et présente la philosophie comme une discipline littéraire ne devant s’occuper que de l’ « homme ». Les textes de l’UE et la loi FILLON qui cadrent le travail des rapporteurs, donnent un contenu précis aux expressions de « mondialisation » et d’ « évolution de la société », présentées par le rapport comme un « destin inexorable ». De ce point de vue, on comprend pourquoi les rapporteurs évoquent volontiers l’étude des lettres et de la philosophie comme des études très « franco-françaises ». Remarquons enfin que la série L ne devrait avoir selon le rapport qu’un lien très limité avec la philosophie et les lettres, puisqu’elle serait chargée en bonne partie de former dès la terminale des spécialistes de la communication et des techniciens du droit. [↩]