Voilà une vingtaine d’années que l’on débat sur la question de savoir s’il faut instituer à l’école un « enseignement du fait religieux », et sous quelle forme. Pour quelles raisons cette question revient-elle régulièrement ? Campagnes d’opinion, sans doute, de la part de ceux qui voudraient « réintroduire Dieu à l’école » et restaurer de façon insidieuse un enseignement de religion. Mais bonnes intentions aussi : une attitude libre et critique à l’égard des religions n’est possible que si on les connaît et si l’on est capable de les replacer dans leur contexte humain et culturel. Dans cette dernière optique, l’approche des religions n’a pas à faire l’objet d’un enseignement à part, mais relève de l’histoire, du français et de la philosophie. Or actuellement il est certain que les élèves, au terme de leur scolarité obligatoire et même bien après, ne savent à peu près rien de précis en matière de religions, et cela fournit un argument de choix aux apôtres d’un enseignement spécifique. Pourquoi cet état de choses ? en quoi les programmes et instructions sont-ils déficients ?
Laissons à part la philosophie, qui n’intervient qu’au terme du cursus. Si on examine les actuels programmes d’histoire, on constate que les religions sont loin d’en être absentes : en 6e, on relève 3 ou 4 heures consacrées aux Hébreux et à la Bible et autant aux débuts du christianisme, en 5e quatre ou cinq heures consacrées au monde musulman et autant à l’église et aux croisades, puis 6 à 8 heures à l’humanisme, à la Renaissance et aux Réformes. En 2nde, en étudiant « les fondements du monde contemporain », on revient sur la naissance et la diffusion du christianisme, son « contexte religieux et historique » ; dans une approche a priori fort intéressante, on appréhende « l’Occident chrétien, … l’Empire byzantin et le monde musulman » ; on revient également sur l’humanisme et la Renaissance. On peut regretter qu’à côté de tout cela les Lumières soient réduites à la portion congrue : elles sont fondues, en 4e, dans 3 ou 4 heures consacrées à « La remise en cause de l’absolutisme ». On est tout de même censé y lire des extraits de Montesquieu, Voltaire et Rousseau.
Pourquoi ces contingents horaires laissent-ils si peu de traces ? quand on interroge les collègues historiens géographes, la première réponse est : « Nous avons tant de choses à faire que ce ne peut être qu’un survol. » Survol, c’est bien ce dont les manuels donnent l’impression. Pourtant 3 à 8 heures, ce n’est pas tout à fait rien. L’obstacle n’est peut-être pas tant l’exiguïté du contingent horaire que la façon dont on l’utilise et ce que l’on fait avant et après. Ainsi, le culte du document, dont l’utilisation est évidemment en soi louable, peut dévorer du temps au détriment de l’ensemble. Mais surtout, le « tant de choses à faire » résume l’esprit de programmes qui, sous prétexte que l’on ne peut pas tout enseigner et se drapant dans le refus de l’« exhaustivité », prennent le parti de procéder par « flashes » (terme souvent employé dans les salles de professeurs), dans un parcours forcé. En 6e, la Grèce dans son ensemble n’a droit qu’à 9 ou 10 heures (incluant la naissance de la culture grecque, Athènes au Ve siècle et Alexandre), suivie par Rome avec un contingent horaire identique. Sachant à quel point est sommaire l’étude de la monarchie absolue, et que la Révolution française, en 4e, n’occupe que 7 à 8 heures, on devine la faible place qu’y occupent les questions religieuses. Le programme de seconde, par sa discontinuité, est particulièrement emblématique de cette marche forcée. Mettre en valeur de grands moment ou de grands événements, accorder une large place à l’étude des sociétés : il n’est pas question ici de discuter la valeur scientifique de ces perspectives issues de l’école des Annales. La question est de savoir l’effet qu’elles peuvent produire sur des élèves qui n’ont pas le bagage de connaissances factuelles, l’approche de la chronologie dans sa continuité, dont sont armés les historiens de métier : avant de procéder à des synthèses, encore faudrait-il en posséder les éléments. Faute de cette patiente familiarité avec des mondes et des cultures qui se sont succédé dans le temps, avec leurs continuités comme avec leurs ruptures, on comprend que dans l’esprit des élèves tant de fulgurances ne fassent guère sens que pour les plus doués ou ceux qui sont soutenus par leur milieu familial.
On dira que les programmes ne sont pas seuls en cause : de cette inefficacité il faut incriminer aussi le manque de concentration des élèves, dû aux sollicitations de la société télévisuelle, publicitaire et consumériste. Précisément : alors que l’école devrait s’efforcer d’y faire contrepoids en refusant le zapping, sous prétexte de s’adapter à l’esprit des élèves les programmes les entretiennent dans la dispersion. On voit mal, dès lors, comment peut se construire une analyse réfléchie sur les religions et sur le « fait religieux », ni sur aucun autre fait d’ailleurs.
Qu’en est-il de l’enseignement du français ? à la différence du parcours tourbillonnant de l’histoire, les programmes et instructions se caractérisent à la fois par le rabâchage et la vacuité : dans l’ensemble (car dans le détail tout n’est pas condamnable) les préoccupations mises en avant de la 6e à la 1ère se situent obstinément, d’une année sur l’autre, à côté de ce qu’on attendrait d’un enseignement destiné à former des esprits critiques. à la réduction progressive des horaires, dénoncée depuis plus de trente ans, s’ajoute une exténuation qualitative.
Son premier vice est une approche en priorité formelle et typologique des textes et des œuvres, au détriment du sens des textes. Il s’agit essentiellement, par exemple, de caractériser les types de textes, descriptif, narratif, argumentatif, etc. La belle affaire que de conclure que tel extrait de L’Ingénu, dès lors, est un texte narratif ! Ou bien il s’agit d’étudier les formes de l’énonciation. Mais comment peut-on déceler, dans le même Ingénu, la présence ironique de l’auteur quand on n’a pas saisi le sens général du texte, faute d’en connaître les enjeux et le contexte idéologique et historique, et notamment religieux ? Les programmes de lycée ont beau proclamer vertueusement que le but est de saisir la signification des textes, rien n’arme les élèves pour cela : le relevé des pronoms personnels ou des temps des verbes est un instrument, un auxiliaire, il ne remplace pas les attentes du lecteur, qui sont des attentes de fond.
Dans cette étude des « formes du discours », l’argumentation se taille la part du lion. Or l’argumentation est présentée comme une série de procédés, une rhétorique au pire sens du terme. De fait, on est rarement amené en classe à s’interroger sur la validité d’un raisonnement, la solidité d’une position de fond. Insidieusement familiarisés avec la logique de la communication publicitaire, les élèves en retirent l’idée que le « locuteur » n’a guère pour but que de manipuler son destinataire, que par conséquent toutes les idées se valent, c’est-à-dire n’ont aucune valeur. Les choix les plus irrationnels deviennent ainsi légitimes.
Le second vice est, dans les œuvres et textes proposés aux élèves, la faible part réservée à la littérature et surtout à la littérature antérieure à 1850. Au collège, si les programmes de 6e comportent des extraits de la Bible, de l’Odyssée ou des Métamorphoses, les suggestions pour la littérature française du Moyen âge au XVIIIe siècle tiennent du survol, et les collègues qui enseignent sur le terrain sont là pour témoigner de l’invasion des classes de français par la « littérature de jeunesse ». Au lycée, la 2nde doit accorder une attention particulière aux XIXe et XXee siècles ; et alors que dans les programmes de 2000 les XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles étaient censés faire l’objet de la 1ère, des modifications récentes invitent à y étudier encore des œuvres des XIXe et XXe, bien évidemment au détriment des autres. Dans tout cela on devine le sort réservé aux grandes œuvres en rapport avec les questions religieuses, à Marot mangeant le lard en Carême, au Gargantua, à d’Aubigné ou à Montaigne, aux Pensées de Pascal, sans parler de Fontenelle. Voltaire, désormais réputé difficile, n’est abordé qu’avec crainte, dans la réalité des faits Rousseau se réduit (en 1ère L, comme sujet de spécialité !) aux Confessions et à l’autobiographie. Le troisième vice, lié aux deux précédents, est la quasi impossibilité (sauf au prix de contorsions diverses pour les professeurs qui font de la résistance) d’aborder les œuvres dans leur contexte historique. Au lycée, la structure même des programmes l’interdit, puisqu’ils sont organisés en « objets d’étude » (poésie, roman, théâtre, avec la sempiternelle argumentation sous toutes ses formes) dans laquelle des textes d’époques les plus disparates sont invités à voisiner. Au collège, d’une année à l’autre le parcours balaie bien les siècles successifs, mais à la même vitesse que les programmes d’histoire et avant que les élèves aient une connaissance de la langue suffisante pour que ce puisse être mieux qu’un premier contact. Au bout du compte, il est très difficile de faire comprendre l’arrière-plan religieux des œuvres (par exemple il faut une bonne dose d’obstination pour replacer la poésie romantique dans le climat de résurgence du sentiment religieux qui est une des caractéristiques du XIXe siècle), et même, quand on aborde des œuvres ouvertement en rapport avec la religion, de les replacer dans les débats de leur époque, qui souvent sont aussi les nôtres (faute de pouvoir réellement expliquer ce que sont jésuites, jansénistes et libertins, l’exégèse du Dom Juan de Molière se réduit souvent à des développement hors de propos sur la dialectique du maître et de l’esclave quand ce n’est pas « Dom Juan en quête de Dieu » !). à plus forte raison, des échos par convergences ou par oppositions, qu’on pouvait faire résonner sans difficulté au temps où les programmes de lycée suivaient une perspective chronologique, par exemple le débat entre Voltaire et Pascal ou la filiation entre Pascal et Baudelaire, ne peuvent guère trouver place. Pourtant, les programmes de lycée, dans leur diachronicité, devraient précisément favoriser de tels rapprochements. Mais, comme en histoire, étant donné que les éléments de la synthèse n’ont pas fait l’objet d’une patiente familiarisation, ladite synthèse est impossible.
Il faudrait ajouter deux données qui achèvent d’orienter l’évolution de l’enseignement des lettres dans un sens (disons le mot) obscurantiste.
Le premier est la quasi proscription de la grammaire (de la grammaire de phrase, s’entend) et de son enseignement systématique. Or l’analyse de la phrase non seulement est une école de logique et un instrument pour la compréhension du sens de ce qui est dit, mais c’est aussi une école de réflexion sur soi-même : pourquoi m’exprimé-je ainsi ? pourquoi crois-je comprendre tel sens ? Or la réflexivité, l’analyse de soi est une arme essentielle (à défaut d’être une panacée) pour dominer l’irrationnel et pour parvenir à la formulation de choix motivés.
Le second est la disparition programmée de l’enseignement du latin et du grec. Outre l’école de clarté linguistique que ces enseignements constituaient (remplacée actuellement par une présentation en fouillis, devinettes et exercices à trous où les élèves se perdent et se dégoûtent), ils permettaient une familiarité avec la culture antique et la culture chrétienne d’expression latine ou grecque. C’est par exemple à travers les Métamorphoses (non pas en traduction, mais dans le texte réel, et dans des horaires qui s’ajoutaient à ceux de français) qu’un élève, dès la 4e, pouvait autrefois saisir ce qu’était l’esprit religieux des anciens et opérer la comparaison avec l’esprit des monothéismes. Dès la 3e et surtout la 2nde, un élève de grec faisait connaissance avec la figure de Socrate, en 1ère (pour ne citer que cet exemple) l’étude du Gorgias faisait comprendre aux élèves, si ce n’était déjà fait, qu’il ne faut pas croire n’importe quel boniment et les amenait à s’interroger sur les fondements de la justice et sur l’immortalité de l’âme. Et ne disons rien de l’importance de Sénèque, Tertullien, Horace, Lucrèce ou Lucien dans la constitution de la culture nécessaire pour un jugement conscient et motivé en matière de religion.
Par conséquent, si l’on veut que les élèves aient une appréhension solide et critique, à la fois en familiarité et avec distance, de l’esprit des religions et du contexte humain qui les entoure, il conviendrait d’abord de restaurer un enseignement cohérent, suivi et consistant, de lettres et d’histoire. Ce n’est pas, bien entendu, que d’autres disciplines n’aient leur mot à dire : sans parler de la philosophie, les mathématiques, les sciences physiques et les sciences naturelles peuvent assurément apporter leur contribution. Mais c’est d’abord en lettres et, sans doute à un moindre degré, en histoire, que les dégâts sont les plus dramatiques, les plus fondamentaux, et organisent (si l’on peut ainsi parler) une absence de repères et de structures intellectuelles qui laisse les élèves, et plus tard les adultes, désarmés face à l’irrationnel. Il faut donc reconstruire des programmes qui leur permettent d’accéder à une véritable culture, disons pour faire bref une culture humaniste. Assurément, comme le font valoir les avocats des méthodes clinquantes, l’esprit général de la société va en sens contraire. Raison de plus pour que l’école lui oppose avec détermination sa fonction propre, telle qu’elle est formulée dans les 23 propositions du secteur Ecole de l’Ufal :
L’école… ne doit pas être le simple miroir de la société existante… elle n’a pas pour vocation de s’adapter à la société, mais de permettre l’émancipation des individus… (Elle) n’a pas à être perméable aux modes, aux opinions, aux préjugés, ni aux évolutions du moment : elle doit se régler sur les savoirs et l’ordre des raisons, afin de rendre possible la construction d’une position critique.
On voit en fait que la question déborde celle du fait religieux : la connaissance de l’histoire, des conflits politiques et sociaux qui ont agité l’humanité, des grandes questions qui se posent à elle et des grands courants de pensée qui parcourent les siècles, est la base nécessaire de la formation du citoyen. L’ignorance en matière de questions religieuses n’est qu’un aspect d’un phénomène plus général : le fait que les programmes et instructions actuels, par-delà les proclamations hypocrites ou angéliques qui prétendent mettre en œuvre des pédagogies actives, tendent à modeler un individu incapable d’effectuer des choix libres et conscients, en définitive un individu passif tel que le veulent les tenants de la « fin de l’histoire ».