On ne peut s’interroger sur la place du fait religieux à l’Ecole sans rappeler qu’il s’agit de l’Ecole de la République, donc sans revisiter tous les principes philosophiques et tout l’appareillage conceptuel qui sont au fondement de la République et dont l’application politique rend l’existence de la République possible. C’est ainsi, et par exemple, que la question religieuse à l’Ecole rencontre immédiatement celle de la laïcité du corps politique. La laïcité est-elle dans une république une simple coquetterie idéologique ou est-elle le socle fondamental sans lequel aucune république n’est possible ?
Et si la laïcité est nécessaire à l’existence même de la cité républicaine, alors les républicains doivent admettre qu’ils ne peuvent éviter le combat récurrent contre différentes formes de particularisme. Car si le combat laïque a un sens, il ne saurait être que le suivant : éviter que la loi soit faite au nom d’une particularité quelconque, au nom d’une particularité religieuse bien sûr, mais aussi au nom d’une particularité de classe, ou encore d’une particularité ethnique, raciale, sexuelle.
Si la République doit impérativement constituer un espace laïque, c’est parce que dans une république la loi doit être faite au nom du citoyen, autrement dit elle doit être conforme à la volonté générale. Dans ce combat contre la fétichisation politique des particularités de toutes sortes, la place de l’Ecole est centrale parce qu’elle est indispensable à la constitution d’un espace laïque, espace qui est le socle fondamental de la République. Ces quelques remarques préliminaires visent à montrer qu’on ne saurait s’interroger sur la place du fait religieux à l’Ecole sans s’interroger sur l’architecture philosophique du système républicain, architecture où le dispositif scolaire occupe une place centrale. Mon but est donc de présenter la question du fait religieux à l’Ecole au sein de l’architecture philosophique qui sous-tend le système républicain.
Je procéderai en trois étapes :
1. Une première partie établira que la laïcité est au fondement de la volonté générale qui est la seule volonté politique légitime au sein d’une république.
2. On montrera ensuite comment le corps politique républicain, à partir de la constitution d’un espace laïque, affronte et traite la question des particularismes.
3. Enfin on examinera la place qu’il convient d’accorder au fait religieux au sein de l’Ecole républicaine.
I – La laïcité comme fondement de la volonté générale
Lorsqu’un gouvernement républicain propose une loi et que la représentation nationale l’adopte, qu’est-ce qui donne au citoyen l’assurance que cette loi est légitime, qu’il peut lui obéir sans perdre sa dignité d’homme et de citoyen ? Il faut qu’il soit sûr que cette loi est conforme à la volonté générale. Dans une république, la seule volonté politique qui soit légitime est la volonté générale. La figure de la volonté générale s’oppose quant à sa forme juridique à deux autres figures de la volonté politique qui, quant à elles, sont despotiques : la volonté particulière et la volonté collective. La volonté générale tire sa légitimité de sa rupture avec les deux figures de la volonté despotique.
Dans une première partie, on établira qu’il n’y a qu’un seul point de rupture décisif entre la volonté générale et les figures de la volonté despotique : c’est la laïcité en tant qu’elle constitue l’espace politique indispensable à la constitution de la citoyenneté. En d’autres termes, là où il n’y a pas laïcité, il n’y a pas de place pour la volonté générale. La laïcité, en tant qu’elle permet la constitution d’un peuple de citoyens, est le fondement ultime de la seule volonté politique légitime aux yeux d’un républicain, à savoir la volonté générale.
Commençons par définir les trois figures de la volonté politique. J’illustrerai les définitions par des exemples. D’abord, il y a les deux figures de la volonté despotique. La volonté particulière est l’expression d’une minorité ayant décidé de légiférer et d’exercer la souveraineté politique au nom de la fétichisation politique d’une particularité quelconque. Sous l’Apartheid une minorité exerçait le pouvoir au nom d’une particularité raciale. Sous l’ancien régime la noblesse minoritaire l’exerçait au nom d’une particularité de classe. La seconde figure du despotisme est la volonté collective. Cette fois on a affaire non pas à une minorité mais à une majorité qui a décidé d’exercer la souveraineté au nom de la fétichisation politique d’une particularité quelconque. Dans une république dite islamiste, une avant-garde légifère au nom de la fétichisation d’une religion majoritaire. Dans les ex-démocraties populaires une avant-garde du prolétariat exerçait le pouvoir au nom de la classe majoritaire, la classe ouvrière. Aux yeux d’un républicain authentique la seule figure légitime de la volonté politique ne peut être que la volonté générale. Elle a trois propriétés.
1. c’est une volonté majoritaire
2. c’est une volonté démocratique
3. elle exerce la souveraineté au nom du citoyen.
Si nous rassemblons ces trois propriétés en une seule définition, alors on peut avancer ceci : la volonté générale est la volonté démocratique et majoritaire d’un peuple qui légifère et qui exerce la souveraineté au nom du citoyen, autrement dit d’un peuple qui refuse de légiférer au nom de la fétichisation politique d’une particularité quelconque. Là où se constitue la volonté générale il n’y a pas de place pour un peuple catholique ou musulman ou juif ou aryen. La volonté générale est l’expression politique d’un peuple de citoyens. Le moment est venu de récuser une idée reçue. Nous sommes persuadés qu’il suffit qu’une volonté politique soit majoritaire et démocratique pour qu’elle évite le despotisme. Cela est faux. Prenons le cas de la démocratie athénienne. A Athènes nous avons affaire à une volonté particulière, donc à une volonté despotique. En effet, une minorité (la classe des maîtres) exerce le pouvoir sur la majorité au nom d’une particularité de classe. Et pourtant, en son propre sein, cette minorité faisait un usage démocratique du pouvoir. Bien qu’il revienne à Athènes d’avoir inventé la démocratie, celle-ci était cependant réservée à la classe des maîtres. De même sous l’Apartheid la minorité blanche, tout en faisant à son profit un usage démocratique du pouvoir, exerçait néanmoins un despotisme féroce sur la majorité du peuple. Le cas de la volonté collective est encore plus intéressant. On peut en concevoir une figure qui, tout en étant despotique, partage avec la volonté générale deux propriétés sur trois :
• la volonté collective est majoritaire par définition
• mais, tout comme la volonté générale, elle pourrait être démocratique
Une telle figure de la volonté despotique ne serait en rupture avec la volonté générale que sur la troisième propriété : elle ne renoncerait pas à exercer la souveraineté au nom de la fétichisation d’une particularité. C’est démocratiquement qu’une majorité d’Allemands a décidé que le peuple allemand exercerait la souveraineté au nom de la fétichisation de la race aryenne. Telle me semble être la stratégie de bon nombre d’ayatollahs : prendre le pouvoir par les urnes et l’exercer au nom de la fétichisation d’une religion majoritaire – en l’occurrence instaurer une république islamiste. Ainsi, le point de rupture fondamental entre la volonté despotique et la volonté générale ne réside ni dans la démocratie ni dans la majorité mais dans une troisième opposition : l’opposition entre fétichisation politique d’une particularité d’une part et citoyenneté d’autre part. En dernière instance tout despotisme, même le plus moderne, exerce la souveraineté au nom d’un particularisme. Exercer la souveraineté au nom du citoyen, voilà ce qui caractérise la république pour laquelle il n’y a qu’une seule volonté politique légitime, la volonté générale. Mais un peuple ne peut se constituer en peuple de citoyens qu’à la condition qu’une large majorité de ses membres consente à renoncer à exercer la volonté politique au nom d’une particularité quelconque. C’est parce que chacun d’entre nous renonce à faire de sa religion, de sa classe sociale, de sa couleur de peau, de son sexe, etc. le fondement de la loi commune que la volonté générale est possible. C’est ce renoncement à la fétichisation politique des particularités qui ouvre une nouvelle figure de l’espace politique, que nous appelons l’espace laïque. Sans la constitution d’un espace laïque, pas de citoyen, donc pas de volonté générale, donc pas de république. La laïcité est donc la pierre angulaire de la république. Instituer un espace laïque propice à la constitution du citoyen et instituer la volonté générale sont un seul et même acte constitutif de la république. Si nous comparons la république à un temple, alors ce dernier repose sur trois piliers : l’Etat, la société civile et le corps politique. L’Etat, en tant qu’appareil administratif, est une sphère relativement indépendante par rapport à la nature du régime. En effet, l’Etat comme appareil administratif se met aussi bien au service du despotisme que d’une république. Quant à la société civile, elle est le lieu de la liberté individuelle et de la liberté d’entreprise. C’est dans ce lieu que peuvent s’épanouir et s’organiser les intérêts particuliers, qu’ils soient idéologiques (partis), économiques (entreprises, syndicats) ou religieux. Enfin le troisième pilier, le corps politique, est indispensable dans une république. Le corps politique, c’est l’espace dans lequel chaque membre d’un peuple renonce à ses particularités pour pouvoir décider de la loi commune. Même si je suis catholique dans la société civile, même si ma religion est majoritaire, je dois en tant que citoyen, en tant que membre du corps politique, renoncer à légiférer au nom de mon particularisme. Et pourvu que chacun de nous fasse de même, alors nous instituerons tous ensemble le corps politique de la république. Le corps politique n’est rien d’autre que l’association des citoyens se constituant en un seul et unique souverain. C’est l’aliénation générale de toutes les particularités qui constitue le peuple en corps politique républicain et donc en peuple de citoyens. Ainsi c’est le corps politique et lui seul qui doit être à l’abri de la fétichisation politique des particularités. Autrement dit c’est le corps politique qui doit être laïque. La volonté générale n’est donc rien d’autre que l’expression démocratique de la majorité du corps politique, lui-même constitué par l’association des citoyens. Ce que cette majorité décide démocratiquement est dans une république la seule volonté légitime. Toute autre figure de la volonté, fût-elle démocratique et même majoritaire sera despotique du simple fait qu’elle impose sa loi au nom de sa particularité fétichisée.
II – La laïcité du corps politique face au fait religieux et aux particularités
En France, nous le savons tous, la constitution d’un corps politique laïque s’est heurtée frontalement à la l’impérialisme clérical de l’Eglise catholique. De là on pourrait conclure un peu hâtivement qu’il est impossible de fonder une république – c’est-à-dire un corps politique laïque – sans déclencher une guerre frontale entre laïcité et religion. Mais c’est là une vérité historique et non pas philosophique. Sur le plan philosophique, instaurer une république authentique, c’est se fixer comme tâche de construire un corps politique laïque et de mettre ce dernier à l’abri de toute entreprise dont le projet serait de légiférer et d’exercer la souveraineté au nom de la fétichisation politique d’une particularité quelconque. C’est parce que l’Eglise était porteuse d’une tel projet particulariste, c’est parce qu’elle voulait être au fondement d’une figure despotique de la volonté politique qu’il a fallu la combattre. Mais la république se doit de protéger le corps politique laïque de toute forme de particularisme, et pas seulement du particularisme religieux : elle doit tout autant le protéger du particularisme de classe, sexuel, racial, ethnique, etc. Ce que la république impose et exige de chaque particularité, c’est qu’elle renonce à toute emprise sur le corps politique laïque et qu’elle reflue vers la société civile qui est le lieu où les particularités peuvent s’affirmer, s’associer et se développer – pourvu qu’elles ne soient pas contraires à la loi commune. Dans ce cadre, qui forme la société civile, aucune association loi 1901 n’est empêchée. A bien y penser, nous devons reconnaître que l’Eglise catholique n’est pas la seule que la république a obligé à refluer vers la société civile. Longtemps à l’intérieur de la gauche socialiste il y a eu un affrontement antre les socialistes républicains qui se reconnaissaient en Jaurès et les socialistes communistes. Ce qui les opposait ce n’est pas la question de l’appropriation collective des moyens de production. Sur ce point Jaurès était d’accord avec les communistes. Le conflit portait sur la question de la dictature de la classe ouvrière. Le parti communiste considérait comme légitime que le parti du prolétariat s’empare du corps politique et exerce un pouvoir sans partage, non pas au nom d’un fétichisme religieux mais au nom d’un fétichisme de classe. Autrement dit le PC était d’accord avec l’Eglise sur le point suivant, à savoir que la volonté générale devait être abolie au profit de la volonté collective. Pour l’Eglise, la loi devait être faite au nom d’une particularité religieuse ; pour les partisans de la dictature du prolétariat au nom d’une majorité de classe. Or Jaurès considérait que les syndicats et les partis politiques qui représentaient la classe ouvrière devaient mener leur combat à partir de la seule société civile et que le corps politique, comme espace laïque, devait être protégé de tout particularisme. Selon ce modèle, la lutte des classes doit être menée au sein de la société civile et, dans un second temps, elle doit inscrire ses victoires au sein de la volonté générale. De la sorte chaque conquête syndicale et politique de la classe ouvrière devait pouvoir s’inscrire sous la forme d’un droit nouveau dans une loi conforme à la volonté générale : liberté d’association, droit de grève, congés payés, sécurité sociale, etc. Ces droits, une fois pris en charge par la volonté générale, deviennent les droits nouveaux de tous les citoyens et non pas ceux de la seule classe ouvrière. Aux yeux de Jaurès, aux yeux du socialisme républicain, l’abolition de la volonté générale au profit de la dictature du prolétariat était inconcevable. Aujourd’hui la république, sous la pression d’un islamisme fondamentaliste, est à nouveau convoquée à affronter le fait religieux. Là encore la voie républicaine est claire : il faut exiger de l’islam qu’il renonce à s’emparer du corps politique (qui doit rester laïque) et qu’il reflue vers la société civile. La volonté générale ne reconnaît aucune dérogation en faveur de l’islam. Aucune loi ne saurait être faite pour l’islam, que ce soit pour le favoriser ou pour le défavoriser. Toute loi concerne tous les citoyens, pris indistinctement. Par contre chaque musulman doit pouvoir affirmer sa foi dans la société civile, s’associer avec d’autres musulmans pour développer sa foi et sa religion. Ainsi sur trois points conflictuels (l’Eglise catholique, la dictature du prolétariat et le fondamentalisme islamiste), la stratégie des républicains est toujours la même : cette stratégie n’est pas celle de la belle âme, celle d’une tolérance qui refuse la lutte, qui s’incline devant les prétentions particularistes. Le républicain ne refuse pas l’affrontement. Il lutte pour mettre le corps politique à l’abri de toute entreprise particulariste mais en même temps il protège l’expression des particularités au sein de la société civile. L’attitude républicaine à l’égard des particularités est donc celle d’une tolérance vigilante, une tolérance combative. Cette tolérance veut préserver la laïcité du corps politique, laïcité en dehors de laquelle il n’y a pas de peuple de citoyens et donc pas de volonté générale possibles.
III – L’Ecole de la République face au fait religieux
Récemment, l’Ecole a dû affronter le fait religieux sous deux aspects : celui du symbolique – c’est l’affaire du voile -, celui plus stratégique des savoirs qui doivent être enseignés dans le cadre des programmes scolaires – c’est le débat déclenché par le rapport Debray.
Premier aspect, symbolique. L’Ecole doit-elle accueillir les signes religieux (voile, croix, kippa…) en classe ? » Aucun signe religieux à l’Ecole » : telle était la lecture unanime de la loi de 1905. Mais sous l’influence de Danièle Mitterrand et de Lionel Jospin alors ministre de l’Education nationale, il a été demandé aux professeurs de Creil (1989) de reculer, au nom d’une tolérance bienveillante. Cette reculade a déclenché un tollé et pour y échapper, le ministère a » botté en touche » en saisissant le Conseil d’Etat. On sait que ce dernier a fait une lecture nouvelle de la loi de 1905, lecture qui allait dans le sens d’une tolérance aveugle : dorénavant l’interdiction du signe religieux ne s’appliquerait plus qu’aux seuls professeurs et non pas aux élèves, sauf cas avéré de prosélytisme. On sait que le camp des républicains s’est opposé et s’oppose encore à cette lecture faite par le Conseil d’Etat. Donc la guerre dite du voile continue. Mais au-delà des passions l’affrontement repose sur une question de principe. La problème politique engagé par le voile est le suivant : l’Ecole fait-elle partie de la société civile ou bien fait-elle partie du corps politique ? Il existe en effet des services publics qui font partie de la société civile comme la Poste ou EDF ou la SNCF. Pour ces derniers, la lecture du Conseil d’Etat est légitime. Celui qui est derrière le guichet doit affirmer la neutralité du service public. En revanche celui qui est devant le guichet est un » usager » qui peut afficher son appartenance religieuse. Rien à redire à cela. Le problème est donc de savoir si l’élève accueilli par l’Ecole de la République est un usager situé dans la société civile ou bien s’il est du devoir de l’Ecole de le placer dans l’espace du corps politique, sur le vecteur de la citoyenneté. Dans le second cas l’Ecole fait partie intégralement du corps politique et, s’agissant de ce dernier, le républicain ne doit pas céder sur la laïcité. A ses yeux le corps politique doit être à l’abri des particularismes et ces derniers doivent se replier dans la société civile. Or aux yeux du républicain l’Ecole fait partie du corps politique et elle doit placer les élèves qu’elle accueille sur le vecteur de la citoyenneté. Car c’est à l’Ecole que se forme le peuple des citoyens. A l’Ecole la laïcité doit donc être intégrale. En effet, on ne devient citoyen qu’en exerçant la capacité de rompre avec ses particularismes, de se hisser au-dessus des ses particularismes lorsqu’il s’agit de la loi commune. Livrée à elle-même, l’humanité choisit toujours de privilégier les liens traditionnels, le lien religieux, le lien ethnique, le lien de classe, etc. La pensée spontanée est en effet une pensée aliénée, une pensée prisonnière. L’union des prisonniers pousse ces derniers vers les figures de la volonté despotique – volonté particulière ou collective. L’Ecole est donc le lieu où l’élève, en affrontant les savoirs, apprend qu’il est possible de construire des vérités qui transcendent les évidences de la caverne, en transcendant les particularismes. En effet une vérité théorique s’impose par sa seule force argumentative et elle vaut pour les garçons et les filles, les nobles et les vilains, les bouddhistes, les juifs et les catholiques. Une vérité théorique rend possible la constitution du citoyen parce que l’effet d’universalité qu’elle produit sur chaque esprit transcende tous les particularismes. Ainsi, si l’Ecole est le lieu sans lequel la constitution du citoyen est impossible, alors elle doit faire partie du corps politique et le républicain ne saurait transiger sur la laïcité intégrale de l’Ecole. L’élève doit être considéré comme un apprenti citoyen et non comme un usager : à l’école, il apprend à transcender ses particularismes. Il importe donc qu’il se dépouille de » ses métaux « , de ses signes d’appartenance politique ou religieuse.
Je voudrais à présent en venir au second point, la question de savoir comment l’Ecole doit accueillir le fait religieux dans le cadre des programmes scolaires. Qu’en était-il avant le rapport Debray, avant la conversion de la Ligue de l’Enseignement à la » nouvelle laïcité « , avant le deal que cette dernière a passé avec les Eglises ? Où a-t-on vu que l’Ecole négligeait l’importance du fait religieux comme « fait social total qui déborde le sentiment privé et l’inclination des individus, dans les rues, les arts, les mentalités, etc. » (R. Debray) ? J’ai moi-même fait étudier les textes de saint Augustin et de saint Thomas dans les classes de philosophie. Je n’ai jamais fui une référence religieuse quand elle apparaissait dans un texte de Pascal ou de Spinoza. Je ne connais guère de professeurs d’histoire qui évacuent la question des guerres de religion ou qui ne soulignent l’importance de l’Eglise catholique dans la sédimentation de notre culture… D’ailleurs la République n’a jamais fait le moindre obstacle à l’éducation religieuse dans la société civile. Elle a banalisé une journée par semaine pour l’enseignement religieux et a toujours garanti la liberté de conscience. Que se passe-t-il aujourd’hui ? Pourquoi fait-on mine de croire que l’Ecole de la République ignorait tout du fait religieux ? Je propose la réponse suivante : ce qu’on reproche à l’Ecole publique, c’est d’avoir installé un rapport inégalitaire entre les humanités d’une part et le religieux de l’autre. La notion d’ » humanités » est ici référée aux œuvres déposées dans une encyclopédie idéale. Cette dernière peut être considérée comme une » banque de données » dans laquelle sont stockés l’ensemble des arts, des sciences et des techniques que nous a légué le génie de l’esprit humain. Dans l’Ecole républicaine, les humanités ou, ce qui revient au même, les savoirs stockés dans l’Encyclopédie et qui sont les œuvres exclusives de la puissance de l’esprit humain doivent être considérés comme supérieurs en dignité aux savoirs et enseignements véhiculés par un clergé et déposés dans un livre sacré. L’Ecole de la République est donc le lieu du corps politique où la notion de » livre sacré » est subordonnée à l’Encyclopédie, où la notion de révélation est subordonnée à la raison. Le fait religieux n’est pas nié à l’Ecole et ne l’a jamais été. Tout simplement, une thèse religieuse y devient une simple thèse invitée à se mesurer à d’autres thèses possibles. Du coup, elle devient humaine, elle perd de sa certitude sacralisée. Dans le cours d’histoire, l’Eglise apparaît à certains moments historiques comme un appareil de pouvoir pesant de toutes ses forces sur le corps social et intervenant de façon arbitraire sur les consciences, ne reculant devant aucune des machinations du pouvoir, etc. Autrement dit, loin de nier le fait religieux, l’Ecole installe un espace critique face à lui. En s’appuyant sur la raison, elle l’interroge dans ses méfaits comme dans ses bienfaits, dans sa barbarie comme dans son œuvre civilisatrice (philosophie, art, littérature, etc.). Le fait religieux devient un simple fait humain ni tout à fait blanc ni tout à fait noir. Alors, ce » faux retour » du fait religieux à l’Ecole de la République s’éclaire. Ce qui est visé par les entreprises de la » nouvelle laïcité « , c’est de donner une égale dignité à l’Encyclopédie et aux » livres sacrés « , à la raison et à la révélation. C’est là le sens profond du rapport Debray : » La mémoire humaine ne se débite pas en appartements : Abraham, Bouddha, Confucius et Mahomet ont vécu et vivent sur la même planète qu’Euclide, Galilée, Darwin et Freud » (Debray) Voilà une évidence massive. Les fondateurs des grandes religions sont mis sur le même plan que les génies qui ont su défricher et découvrir de nouveaux continents théoriques. Religions et sciences sont à égalité de dignité. Ignorer les premières est donc aussi grave qu’ignorer les secondes : » On est en droit de penser que ces mythes sont un signe d’ignorance et d’arriération, mais l’ignorance de ces mythes est aussi une signe d’arriération et d’ignorance. » (Debray) Sur le plan philosophique, ces deux citations avancent la thèse de l’égale dignité théorique des contenus doctrinaux religieux et des contenus des humanités classiques et modernes. Si tel est le cas, religions et humanités méritent également de figurer dans les programmes scolaires. On est également coupable d’ignorer le théorème de Pythagore et telle sourate du Coran. Le rapport Debray recule d’ailleurs devant les conséquences pédagogiques et techniques de l’application de ce principe. En effet si le livre sacré et l’encyclopédie sont égaux en dignité alors il faudrait créer des CAPES et des agrégations d’histoire des religions, conséquence que dénonce expressément le rapport.
Je voudrais maintenant en venir à la critique de cette thèse. Je vais procéder en deux temps. Premier temps : je vais montrer que les doctrines religieuses et les énoncés fondamentaux de la théorie renvoient à des vérités de nature radicalement différente – par conséquent qu’Abraham et Euclide, même s’ils font partie d’un même monde humain, interviennent néanmoins dans deux champs disjoints. Dans un second temps, je montrerai pourquoi, à l’Ecole républicaine, il faut accorder la priorité aux humanités classiques et modernes sur les doctrines religieuses, autrement dit subordonner les secondes aux premières.
Bien que faisant partie du même monde humain, le livre sacré et l’encyclopédie relèvent néanmoins de deux champs radicalement différents, tout comme la Grande Ourse (constellation céleste) et l’ours brun (animal) relèvent de deux champs différents, bien qu’ils fassent partie du même univers. On peut en effet s’amuser à énumérer les oppositions :
• Les humanités classiques ne se réfèrent pas à un livre sacré mais à l’encyclopédie comme banque de données dans laquelle sont déposées les différentes figures de l’art, des sciences et des techniques. Arts, sciences et techniques sont des œuvres que l’esprit produit par ses propres forces, et dont il est le seul auteur. Alors que les dogmes religieux sont obtenus par la voie révélée, par une autorité extérieure.
• Les » vérités » religieuses s’autorisent d’une révélation. Les vérités théoriques et les œuvres de l’esprit sont des vérités découvertes ou créées.
• Le livre sacré contient » la vérité « , l’encyclopédie ne contient que des points de vérité sans relations les uns avec les autres (philosophie, mathématiques, physique, etc.).
• La vérité religieuse est définitive, absolue, éternelle. Les vérités théoriques sont provisoires ; leur durée de vie dépend de leur résistance à la réfutation.
• La vérité religieuse exige la conversion, l’adhésion aveugle par un acte de foi. Les vérités théoriques n’exigent de l’esprit aucun acte de foi ; en s’inclinant devant une vérité théorique, l’esprit ne fait rien d’autre que s’incliner devant la solidité d’une argumentation que chacun est en mesure de s’approprier en la produisant lui-même.
• La vérité religieuse est ésotérique : elle s’enorgueillit de contenir des mystères qui dépassent l’esprit humain. La vérité théorique est exotérique : elle est sans mystère à ciel ouvert. Il ne faut pas confondre cela avec la facilité : elle est accessible à tout esprit à condition qu’il consente au travail patient de la raison et de l’expérience.
• La vérité religieuse exige la confiance vis-à-vis du prophète qui la véhicule ; le prophète est l’élu de la providence, celui grâce auquel la vérité révélée parvient aux autres hommes. Dans le domaine de la vérité théorique, il n’y a ni gourou ni prophète ; le maître est un magister besogneux qui a accompli un certain parcours dans l’ordre de sa discipline, parcours que l’élève peut à son tour accomplir et même dépasser.
• La vérité religieuse égalise les fidèles. La vérité théorique hiérarchise les esprits en fonction de leur degré actuel de savoir, de leur ardeur au travail, de leurs vertus et de leurs talents : si tous sont égaux dans leur droit à accéder au savoir, ils ne le sont néanmoins pas dans leur rapport effectif à celui-ci.
On n’en finirait pas d’énumérer les oppositions entre vérité religieuse et vérités fondées sur le travail rationnel : leur modes de constitution diffèrent profondément. On a donc affaire à deux champs de nature différente. Le prophète et le théoricien habitent peut-être le même monde humain, mais ils agissent et interviennent dans deux domaines qui sont construits différemment. Certes Socrate, comme le Christ, consacre sa vie à l’amour du vrai, du bien, du beau, mais il s’agit néanmoins d’une vérité qui ne doit rien à un mode révélé. Même si Socrate admet l’existence d’une transcendance que Platon a hypostasiée en » monde des Idées « , il considère néanmoins que cette dernière reste désespérément muette. La vérité et la justice, l’humanité doit les conquérir par ses propres forces et les seules armes dont elle dispose à cet effet sont le » bon usage du logos » et la confrontation dialectique des esprits. La vérité ne se révèle pas ; elle est, sur une question ponctuelle donnée, l’énoncé le plus puissant à un moment donné. Cette puissance se mesure à celle de l’appareil argumentatif qui accompagne l’énoncé ; c’est la résistance qu’il offre à la réfutation qui produit l’effet d’universalité et de vérité. Non seulement l’encyclopédie et le livre sacré relèvent de deux registres radicalement différents, mais dans l’Ecole républicaine il convient de placer l’encyclopédie en position première et de lui subordonner tout ce qui relève du fait religieux. En effet la mission de l’Ecole républicaine est double. D’une part elle est économique : elle doit placer l’élève sur le vecteur des compétences et des talents. D’autre part elle est politique : elle doit le placer sur le vecteur de la citoyenneté, intégrer tous les élèves dans le corps politique au sein duquel se constitue le peuple des citoyens, peuple qui, en faisant un usage majoritaire et démocratique de la souveraineté, produit la volonté générale. On l’a déjà dit : on ne devient pas spontanément citoyen. On ne le devient qu’en consentant à s’élever au-dessus de ses particularités, de son ethnie, de sa religion, de sa race, etc. Seuls les savoirs relevant de l’encyclopédie sont vraiment en mesure de former le citoyen. L’encyclopédie idéale doit être considérée comme une vaste » banque de données » contenant l’ensemble des arts, des techniques et des sciences inventés par l’humanité. A travers les arts, l’esprit manifeste sa puissance de création ; à travers les techniques sa puissance d’invention et à travers les sciences sa capacité de découverte. Or en créant dans le domaine des arts, en inventant dans celui de la technique et en découvrant dans celui des sciences, l’esprit humain agit par ses propres forces. Dans ces trois processus, il est le seul auteur de ses œuvres ; il ne doit rien à une transcendance, à une surnature, qu’elle soit de classe, religieuse, ethnique ou raciale. La création, l’invention et la découverte ne doivent rien à une particularité quelconque car tout esprit, indépendamment de ses déterminations particulières, est capable de comprendre, de produire, de renouveler et de transmettre cette œuvre encyclopédique. Placer l’encyclopédie au centre de l’Ecole républicaine, c’est placer immédiatement l’élève au-delà de ses particularités, c’est le placer sur le vecteur de la citoyenneté. Si la référence religieuse apparaît à l’Ecole, il ne saurait être question de la fuir, mais elle doit être éclairée du point de vue de la raison afin d’être incluse dans l’encyclopédie ; en aucun cas le fait religieux ne peut être mis en position rectrice au sein des savoirs scolaires.
La mission de l’Ecole républicaine doit être comprise en symétrie inverse de celle des Eglises. Les Eglises ne se coupent pas du monde profane ; tout leur effort consiste à éclairer les faits du monde profane au moyen du texte sacré et de la révélation. De même l’Ecole comme lieu stratégique de la République n’a à se couper ni du monde profane ni même du fait religieux. Sa mission est d’éclairer tous ces faits non pas au moyen d’une révélation mais par la raison, non pas en se référant à un texte sacré, mais à l’encyclopédie.
Jean-Marie Kintzler