Le 5 juillet 2007, le Président de la République adressait au Ministre de l’Éducation Nationale une lettre de mission en vue de la réforme du lycée général et technologique. Jean-Paul de Gaudemar, recteur de l’Académie d’Aix-Marseille, ancien directeur général de l’enseignement scolaire, se vit alors confier une mission de consultation qui déboucha, en juin 2008, sur la signature de « points de convergence sur les objectifs et les principes directeurs » de la réforme du lycée. Sur la base de ce texte, Xavier Darcos rendait public le 22 octobre 2008 le projet de la nouvelle Seconde, projet qui était destiné à entrer en vigueur dès la rentrée 2009. Devant les résistances que ce projet suscita, ce dernier fut contraint de reculer et de suspendre sa mise en oeuvre. C’est dans ce contexte et dans une volonté d’apaisement que Richard Descoings s’est vu confier, le 12 janvier dernier, une « mission de concertation » sur le sujet. Dans la foulée, la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l’Assemblée nationale constituait une mission d’information sur la réforme du lycée, mission présidée par Yves Durand et dont le rapporteur est Benoist Apparu. Les deux rapports, le rapport Descoings et le rapport de la mission d’information, ont été rendus publics à quelques jours d’intervalle, respectivement le 29 mai et le 2 juin.
Les deux rapports divergent par leur style : le rapport Descoings adopte une rhétorique managériale, volontiers consensuelle et sédative; dans une présentation très « powerpoint », chamarrée de bulles renfermant des citations, le rapport sait prendre des accents volontaristes et lyriques, en maniant le registre épidictique du discours. Le rapport Apparu est beaucoup moins prudent et bien moins consensuel : son style est d’inspiration gestionnaire, dressant des bilans statistiques et économiques au service d’une mesure quantitative de l’éducation. Si les deux rapports divergent par leur style et leurs contenus (au sujet de la semestrialisation, de la refonte des filières et du statut de la voie technologique), ils convergent néanmoins autour d’un but commun : déscolariser l’école. À la lecture de ces deux rapports, on a le sentiment qu’ils sont non seulement compatibles, mais que l’un joue le rôle de fer de lance qui permettra au second de passer plus facilement dans l’opinion. Sur les questions les plus polémiques, le rapport Descoings fait un pas de côté ; sur les questions les plus décisives, le rapport Apparu accomplit le pas supplémentaire qui lui attirera toutes les critiques.
Une méthode de concertation entretenant la confusion
La rédaction s’inspire de concertations avec des lycéens, des professeurs et des membres de l’administration du lycée, concertations qui concentrent à l’avance toutes les critiques de l’école comme lieu de transmission des savoirs. L’élève et les acteurs sondés par la concertation jouent ici une partition soigneusement préparée à l’avance : ces protagonistes ont des « exigences », des « besoins », des « attentes » qui s’accordent comme par miracle aux réformes de l’Éducation Nationale voulues dans le cadre d’une politique gestionnaire visant à faire rentrer l’éducation dans l’économie de la connaissance. Ce tour de passe-passe rend possible l’entreprise de légitimation de la réforme, dont le rapport Descoings a besoin pour s’imposer dans l’opinion publique. Compte tenu des oppositions à la réforme Darcos exprimées à l’automne 2008 et de son abandon, Richard Descoings cultive non sans habileté le pragmatisme, faisant l’éloge du terrain, paré de toutes les vertus. Cela n’est pas sans rappeler les pièges de la démocratie participative qui permet au pouvoir d’éviter l’impopularité en se donnant une image positive auprès de l’opinion. Mais il est singulier que les tables rondes organisées dans le cadre de la commission Apparu et les citations d’élèves ou d’enseignants qui émaillent le rapport Descoings parlent souvent à l’unisson : tout se passe comme si le dialogue tant valorisé n’était qu’un long monologue chantant la nécessaire mise au pas de l’école par les exigences de la société. Du terrain en apparence bigarré on passe au terrain pré-conquis du gestionnaire, d’un ton gris monochrome.
Cette méthode participative entretient alors des régimes de confusion qui servent les intérêts d’une réforme de l’école comme lieu de l’instruction : il dresse des constats et habille les diagnostics en principes ; il déguise les opinions en axiomatique. Ainsi les principes de l’axiomatique scolaire (transmettre des savoirs à des sujets de savoirs par des professeurs compétents, dans le cadre d’une institution qui assure le lien entre élèves et professeurs) apparaissent dans le rapport Descoings sous la rubrique « diagnostic », à titre d’» objectif » ; ce même rapport entend ne pas être au service d’une « idée a priori » du lycée mais partir du terrain. Or, pour nos réformateurs, partir ainsi du terrain revient à quitter le plan des principes dénaturés en simples opinions, voire préjugés – le droit est alors confondu avec le fait. Une telle méthode de concertation ne se règle donc plus sur une idée claire du lycée axé autour de l’instruction et des savoirs ordonnés à la libération intellectuelle des élèves.
En outre, la méthode use d’un mécanisme de projection élémentaire : on projette sur les acteurs du lycée des désirs que l’on entretient, sollicite et sélectionne habilement. Ainsi, pour répondre aux « fortes demandes » des lycéens et des adultes, on apprendra ainsi au lycéen à rédiger CV et lettres de motivation[] – cela sera toujours plus utile que les belles lettres.
Le destinataire de la réforme
Les deux rapports, créant par leur fonction même les organes dont ils ont besoin pour réformer l’école, sollicitent une image d’Épinal de l’élève, tantôt jeune, tantôt jeune adulte, parfois anxieux, désireux de s’impliquer davantage dans la vie du lycée[] et de décloisonner l’institution, volontiers rebelle mais épris de beaux sentiments, ayant « le sentiment d’être humilié par un système qu’il ne comprend pas et dont il pense qu’on le traite de façon anonyme sans l’associer aux décisions ». Il n’est plus question d’un sujet de savoir mais d’un jeune travaillé par des pulsions narcissiques qui s’étayent sur des besoins pédagogiques distincts, polymorphes – on n’osera pas dire pervers. La pulsion du jeune s’étaye d’abord sur l’oralité : l’élève a besoin de s’exprimer et le cours doit répondre à ce besoin –on organisera des débats et on lui apprendra la rhétorique pour ménager à cette pulsion un espace dans lequel elle pourra se décharger. L’oralité prendra alors la forme d’un épanchement : le lycéen pourra enfin parler aux professeurs « à cœur ouvert ». Un professeur référent sera le confident bienveillant de ses craintes, de ses espoirs et de ses attentes, le professeur principal n’y suffisant plus. En outre, et dans le même ordre d’idées, les jeunes réclament un étayage par proximité pédagogique, l’enseignement devant prendre une forme nouvelle qui est celle du « cote à cote » (A, 30), selon la terminologie de Meirieu, ici figure de caution intellectuelle, à droite comme à gauche, et figure de proue du pédagogisme innovant : le sens de la distance si propice à l’autonomie intellectuelle est ici récusé, la proximité favorisant la lutte contre l’échec scolaire… Enfin, la pédagogie doit renforcer les motivations narcissiques de l’auto correction, nommée « auto-évaluation » du lycéen, dont les mérites et l’efficacité ne sont en rien démontrés.
Cet imaginaire du lycéen, soigneusement entretenu par le pouvoir, n’a évidemment d’autre but que de flatter le supposé narcissisme du lycéen pour mieux faire passer des réformes qui entendent faire de l’école un lieu ouvert sur la vie et au service de ses usagers.
La déscolarisation de l’école et ses modalités d’exercice
1) Fin du lycée comme fin en soi.
Le ton est donné dans les deux rapports dès les premières pages : le rapport Apparu s’inscrit dans la logique de la stratégie de Lisbonne, se fixant comme objectif « l’exigence d’élévation du niveau de qualification portée par l’Union européenne depuis l’adoption par le Conseil européen, réuni à Lisbonne en mars 2000» (A, 11). Cette élévation du niveau de qualification « constitue un impératif économique, social et politique » (A, 6).
Cette stratégie vise à faire de l’Europe rien de moins que « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » (A, 11). La fin justifiant les moyens, le rapport Apparu préconise de « passer du lycée conçu exclusivement comme une fin en soi au lycée préparant ses élèves à l’enseignement supérieur » (A, 9). À la question « à quoi doit servir le lycée ? », la réponse est on ne peut plus claire : il ne s’agit pas d’émanciper, de disposer des connaissances libérant l’esprit de tutelles étrangères (société, famille, État), mais de répondre aux « besoins de la société et de l’économie en connaissances et en compétences (qui) n’ont cessé d’augmenter » (A, 10). La formule économie en connaissances est d’une équivocité savoureuse : cette marchandisation du savoir risque fort d’avoir pour effet un allègement des savoirs transmis au lycée[].
Des propos de lycéens ou de professeurs servent cette vision instrumentale de l’école, qui doit préparer au travail salarié, « les jeunes ne connaissant pas le monde du travail » (D, 30). Les savoirs sont sommés de se suturer à l’injonction de l’utilité économique et sociale : les contenus de connaissances ne peuvent plus se permettre d’être désintéressés ; la raison économique presse avant l’ordre des raisons du jugement. Car il faut faire des soldats du bon ordre social et professionnel : le marché du travail et la compétitivité économique doivent fabriquer des esprits obéissants et serviles.
Certes, il ne s’agit pas dans cette analyse des deux rapports de tomber dans le piège de ce que Hegel nommait « la mauvaise abstraction » : il est indispensable que l’école place au cœur de son programme d’enseignement la connaissance du monde et de ses mécanismes économiques : doit-elle pour autant être à son service ? []
Le traitement de la question du redoublement est symptomatique de cette contre réforme scolaire : au nom d’une bonne gestion des dépenses publiques, on soulignera que le redoublement a un coût. Dans un souci d’économie qui fait fi des vertus du redoublement, le rapport Apparu préconise un sas de rattrapage l’été pour éviter « les échecs qui se chiffrent en millions d’euros ». On est ici très loin des difficultés rencontrées par un élève dans son apprentissage, mais au plus près du porte-feuille du bon père de famille. L’élève est une marchandise qui a une valeur d’échange, et le professeur, apportant une « plus value pédagogique » (A, 45), est un prestataire de services qui doit éviter la dépense en pure perte, le redoublement s’apparentant à un « gâchis humain et financier » (A, 28).
2) Attaques contre les programmes, l’évaluation et l’examen national.
Pour en finir avec l’école républicaine, fondée sur la transmission de savoirs libérateurs et garantie par l’organisation d’un examen national, les réformateurs accusent l’école de tous les maux : les programmes et leurs contenus, déclarés sans réelle justification « épuisants », sont des obstacles à la nouvelle économie de la connaissance, « freinant l’émergence des têtes pensantes dont la France a besoin pour sa croissance » (A, 33). Il faut passer à une école allégée en horaires disciplinaires, moins « magistrale », afin de constituer un corps d’élèves en bonne santé soluble dans le nouvel ordre économique européen. On incitera les élèves à pratiquer des stages en entreprise. On encouragera ainsi, dans une formule sibylline, « les talents d’autonomie »[] en favorisant une pédagogie personnalisée supposée contribuer à l’apprentissage de la liberté – sans tenir compte, à aucun moment, des réserves qui ont pu être formalisées à l’égard des TPE, désormais érigés en modèle qu’il convient de généraliser. Que vaut en effet l’autonomie si elle n’est pas articulée par des savoirs ? La liberté pédagogique risque bien d’être le siège d’une fabrique d’illusions.
L’évaluation, concentrant toutes les ringardises, est accusée d’entretenir l’anxiété, la peur et l’échec : la notation, comprise seulement comme une punition toujours mauvaise et d’essence maligne, doit reculer devant… l’auto-évaluation, plus réconfortante. Les attaques contre l’élitisme de l’école vont bon train, sans poser la question conséquente de savoir quels principes autres que le mérite et la réussite scolaire peuvent justifier l’obtention d’un examen et l’accès à des filières d’excellence. Faudra-t-il remplacer alors le mérite par l’argent ? Par la bonne nature bien disposée socialement ? Par le coefficient de sympathie de l’élève ? Par la vertu de l’âme charitable ?
Enfin le baccalauréat lui-même est à nouveau remis en cause dans son principe, au motif spécieux qu’une réforme du lycée entraîne nécessairement une réforme de la modalité de l’évaluation au baccalauréat[] : est alors préconisée par le rapport Apparu une extension du contrôle continu aux langues vivantes et à certains enseignements de spécialisation.
3) Pour la promotion de la belle âme charitable.
Par goût du paradoxe peu subtil fonctionnant tel un slogan publicitaire, les réformateurs ne craignent pas la contradiction : le mot d’ordre est donc celui d’une école moins scolaire, plus « humaine » et altruiste, moins « magistrale », valorisant les « goûts, choix et compétences autres que scolaires » (A, 14)[]. D’où la promotion de la charité et des actions humanitaires du lycéen, habité par une bonne conscience écologique, humanitaire et sociale : au désengagement social de l’État hors de l’école doit répondre à l’école la belle âme sociale du lycéen, prêt à collecter des denrées et des vivres. À quand l’épreuve herculéenne du sac de riz sur l’épaule en échange d’une bonne note ?[]
La charité bien ordonnée se fait alors sur le dos des savoirs, et prépare les esprits à régresser du droit fiscal à la moraline privée, dans l’air du temps, la charité individuelle tendant à se substituer au principe de solidarité.
De la skholè au labeur.
Il apparaît donc qu’à la lecture des deux rapports le temps et l’espace scolaires sont inféodés à ceux de la société : l’école est pensée comme le lieu de tous les cloisonnements, et non plus comme un lieu d’instruction qui par nature doit échapper aux contraintes des besoins économiques, sociaux et politiques. Une logique de structure chiasmatique apparaît clairement : l’économico-social doit s’inscrire dans le scolaire, au point de le nier ; le scolaire doit contaminer ce qui échappait à son emprise – les vacances, les loisirs, les activités associatives et extra-scolaires. On n’est alors plus surpris de voir le rapport Descoings aménager à l’école… le droit pour le lycéen de sortir de l’écoleCf. le droit au parcours atypique et à l’année de césure (D, 65) – l’école finit par aménager le droit de se suspendre elle-même.
L’espace de la skolè, du loisir studieux à l’abri de la rumeur du monde, arraché aux exigences socio-économiques, garant de l’émancipation intellectuelle, est phagocyté par le travail au sens d’une activité économiquement rentable. Pour reprendre la terminologie de Descoings, le negotium, la vie laborieuse économique, est mis sur le même plan que l’otium, le loisir, temps arraché à la satisfaction des besoins et distinct de l’amusement et du jeu. Les deux rapports entretiennent volontairement l’amalgame. En témoigne ce constat, qui prend la forme d’une comparaison sans appel confondant deux régimes d’activités : « il y a un hiatus entre la société qui met avant les 35 heures et les exigences des lycéens dont l’activité dépasse souvent les 50 heures d’activité » (A, 31). Cette mise au pas du temps scolaire par le temps du travail salarié fait perdre l’essence de la scholè. Ce qui se joue ici est la constitution d’un temps économique uniforme et homogène auquel le lycée ne peut plus désormais échapper.
Perméable à la société civile et au monde du travail, ployant sous le bon-vouloir des gestionnaires et des supposées exigences des élèves et des acteurs de la vie scolaire, le lycée de demain pourrait bien peu à peu descolariser les élèves. Dans ses Réflexions sur l’éducation, Kant évoquait deux obstacles à une authentique éducation : « premièrement les parents n’ont ordinairement souci que d’une chose, c’est que leurs enfants fassent bien leur chemin dans le monde, et deuxièmement, les princes ne considèrent leurs sujets que comme des instruments pour leurs desseins ». Il se pourrait bien que nos réformateurs soient à la fois princes et parents, ne nourrissant qu’un seul dessein : élever les enfants « en vue du monde actuel », « si corrompu qu’il soit », ajoute Kant.