Le 11 décembre 1921, est avancée une proposition de loi tendant à accorder des bourses aux élèves de l’enseignement secondaire privé. L’occasion pour un député fidèle aux principes républicains, l’abbé Lemire, de dénoncer le financement public des établissements catholiques : « Je n’admets pas que l’on mendie sous une forme quelconque l’argent de l’État quand librement on s’est placé en dehors de lui. C’est ce que vous ne voulez pas, moi non plus…. Je veux la paix dans nos communes, je veux que l’argent de tous aille aux écoles ouvertes à tous. Si l’on veut un enseignement spécial, distinct, à part, on est libre, complètement libre, et de cette liberté, je me contente. En me contentant d’elle, je la sauve ! »
Aujourd’hui, au nom de sa « liberté » dans une démarche de concurrence frontale avec l’enseignement public, l’Eglise ne cesse de revendiquer, au titre de la « parité » des subsides publics pour ses établissements privés confessionnels.
Elle « mendie …l’argent de l’Etat » sur un chemin de reconquête de son emprise sur les citoyens et institutions1, qui est la vraie raison d’être2 des offensives actuelles, sur le terrain scolaire. Par étapes, l’Etat a multiplié les renoncements à son principe de laïcité et accepte de sacrifier petit à petit son école publique dont il a constitutionnellement la charge. L’Ecole est la cible privilégiée de l’Eglise parce qu’elle est aujourd’hui, la dernière et seule vitrine de sa visibilité sociale même si celle-ci « risque de produire un contre témoignage »3. Si ce n’est, le dernier point de contact de la société française, avec le christianisme : « Dans une société toujours plus sécularisée », le secrétaire de la Congrégation pour l’éducation catholique du Vatican, le cardinal français Jean-Louis Bruguès a, le 15 janvier 2009, invité les responsables de l’Eglise à ne pas perdre de vue que l’école catholique pourrait devenir « le seul lieu de contact avec le christianisme ». Conclusion, « l’école est un point crucial pour notre mission ».4
Bien des catholiques engagés contestent cette « mission » d’une Eglise tournée vers le passé : « … le moment n’est-il pas venu pour l’Eglise de France de sortir de son plein gré d’un système de visibilité obsolète, parce qu’il n’est plus qu’un faux-semblant, en organisant son désengagement…. »5. Avec ce maintien, elle est instrumentalisée à son corps défendant ou de plein gré, sur ce terrain de l’enseignement, ceux qui idéologiquement combattent, non plus frontalement la République mais, les institutions et services publics qui l’incarnent, au premier rang desquels, l’éducation. Par naïveté ou complicité complaisante ou active, certains militants acharnés de la communautarisation de l’espace scolaire, prétendent aujourd’hui que le débat public- privé est dépassé, que la loi Debré du 31 décembre 19596 « est porteuse d’avenir » et « en avance sur son temps »7. Tout à leurs stratégies à courte vue, ils n’imaginent évidemment pas, que d’autres groupes ou confessions puissent avoir, à l’avenir, les mêmes prétentions prosélytes que l’Eglise catholique. Cette loi Debré, dont les effets se traduisent par une séparation des enfants au nom de la religion de leurs parents, plus coûteuse encore aujourd’hui, porte les germes de guerres civiles ou de religions à venir.
L’école privée catholique n’a plus rien à quémander, elle a déjà obtenu plus encore que l’illégitime parité revendiquée. Elle porte donc son attention sur de nouveaux marchés, de nouveaux territoires : « les 18 mois et en deçà », l’enseignement supérieur ouvert à la concurrence, béni par les accords « Vatican Kouchner », les banlieues pour s’installer et profiter de la discrimination scolaire, l’évasion vers les communes voisines pour les mêmes motifs. Tout ceci conjugué, avec la volonté de démanteler le service public au profit d’une logique libérale.
« Mon pays à l’heure cléricale »
Après les concessions et complaisances de Pétain8 à l’égard de l’enseignement catholique, les laïques pouvaient croire, au lendemain de la guerre, à une paix scolaire retrouvée « …sur le principe du quo ante, c’est-à-dire du régime antérieur à Vichy …. »9.
Il n’en fut rien. Et, les votes des lois Marie10 et Barangé11 les 21 et 28 septembre 1951, après le décret « Poinso Chapuis » de 194812 ont, comme le mentionne en 1953 la revue « L’esprit laïque » « détourné du grand fleuve des dépenses de l’éducation nationale quelques filets d’eau » qui permettront à la loi Debré de 195913 d’élargir définitivement la brèche du flot incessant de fonds publics vers les établissements d’enseignement privé.
Depuis lors l’enseignement catholique n’aura de cesse de « mendier sous une forme quelconque l’argent de l’Etat » même « quand librement on s’est placé en dehors de lui »14. Ainsi, l’Eglise change de doctrine et de tactique scolaire. La chasse aux deniers de tous est ouverte, en complète négation de l’intérêt général, et au profit exclusif des intérêts particuliers de l’école de quelques uns.
« L’adoption de ces lois a ouvert d’âpres convoitises qui entretiendront l’agitation perpétuelle dans notre pays. Elle a introduit dans notre droit d’un principe nouveau : celui que l’État doit payer pour l’entretien d’écoles dont elle n’a ni la direction ni le contrôle.
Le principe admis où s’arrêtera-t-on dans son application ? S’imagine-t-on que les familles auxquelles on vient d’accorder une première satisfaction se déclareront comblées parce que l’État paiera une partie des traitements des instituteurs privés et accordera des bourses aux élèves de l’enseignement secondaire et supérieur libres ? Certes, la victoire leur apparaît riche de promesses, mais à condition de l’exploiter à fond. On a détourné du grand fleuve des dépenses de l’éducation nationale quelques filets d’eau. Il s’agit maintenant, par de nouveaux captages, de transformer ces ruisselets en ruisseaux, puis en rivière de plus en plus abondante et d’appauvrir d’autant les ressources de l’enseignement public. À chaque nouvelle satisfaction correspondront de nouvelles revendications. En même temps que s’opérera chacun de ces prélèvements, l’enseignement de l’État deviendra chaque fois un peu plus incapable de répondre aux besoins pour lesquels il a été créé. On excipera de cette impuissance pour l’accabler un peu plus, pour proclamer son insuffisance ou sa faillite.
Point n’est besoin d’être grand clerc pour deviner où mène la voie où l’on s’est engagé. Belle trouvaille ! L’État se faisant concurrence à lui-même. Concurrence dont les écoles de la nation sortiront vaincues à la longue ; elles n’auront une sorte de ressources, celle de l’État, tandis que les écoles privées auront à la fois celle de l’État et celle des particuliers qui leur permettent déjà de vivre.
Les autorités ecclésiastiques qui sont derrière ce mouvement ne pourront que l’entretenir, soit publiquement, soit en sous-main, mais toujours avec énergie. »15
Parité de subventions et disparité d’obligations
Les « captages » sur fonds publics sont de plus en plus importants, surtout depuis cette loi Debré, qui fut d’ailleurs bien vite détournée de son objet16 . En effet, la loi Debré a fait l’objet d’un contournement, par lequel il s’est agi d’enfreindre la seule reconnaissance des seuls établissements privés comme entité juridique, que la loi mentionnait explicitement et exclusivement, pour lui substituer la reconnaissance institutionnelle des représentants officiels directs ou indirects de la hiérarchie de l’Eglise catholique. Cette communautarisation de l’institution scolaire constitue une entorse fondamentale à la loi Debré et au-delà, au principe constitutionnel de laïcité lui-même, sans que personne ne s’en émeuve outre mesure. La technique pour obtenir plus de moyens publics est rodée : d’abord se mettre à l’abri des obligations de service public en brandissant l’étendard de la liberté, non pas celle de la liberté de conscience des élèves, mais celle d’une entreprise d’éducation privée, revendiquée par l’Eglise catholique au nom de la religion des parents. Ensuite, profiter de la complaisance et de la complicité de la droite libérale qui instrumentalise la revendication « du libre choix » pour parvenir au démantèlement et à la privatisation de l’Institution Ecole publique laïque sous le regard, voire les coups de pouces, de certains élus adeptes d’un électoralisme local à courte vue, au détriment des valeurs fondamentales qu’ils prétendent défendre. De fait, on considère que public et privé, c’est pareil. Ainsi, une pseudo parité s’impose dans le but d’obtenir des moyens publics et de se soustraire aux contraintes afférentes au nom de ce principe usurpé de « liberté ». C’est ainsi que toutes les obligations de la puissance publique sont concédées euro après euro au privé. En quelques années, la puissance publique, Etat et collectivités locales, en est venue à financer pour les établissements privés, le facultatif, mais aussi, assez souvent, l’interdit. Tout est dit dans ce catéchisme de l’enseignement catholique : « Premiers responsables de l’éducation de leurs enfants, les parents ont le droit de choisir pour eux une école qui correspond à leur propres convictions. Ce droit est fondamental. Les parents ont, autant que possible, le devoir de choisir les écoles qui les assisteront au mieux dans leur tâche d’éducateurs chrétiens. Les pouvoirs publics ont le devoir de garantir ce droit et d’assurer les conditions réelles de son exercice. » La France laïque, sera finalement, allée plus loin, remplaçant le « devoir » par l’« obligation ». Etrange exception française, dans une Europe qui voit les pays à forte tradition catholique, tels que l’Italie, le Portugal, ou la Pologne interdire le financement de l’enseignement privé catholique. Ce dernier représente de fait, dans ces 3 pays, respectivement 3,9%, 3,7% et 0,9%, alors qu’en France il culmine à plus de 17% en moyenne. Mais cela ne suffit pas à l’enseignement catholique en France, qui prétend aujourd’hui, avec l’actif soutien du gouvernement, s’implanter dans les banlieues, développer sa clientèle dans les collectivités où il n’est pas présent, en obligeant la commune de résidence à financer les scolarités hors territoire. Il revendique de s’implanter d’un bout à l’autre de la chaîne éducative, des « jardins d’éveil », son marché de demain, à l’enseignement supérieur catholique appelé à se développer avec l’appui opportunément obtenu, de la collation des grades et des diplômes, dont le monopole revient pourtant depuis 1880, à l’Université publique.
L’Université ne saurait renoncer à la liberté d’examen et à la liberté de la science. Trouverons nous un Jules Ferry pour nous rappeler : « Que serions-nous si nous n’étions pas essentiellement les gardiens de la liberté de l’Université, de cette indépendance de la science qui est l’indépendance de la liberté et de la raison ? Que la science soit maitresse chez elle, respectueuse de la religion mais indépendante de la religion »?
Article publié dans la revue « Direction » du SNPDEN (syndicat des chefs d’établissements de l’Education nationale) en mai 2010
- Emmanuel Davidenkoff sur France Info : les évêques « voudraient que l’école catholique soit en quelque sorte plus catholique, que ce fameux « caractère propre » soit mieux mis en avant. En somme qu’elle ne soit plus la béquille de l’enseignement public là où ce dernier est supposé ne pas donner satisfaction. » [↩]
- « L’Ecole catholique est un lieu d’évangélisation, d’action pastorale, non par le moyen d’activités complémentaires, parallèles ou para-scolaires, mais par la nature même de son action directement orientée à l’éducation de la personnalité chrétienne » Préambule du » Statut de l’enseignement catholique » promulgué par la conférence des évêques de France le 14 mai 1992 [↩]
- « Il n’y a, par conséquent, semble-t-il, plus de sens pour que l’Église occupe ce terrain, sinon au risque de se laisser instrumentaliser au service d’une logique de privatisation en mettant à la disposition des privilégiés des systèmes privés de soin, d’éducation, etc., dont l’inspiration catholique n’est plus qu’une source d’inspiration lointaine et finalement inopérante qui risque de produire un contre témoignage. » Mgr Claude Dagens « Pour l’éducation et pour l’école. Des catholiques s’engagent », Odile Jacob, Paris, 2007. [↩]
- Interview à l’hebdomadaire italien « Tempi », parue le 15 janvier 2009. « Dans une société toujours plus sécularisée, où un enfant, un adolescent, un immigré peut-il rencontrer et connaître le christianisme ? », s’est ainsi interrogé Mgr Bruguès. « L’école catholique deviendra le premier et peut-être le seul lieu de contact avec le christianisme », a-t-il mis en garde. « C’est pourquoi je recommande aux responsables de l’Eglise » de ne pas perdre de vue que « l’école est un point crucial pour notre mission ». [↩]
- Chrétiens pour une Église dégagée de l’École confessionnelle (CEDEC) .” (Extrait de la Lettre adressée par Le CEDEC à l’épiscopat en juin 2000 après le congrès des APEL en mai 2000 à Vannes) : ” Finalement, la laïcité semble être la condition absolue de l’absolue liberté d’être soi-même. Par là, elle est la condition nécessaire de la démocratie. Et, de façon un peu surprenante pour certains, elle semble aussi être la condition de l’acte de foi responsable qui est au cœur de l’engagement religieux “. ” Au CEDEC, nous sommes convaincus que l’Eglise sera pleinement elle-même dans une société laïque. Dans la mesure où nous sommes dorénavant sortis de la chrétienté, le moment n’est-il pas venu pour l’Eglise de France de sortir de son plein gré d’un système de visibilité obsolète, parce qu’il n’est plus qu’un faux-semblant, en organisant son désengagement. Cela ne vaudrait-il pas mieux que d’y être conduit par la nécessité, et de façon trop tardive ? La guerre scolaire semble éteinte. Pourquoi ne pas décider, pour une fois, de ne pas être acculé à un choix ? (…) Ce ne sont pas les structures – périssables – qui comptent, mais le Message, la Bonne Nouvelle. Il nous reste sans doute à imaginer comment les offrir à nos contemporains. C’est un devoir que nous impose notre foi. Nous pensons, au CEDEC, que l’école confessionnelle est en porte-à-faux par rapport à la société telle qu’elle devient. Nous pensons aussi que l’Eglise doit clairement prendre ses distances par rapport à l’école privée. Alors libérée de ses tâches scolaires et des compromissions politiques induites, elle pourra se consacrer aux engagements vitaux qui devraient être les siens et repenser sa relation avec toutes les composantes de la société française sans arrière-pensées. [↩]
- « Depuis la loi Debré, la république trahie » article dans le dossier « Laïcité » de la revue « Direction » n°175 [↩]
- Actes du Colloque d’Amiens des 9-10 décembre 1999 – Bruno Poucet – Centre régional de documentation pédagogique de l’Académie d’Amiens 2001 [↩]
- 3 septembre 1940 : texte au profit des congrégations religieuses – 18 septembre 1940 : les Ecoles normales sont supprimées,.le SNI syndicat national des Instituteurs, la FGE Fédération Générale de l’Enseignement et la Ligue de l’Enseignement sont dissous – 24 novembre 1940 : les « devoirs envers Dieu » sont ajoutés aux programme de l’éducation – 13 décembre 1940 : les délégations cantonales sont supprimées – 6 janvier 1941 l’article 2 de la loi Ferry de 1881 est abrogé pour introduire « l’instruction religieuse » dans les horaires scolaires – 15 février 1941 remise de biens à l’Eglise – 15 mai 1941 : concours général ouvert aux candidats du privé – 18 juin 1941 : l’Institut catholique de Paris est reconnu d’utilité publique – 15 août 1941 : les élèves du privé reçoivent des bourses et l’on supprime la gratuité de l’enseignement secondaire – le 2 novembre 1941 : mise en place d’une « caisse des écoles privées ». [↩]
- Citée par Jean Cornec dans « Laïcité » Editions Sudel 1965 – Lettre d’Albert Bayet Président de la Ligue de l’Enseignement du 18 novembre 1949 à la suite du discours d’investiture de Georges Bidault Président du Conseil et leader MRP [↩]
- Attribution de bourses aux élèves des établissements privés – Loi n° 51-1115 du 21 septembre 1951 « portant ouverture de crédits sur l’exercice 1951 (Education nationale) » JO du 23 septembre page 9786. [↩]
- Subvention à une caisse départementale scolaire ou à l’association de parents d’élèves des établissements privés ; Loi n° 51-1140 du 28 septembre 1951 « instituant un compte spéciale du Trésor ». JO du 30 septembre page 9979. [↩]
- Décret dit « Poinso-Chapuis » du 22 mai 1948 qui habilite les associations familiales à recevoir des subventions publiques et à les répartir entre les familles nécessiteuses pour faciliter l’éducation de leurs enfants, quel que soit le type d’école où ils sont inscrits. « Le décret, signé en fait à la demande expresse de Robert Schuman, ouvre une crise gouvernementale grave, les ministres socialistes déplorant une entorse à la laïcité de l’Etat. Edouard Depreux, ministre de l’éducation nationale, dénonce l’illégalité d’un texte ne portant pas sa co-signature. Saisi, le conseil d’Etat conclut à sa légalité mais exige une circulaire d’application signée des deux ministres. De fait, le décret n’est pas appliqué, du moins provisoirement. Mais le gouvernement Schuman en sort affaibli et à terme condamné. Quand André Marie forme le gouvernement suivant, Germaine Poinso-Chapuis est sacrifiée sur l’autel de la laïcité et remplacée par un autre MRP, Pierre Schneiter. » Extrait du site de l’Assemblée Nationale [↩]
- Loi n° 59- 1557 du 31 décembre 1959 « sur les rapports entre l’Etat et les établissements d’enseignement privés » [↩]
- Le 11 décembre 1921 sur une proposition de loi tendant à accorder des bourses aux élèves de l’enseignement secondaire privé, l’abbé Lemire fit cette intervention : « je n’admets pas que l’on mendie sous une forme quelconque l’argent de l’État quand librement on s’est placé en dehors de lui. C’est ce que vous ne voulez pas, moi non plus. Je suis de ceux qui sont tellement soucieux de la liberté qu’ils veulent la conserver complète, intacte. Je ne puis supporter sur ma liberté un contrôle quelconque. Or, si je prends de l’argent à l’État, demain il pourra me faire subir un contrôle. L’État se devra lui-même d’imposer ce contrôle, car il ne peut pas donner son argent à n’importe qui pour n’importe quoi… Je veux la paix dans nos communes, je veux que l’argent de tous aille aux écoles ouvertes à tous. Si l’on veut un enseignement spécial, distincte, à part, on est libre, complètement libre, et de cette liberté, je me contente. En me contentant d’elle, je la sauve ! » [↩]
- « L’esprit laïque » revue trimestrielle d’idées et de documentation – Direction Henri Aigueperse – E Borne – troisième trimestre 1953. [↩]
- L’intitulé de la loi est explicite « Loi sur les rapports entre l’Etat et les établissements d’enseignement privés » « Privés » avec un « s » pour s’accorder avec « établissements » et non « enseignement ». [↩]