Avec l’Entrepreneuriat Social et Solidaire (ESS), on passe un nouveau cap porteur d’espérance pour le capitalisme mais éloigné des émancipations sociales et spirituelles des peuples.
On sent l’amorce d’un changement de paradigme auquel il semblerait qu’on ne puisse échapper. La pensée néo-libérale s’étend dans la société, remplit les esprits et semble devenir de plus en plus incontournable. L’amer et terrifiant constat est là. Ces multinationales défient désormais les Etats dans une concurrence permise par « nos » représentants au sein même de ce qu’est devenue notre démocratie qui se mute progressivement en régime autoritaire… En particulier, elles prétendent ici remplacer notre solidarité sociale et notre système éducatif national par les ESS, leviers de changement. Oui, nous sommes bels et bien arrivés dans l’ère où le grand capital s’attaque directement aux Etats. Désormais « le capitalisme global a neutralisé les démocraties nationales » écrit Wolfgang Streek((Wolfgang Streeck, « le retour des évincés » dans l’âge de la régression. Pourquoi nous vivons un tournant historique (collectif), Premier parallèle, Paris , 2017.))… Il faut en mesurer les dangers et garder la tête froide alors que nous ressentons le roulis des temps noirs de l’histoire et le ressac des horreurs passées qui mirent à genoux les démocraties. Autant de moments inquiétants où les Etats se retournèrent contre les peuples : « Il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens déjà ratifiés » nous disait JC Junker((JC Junker, Président de la commission européenne lors de la victoire de Syriza en Grèce.))… En 2015.
Lisons Drayton, l’incroyable patron d’Ashoka :
« Nous avons vraiment besoin que les institutions religieuses fassent ce qu’elles ont fait à l’époque des prophètes. Nous traversons actuellement une période de transition tout aussi importante qu’alors, mais évoluant à une vitesse bien plus rapide. (…) Les cultes qui contribuent à ce processus, qui le comprennent, qui font en sorte que chaque croyant – et chaque personne qu’il touche – possède cette compétence (l’empathie), et qui peuvent expliquer son urgence éthique en termes d’équité et d’égalité dans la société, brilleront. (…) » (Drayton « How to be a Change Agent », tl.)
Les objectifs du système néo-libéral ne se résument pas qu’en profits reversés aux actionnaires. Ils s’inscrivent dans une nouvelle spiritualité qui s’accorde mal avec notre devise « liberté, égalité, fraternité ». L’ancien monde des Droits de l’Homme est devenu inutile au profit dérégulé et à cette nouvelle religion. En pratiquant l’amnésie historique qui fait croire que nous sommes tous égaux devant les nouveaux marchés, elle marche à pas de loup et propose des solutions aux problèmes dont elle est elle-même la cause. Au final, ces solutions aggravent la condition humaine et installent de façon durable une nouvelle hégémonie insaisissable ; celle du changement perpétuel. En voulant investir le champ éducatif, elle s’assure pour longtemps. Par les compétences, livrets de compétences, savoir-faire et savoir-être((Point d’achoppement de l’empathie.)), ce ne sont plus de simples travailleurs-modèles que l’on fabrique à la chaîne, mais des acteurs de changement. Les adeptes de cette religion ne vénèrent pas plus Drayton que l’empereur Ashoka mais l’attitude qui s’apprête à faire basculer la société. Bienvenue dans le monde d’Orwell, bienvenue dans la Matrice, bienvenue dans la dictature du « Savoir être »… Nous qui pensions naïvement que « être » suffisait… Puisqu’on en parlait précédemment, alors citons-le entièrement((article loi 1905)) :
« l’école du passé où l’on considérait que l’instituteur avait tous les savoirs et que l’école n’avait qu’à délivrer un savoir, c’est terminé. Avec l’évidence d’internet, l’école doit se mobiliser. Si elle est juste là pour donner un savoir, elle va très vite être dépassée. Elle est là de mon point de vue pour donner une forme de savoir-faire et certainement de commencer à avoir une forme de savoir-être. » (Ashoka™France, dir. “Ecole Emile Zola.”)
Nous remercions le « changemaker » d’avoir montré la vérité au citoyen de naguère… D’antique conception, il vit dans un autre espace-temps qui ne propose pas la vérité mais œuvre pour la possibilité de tendre vers une vérité: « L’école est le lieu où l’on apprend ce que l’on ignore pour pouvoir, le moment venu, se passer de maître »((Jacques Muglioni, 1921-1996, agrégé de philosophie, Inspecteur général.)).
Il s’agit de programmer la personnalité pour avoir un type d’attitude souhaitée au moyen des nouvelles technologies. C’est un transhumanisme déshumanisé et Maria Noland de l’Université de New York le précise dans un excellent article qu’elle a eu l’amabilité de traduire en français :
« Cette logique de réduire l’homme à son utilité d’entreprise est aussi celle du projet transhumaniste (…) Dans une stratégie anti-humaniste, contre le sens, la culture personnelle est réécrite en simple besoins de la classe capitaliste. Le sens personnel né d’une éducation véritablement émancipatrice qui permet de comprendre soi-même le fonctionnement de la société et de la Nature est remplacé par un endoctrinement aux dispositions pacificatrices et rentables pour la classe capitaliste. »
L’apport des nouvelles technologies est essentiel. Elles véhiculent la nouvelle religion, permettent le changement intérieur et assurent l’aliénation :
« Le discours d’Ashoka™ suggère (…) que la possession technologique sera limitée à la classe capitaliste et l’utilité de l’homme basée exclusivement sur sa rentabilité à cette classe possédante. Dans un tel monde (…) l’évolution technologique devient dangereuse pour l’homme et risque de le remplacer, ainsi que l’école qui le forme, car les hommes sont ici uniquement définis en fonction de leur utilité au capital-dieu. »
Il existe toutes sortes de mystiques et toutes sortes de fois. Ici, se déploie celle du profit : « to have lunch or to be lunch »((« avoir à manger ou être dévoré ». Scott Mc Nealy directeur du Sun.)) et un frisson glacial relie ces phrases à la réalité… Les plans sont rodés et « non sans cynisme, David Rockfeller résume en quelques mots le projet porté par « ces élites intellectuelles ». Celui de remplacer les gouvernements. C’est ce qu’il avouera dans Newsweek en 1999 : « Quelque chose doit remplacer les gouvernements et le pouvoir privé me semble l’identité adéquate pour le faire. Ce pouvoir privé est celui des marchés dont la matière première est l’argent, le capital »((Natacha Polony et le Comité Orwell, « Bienvenue dans le pire des monde », édition Plon.)). Car évidemment, si l’idéologie religieuse est grisante, elle sert abondamment le profit que le capitalisme dérégulé dérobe à la statique des vieilles structures étatiques.
La Sécurité Sociale représente environ 545 milliards d’euros de salaires socialisés directement redistribués (du travail vers le peuple) sans passer par les marchés, et pour l’Education Nationale, c’est 120 milliards d’euros en 2014. Pour le capitalisme, l’un et l’autre constituent un double intérêt qui s’il n’était pas exploité, deviendrait vite très toxique. En effet, cruciaux pour notre République, ces deux pôles insufflent chair et vie à la souveraineté d’un peuple libéré par les savoirs et pouvant socialement exercer cette liberté. En l’occurrence, un peuple moins ignorant et mieux protégé des risques de la vie, peut in fine se transformer en une armée noire, vengeresse et devenir autant de germes irrésistibles qui s’apprêtent à faire éclater la Terre… Mais à l’inverse, si ces pôles sont habilement contrôlés, en plus d’être financièrement prometteurs, ils contribuent à générer ce nouvel homme à l’esprit bridé. Il faut donc les investir pour contrôler l’esprit et permettre le basculement vers ce « non-state-world ». Une nouvelle mutation voit le jour. Les réseaux blockchain et autres cryptomonaies ouvrent l’ère du capitalisme dématérialisé baignant dans la religion du changement perpétuel, du monde en mouvement. C’est dire à quel point les acteurs de changements doivent vite faire transiter ces pôles éducatifs et sociaux en marchés pour les marchés en se servant des populations. D’abord, ils obligeront le passage par les mutuelles privées((Il faut bien s’assurer.)) tout en annihilant l’esprit de révolte. Puis, l’économie de l’offre et de la demande deviendra uniquement celle de l’offre. Tel est ce que pressentait sans doute David Rockfeller et quelques autres : le citoyen doit être remplacé par le « changemaker » pour que demain, les multinationales priment sur les nations dans cette nouvelle religion mondiale. Car n’oublions pas; le « changemaker » ne veut pas simplement le changement, il est le changement. La manœuvre est incroyablement habile.
S’il échoue, il portera lui-même les responsabilités de son échec et l’idéologie sera ainsi dédouanée. Inversement, sa réussite montrera l’exemple; elle sera alors mise en exergue. Enfin, si de gentils trublions ne voulaient pas appartenir à ce monde d’innovations perpétuelles, ils s’excluraient eux-mêmes. Ils se marginaliseraient et deviendraient alors inertes, pendant qu’autour d’eux, tout serait mouvement perpétuel, tout s’agiterait et bougerait sans cesse. Et, c’est là que cette nouvelle religion réussit son coup de maître en parvenant à faire croire qu’elle n’est pas un totalitarisme : elle ne brutalise pas les récalcitrants. Ils pourront compter sur la douceur bienveillante des autres croyants qui ont d’ores et déjà changé ou été changés. Mieux que violents, les « changemaker » sont empathiques, évangélistes et rédempteurs. Même quand ils l’ignorent eux-mêmes, ils incarnent l’incitation à rejoindre la « right way ». Cette posture en « marketing positif » est bien plus utile au capital qu’un lynchage désagréable qui réveillerait de vieux réflexes de pays occupé. On aurait alors vite fait d’attribuer la croix fatale et moribonde de la disqualification immédiate. Tout en douceur… Même si ça ne trompe pas tout le monde.
« Ce monde change si vite et si vous n’êtes pas acteur de changement, vous êtes alors exclu(e) du jeu, et c’est la pire des choses que vous pouvez faire, vous ne pouvez pas contribuer, vous n’êtes pas bienvenu(e)(…) , et donc cela m’inquiète beaucoup : on pourrait se retrouver avec une société profondément divisée et donc une société très en colère »
Mais, ironie de la langue, « Changemaker », comme vous n’aurez pas manqué de le remarquer avec Maria Noland, a un double sens : « acteur de changement » et… « fabricant de richesse ».
Il semblerait donc qu’il faille être acteur de richesse, pardon de changement, et par là-même que nous devenions une attitude. La noyade de l’homme dans ce bouillon de cyborg techno-programmé est-elle inéluctable ? Comment lutter contre ce mouvement en marche ? Commençons par regarder ce qui est menacé, on saura ce qu’il faudra préserver. Enumérons : les droits du travail, la souveraineté, l’écologie, la démocratie, la Sociale et la Laïque. En clair le préambule et l’article 1 de notre Constitution. Ce sont donc les structures qu’il nous faut sauver par tous les moyens. Mais au-delà des structures, quelle attitude adopter ?
« Ceci n’est pas de la charité » nous assure le « franglais » directeur pour l’Europe d’Ashoka parlant avec l’accent des affaires… On veut bien le croire mais qu’est-ce donc alors ? Quel changement ? Pour aller où ? Et pour faire quoi de mieux ? Pourquoi ne pas tout simplement faire fonctionner ce que l’on a déjà comme le suggère l’article précédent ? ? On comprend que cette perspective ne plaise pas aux ESS complètement gérées par le capital, voulant remplacer l’Etat. Cela donne des structures d’indépendance au peuple !
Il faudra porter le débat sur le fond car discourir de la forme de l’offensive reviendrait à demander à Maître Renard s’il veut le fromage de Maître Corbeau… « Of course, we’re nice and one brotherhood ! »… Alors, comme nous sommes tous acteurs de changement, puisque nous sommes tous favorables à l’innovation, tous ivres de création, proposons-leur l’ultime, le nirvana, l’aboutissement suprême de la création: les détruire.
En d’autres termes, seraient-ils d’accord pour financer ce qui les détruirait ? Parce que notre démocratie, précisément, elle, le fait. Elle accorde des subventions au nom de la liberté d’expression pour qu’on la critique, pour qu’on la pousse dans ses retranchements et même et qu’on se rebelle contre elle. Et c’est là une des conditions incontournables pour que le peuple soit souverain.
Mais la République n’est Res Publica qu’en permettant une remise en cause perpétuelle d’elle-même par les citoyens qui la constituent. Sa structure ne doit contenir aucune cloison qui bornerait l’esprit et aucune béquille surnaturelle qui pourrait atteindre la liberté de conscience. Pour cela, les individus doivent être instruits de savoirs universels neutres et gratuits. C’est à ce prix qu’ils iront vers un être plus libre, plus large et qu’ils contrôleront leur destinée et leur droit à disposer d’eux-mêmes. Pour cela, ils doivent aussi être couverts contre tous les risques de la vie. Telle est la solidarité : la lutte pour la dignité de la condition humaine, la liberté sociale qui permet à la République de rendre cohérente l’association politique laïque imaginée. C’était précisément le projet du CNR et d’Amboise Croizat, inventeur sinon héros de la Sécurité Sociale. Mais que dire quand l’ancien Ministre du Travail ne comprend pas le lien entre le Travail et la Santé comme l’illustre à merveille le film de Gilles Perret : « La Sociale » ? Que penser de l’école de la Sécurité Sociale ignorant l’existence de son père fondateur ? Qu’attendre encore de ceux qui nous gouvernent ? Qu’attendre d’un Etat qui se retourne contre le peuple ?
L’apport essentiel des révolutionnaires par rapport à la République Romaine, que l’on rapproche trop souvent de la nôtre, non sans une certaine confusion et au prix d’anachronismes bouffonesques, est précisément qu’aujourd’hui, un citoyen peut se révolter tout seul contre son propre gouvernement. Là, naît la notion de patriote : « celui qui est prêt à se révolter contre son propre gouvernement ».
Mais nous en sommes loin et cet horizon s’éloigne… Au profit d’un basculement mondial déjà décrit qui vise à substituer les gouvernances nationales par des multinationales au moyen des « changemakers » :
« Depuis deux ans Ashoka™ applique son jujitsu aux Etats-Unis. L’expérience riche du programme Youth Venture pour les ados, en faisant basculer des écoles et villes individuelles, rejoint maintenant cette approche empathique de jujitsu. Vu le succès croissant aux Etats-Unis, les autres continents agissent rapidement pour suivre (…). Le Youth Venture d’Ashoka™ a permis de faire basculer des villes entières et des ensembles de villes entières pour que les nouveaux collégiens entrent dans une culture où chacun est acteur de changement. » (Drayton « Growing Up » 5, tl.)
« Nous traversons une transition un peu bizarre (…) maintenant nous devons passer à l’étape suivante. Nous devons franchir la zone de prise de conscience du basculement, qui viendra rapidement. Et je pense que nous venons tout juste d’y entrer maintenant. Il y a sept à dix endroits dans le monde qu’il faut faire basculer si vous voulez faire basculer le monde : la Chine, l’Indonésie, l’Inde, le Brésil, les Etats-Unis. Ces cinq grands pays dominent complètement leurs continents respectifs. Aussi l’Europe germanophone et le Japon sont très influents. Si vous pouvez faire basculer ces endroits, vous pouvez faire basculer le monde. » (Drayton, cité dans Lamb, tl.)
Vous avez compris que ce système Ashoka et autres TFF ne sont pas que de simples ubérisations de la fonction publique ou du système social mais de véritables religions visionnaires. Ils ont un projet pour l’humanité : celui de l’intégrer dans l’égalité mais sous la domination capitaliste pour mieux l’inscrire dans un nouveau stade d’exploitation, celui des corps, des esprits et des données qu’elle génère.
Il faut se garder de les sous-estimer en minimisant leurs objectifs. Ils obéissent à une idéologie redoutable dont l’origine se situe sous l’ère Reagan-Tatcher, sinon même avant… Demandez au Mont Pellerin. Et si nombre d’entre eux sont des illuminés qui pourraient venir consulter gratuitement les psychanalystes de notre système universel de santé, ils ne sont pas « fous » pour autant. Au contraire, ces personnes sont vraiment brillantes. Laissons la parole de fin à Dieu :
« Donner aux gens du poisson c’est bien, leur apprendre à pêcher c’est mieux, mais changer l’industrie de la pêche, c’est là où se trouve la vraie force de levier, et c’est là où entrent les entrepreneurs. » Bill Drayton