Le désintérêt des citoyens pour l’éducation populaire
De nombreux de citoyens même éclairés estiment que l’éducation populaire est l’une des actions possibles et utiles mais font souvent de cette activité la 5e roue du carrosse. En un mot, pour beaucoup, cette action n’est pas prioritaire. Pourtant nombre d’entre eux sont mécontents de la réalité de la vie, des réponses apportées par telle ou telle organisation et a du mal à comprendre pourquoi « la montée des inégalités sociales de revenus et de santé, du chômage, de la précarité, de la pauvreté voire de la misère, la destruction programmée de l’école publique, de la protection sociale et des services publics pour tous » n’entraîne pas un front de résistance suffisant à la cascade de contre-réformes incessantes qui sont le moteur de la contre-révolution sociale, idéologique et politique que nous vivons actuellement.
Il y a là un paradoxe qu’il faut expliquer pour mieux agir. Nous vivons un recul sans précédent des principes républicains (liberté, égalité, fraternité, laïcité, démocratie, solidarité, sûreté, développement durable, souveraineté populaire, prise en compte des réalités écologiques). Le recul de la démocratie est patent, aussi bien dans les institutions que dans les organisations associatives, mutualistes, syndicales et politiques. Dans les institutions, le pouvoir est de plus en plus transféré des élus vers des personnalités nommées. Dans les organisations, les formations politiques permettant de comprendre les logiques à l’œuvre sont pratiquement toutes abandonnées. Combien de syndicalistes savent que toutes les organisations syndicales dites représentatives (sauf une) et la Fédération nationale de la mutualité française (FNMF avec ses 38 millions de sociétaires dont la plupart liront cet article !) ont voté pour la légalisation des dépassements d’honoraires via le secteur optionnel ? Combien de militants politiques connaissent les réponses de leurs partis devant la logique de fiscalisation de la protection sociale promue par le Medef ? Pourtant la protection sociale a un budget supérieur au budget de l’Etat ! Rien d’étonnant à ce que le simple citoyen éclairé ne s’y retrouve plus ! D’autant plus que les passages de la gauche plurielle au gouvernement n’ont pas laissé que des bons souvenirs, notamment quand celle-ci a participé au processus de marchandisation et de privatisation de la protection sociale et des services publics et qu’elle a tourné le dos à la laïcité.
Replacer l’éducation populaire au cœur des préoccupations
En fait, la période actuelle est une période de grande confusion idéologique y compris dans les organisations. De ce fait, l’éducation populaire dans la société mais aussi dans les organisations est un impératif catégorique et donc une priorité. D’ailleurs, le large public qui participe aux initiatives d’éducation populaire – quand les organisateurs ont le savoir-faire nécessaire pour organiser une campagne locale d’éducation populaire tournée vers l’action – devrait suffire à faire réfléchir les sceptiques. Si ceux-ci veulent connaître les initiatives réussies, ils peuvent demander ces informations auprès de ce journal.
Mais, pour mener une campagne d’éducation populaire tournée vers l’action efficace, il y a deux préalables que nous développerons ici :
1. prendre la mesure de la crise actuelle du capitalisme qui influe sur tous les comportements et toutes les pensées,
2. comprendre la nouvelle géosociologie des territoires.
D’autres conditions nécessaires peuvent, elles, être assurées grâce à des formations adéquates dispensées par les mouvements d’éducation populaire :
– savoir organiser une campagne locale en réseau avec une stratégie à front large,
– bien connaître le secteur considéré,
– construire un discours cohérent, profond, efficace qui tient compte du monde globalisé actuel et qui se coordonne avec les discours des autres domaines,
– maîtriser son expression en public.
Il faut bien comprendre l’importance des préalables ci-dessus, car on ne peut pas comprendre et agir sans connaître le contexte. Pire, on ne peut pas comprendre et agir si on ne prend pas la mesure de l’accélération des mutations qui sont organisées par une sorte de « gouvernance mondiale » formée par les dirigeants des grandes firmes multinationales, des associations multilatérales et régionales, des armées du monde occidental et des Etats. Combien de responsables d’organisations interviennent dans le débat avec un logiciel de pensée qui fut opérationnel… dans un monde révolu aujourd’hui !
Prendre la mesure de la crise du capitalisme
La crise économique amorcée à la fin de l’été 2007 et qui a éclaté au grand jour en septembre 2008 lors du krach bancaire et financier s’est transformée en crise économique et sociale. Or, rien dans les politiques des Etats ne permet de dire que la crise est derrière nous. Ainsi sur le plan financier, les sommets du G20 n’ont rien réglé comme le prouve la reprise de superprofits bancaires milieu 2009. Le discours moralisateur qui se développe à ce sujet et autour des paradis fiscaux est largement empreint d’hypocrisie. De plus, l’absence de volonté antilibérale de la « gouvernance mondiale » rend le rééquilibrage entre les excédents asiatiques et les dettes nord-américaines aléatoire ; le rééquilibrage par le marché est une illusion et réduire l’endettement imposera aux pays développés des réformes structurelles difficiles et ouvertement antisociales. Tout amène donc à considérer que les années qui viennent vont voir grossir les conséquences de cette crise qui n’a rien d’une crise d’adaptation, mais qui est soit une crise systémique qui pourrait durer encore de 2 à 10 ans, soit une crise de civilisation. En France, après la sidération de la première période devant les chiffres, tant des pertes que des renflouements par les Etats, les citoyens savent à présent que les difficultés sont à leur porte :
– Les délocalisations se poursuivent avec l’effet d’aubaine que représente l’élargissement de l’Union Européenne à des pays à plus bas niveau de vie sans néoprotectionnisme altruiste, écologique et social ;
– Le chiffre réel du chômage additionnel 2009 devrait approcher le million ! Tout concourt à ce que cela continue en 2010 et 2011 ; – Sous le couvert du RSA, la précarité s’étend sous diverses formes généralement contraintes : les CDD, l’intérim, les stages (souvent abusifs) et le temps partiel ;
– Le gouvernement Sarkozy préfère la distribution d’aumônes et les effets d’annonce aux mesures structurelles ; – En matière fiscale notamment, l’injustice est criante : au-delà de 400 000 euros de revenus annuels, le taux effectif d’imposition baisse ! (rapport Migaud) ;
– La baisse alléguée des prix masque de fortes augmentations de biens et services essentiels et une reprise de l’inflation n’est pas à écarter.
Les « rustines » n’étant plus suffisantes, pour étudier les alternatives possibles au capitalisme actuel, il est nécessaire de mieux connaître les réalités matérielles. Or les médias manquent à leur rôle d’informateurs éclairés : la presse écrite est en proie aux difficultés économiques, l’audiovisuel est largement aux ordres et orfèvre de la désinformation. Il reste encore heureusement des poches de liberté sur Internet, mais là encore il faut être capable de sérier le vrai du faux et savoir trouver, décrypter et relayer auprès des citoyens.
Comprendre la nouvelle géosociologie des territoires
L’autre préalable qui est de comprendre la nouvelle géosociologie des territoires est d’une grande importance tant les grandes organisations sont présentes dans les villes-centres et les banlieues mais souvent aux abonnés absents dans les zones périurbaines et rurales. Il faut comprendre d’abord que les couches populaires (ouvriers, employés) subissant de plein fouet la crise économique sont majoritaires en France, contrairement à l’image d’Epinal véhiculée où tout le monde serait devenu couche moyenne comme par enchantement.
Les couches populaires quittent donc les villes-centres pour aller vivre dans les zones périurbaines et rurales1. Elles sont, dans ces dernières, 5 fois plus nombreuses que les travailleurs de la terre au sens large. En revanche, les grandes organisations ne sont pas présentes dans ces zones périurbaines et rurales et n’ont donc pas suivi le mouvement des couches populaires. Des organisations avec des dirigeants vivant dans les villes-centres et les banlieues et une masse croissante de couches populaires allant dans les zones périurbaines et rurales (quand bien même elles vont travailler dans les villes-centres !), voilà pourquoi le fossé ne fait que grandir ! Pas étonnant que l’on trouve les meilleurs ratios (nombre de participants sur nombre d’habitants) des initiatives d’éducation populaire dans des zones périurbaines et rurales et non dans des villes-centres ! Sur quoi se lamentent des armées de militants…
L’illusion d’une montée des classes moyennes
Une fois compris ce point, observons les élections européennes de juin 2009. On peut analyser le très fort taux d’abstention et la poussée conservatrice par un manque d’information des citoyens, bercés par les mensonges de type « La réglementation européenne nous impose de… » (voir par exemple la privatisation de La Poste, les accords Kouchner-Saint Siège). Cette désinformation va de pair avec le décrochage à l’égard des forces politiques des couches populaires (ouvriers, employés représentant plus de la moitié des ménages), si l’on en croit les résultats des élections de juin 2009 par catégories socioprofessionnelles, ceci puisque leurs préoccupations essentielles ne sont pas prises en compte par les partis de gauche censés les défendre. Les solidarités syndicales ne peuvent y suppléer, étant elles-mêmes érodées par la situation de l’emploi et par la nouvelle géosociologie des territoires. L’illusion d’une montée des classes moyennes susceptibles de faire dépasser l’antagonisme du travail et du capital est plus que jamais avérée. Le combat d’arrière-garde du rapport Cotis en 2009 n’a pas convaincu : le transfert depuis 25 ans d’une dizaine de points de PIB du travail vers le capital est de mieux en mieux reconnu. Malgré le contre-feu qu’a tenté d’allumer ce rapport, la lutte pour la répartition de la valeur ajoutée reste un enjeu essentiel du mouvement social.
Conclusion : former des équipes dédiées
De ce qui précède, on voit bien que pour faire de l’éducation populaire tournée vers l’action une priorité, on ne peut s’appuyer que sur des équipes militantes ad hoc, conçues pour cela, et on ne peut s’en remettre aveuglément à d’autres organisations, quand bien même elles placeraient l’éducation populaire dans leurs objectifs.
Bien évidemment les équipes militantes locales d’éducation populaire doivent être au sein du mouvement social local comme un poisson est dans l’eau pour répondre aux besoins d’éducation populaire du mouvement social.
- cf. Gaël Bustier, Jean-Philippe Huelin. Recherche le peuple désespérément, 2009, Bourin Editeur, 116p. [↩]