L’actuel gouvernement associe santé, famille et handicap. Le précédent avait créé un ministère délégué – une innovation – à la famille et à l’enfance, auquel s’étaient ajoutées en cours de route les personnes handicapées. Cette compétence avait complètement disparu entre 1944 et 1978, date à laquelle elle réapparaît en association avec la Santé, puis avec la condition féminine, avant de devenir secrétariat d’État en 1981. Tout au long de la Troisième République, pas de famille non plus, sauf en 1939, juste avant la guerre et Vichy. Visiblement, l’écriture administrative de la famille est hésitante. Pourquoi une telle difficulté ? C’est que je voudrais essayer d’évoquer rapidement.
Mais comment aborder ce problème ? Assurément pas en examinant les transformations formelles et affectives de la famille – on devrait plutôt dire des familles, car il n’y a aucune raison de donner à ce groupe social un statut supérieur aux autres -, ni en évaluant son institutionnalisation c’est-à-dire ce qui la fonde et ce qui la défait. Il faut plutôt examiner la dynamique historique du champ familial, là où se croisent le droit civil, la démographie, le féminisme, la protection sociale, les mouvements sociaux, mais aussi l’éducation etc.
Le champ familial, c’est l’espace institutionnel et d’action qui s’est lentement constitué autour du fait familial. Il varie selon les époques et selon les pays. Sa fonction principale est d’assurer une transaction recevable entre les faits privés et même intimes, et les régulations politiques ou sociétales. C’est ainsi, pour prendre un seul exemple, qu’on peut aborder les allocations familiales. Dans leur universalité préservée jusqu’à ce jour, elles font en effet un pont entre l’espace privé de la famille structurée autour de l’enfant de rang 2 et plus, et les redistributions collectives acceptables à un moment donné dans le cadre de l’État providence à la française.J’ai retenu quatre clés historiques pour mieux aborder les enjeux contemporains.
L’exclusion relative de la question de la famille du code civil dès sa conception
Avec la Révolution française, il a fallu disjoindre famille et cité, gouvernement domestique et gouvernement politique, en s’appuyant sur la philosophie contractuelle.Depuis cette œuvre considérable en matière de laïcisation de l’état civil, du mariage, d’instauration du divorce jusqu’au Code civil, d’égalité des héritiers, la famille fait problème. Pourquoi ? Parce que, comme telle, elle n’a pas de statut dans ce code, alors que le mariage reçoit une mise en forme juridique contractuelle, impliquant un certain nombre de conséquences. Celui-ci entérine et normalise en effet les rapports inégaux hommes/femmes en même temps qu’il crée des obligations entre générations. Dans un État de droit, que penser d’un groupement, socialement très valorisé, qui n’est défini par aucun texte normatif faisant autorité ? Cet aspect restera donc implicite. Ce qui offre depuis deux siècles une cause toute prête aux acteurs sociaux qui ne se satisferaient pas de cette situation. Pourtant, jamais, même sous Vichy, les civilistes ne feront de la famille ni même du couple une personne morale, malgré diverses tentatives.S’expliqueraient ainsi, parmi d’autres raisons, la récupération du thème par la contre-révolution traditionaliste (les De Maistre, De Bonald, Le Play), et puis, à la fin du 19ème siècle, l’apparition d’un familialisme catholique très actif sur le terrain social (associations de défense des familles nombreuses, des conditions de vie, mais aussi du principe familial comme tel). C’est aussi cette démarche que l’on retrouve dans le projet de vote familial, après 1848 (suffrage universel).
Certains groupements familiaux allaient par la suite se laïciser de fait, la cause familiale devenant moins idéologique et plus sociologique, par milieux ou par type de problèmes (familles rurales, adoptives, d’enfants handicapés ou bien famille du cheminot etc.) Pourtant, au jour d’aujourd’hui, les mouvements familiaux se réclamant de la laïcité restent peu nombreux et continuent de détonner dans le concert familialiste.
Notons enfin qu’on ne trouve pas de mouvements familiaux aussi généralistes ni aussi développés dans les pays voisins, même en terres catholiques comme l’Espagne. En Angleterre, par exemple, le concept est difficile à imaginer.
Au début du XXe siècle, seule ou presque l’Église catholique associe question sociale et question familiale
Pour les catholiques en général, traditionalistes ou sociaux, depuis le Concile de Trente (1545), le mariage est un sacrement, la famille une mystique et ces liens sacrés sont indissolubles. Mais pèsent aussi d’autres références : le dogme de l’Immaculée Conception (1854), le modèle de la Sainte famille de Nazareth et surtout les enseignements de l’encyclique sociale « Rerum Novarum » de Léon XIII en 1891. Dans ce texte, la famille a une double fonction politique : elle est l’unité permanente de la société, « l’individu passe, la famille reste » ; elle est également le « berceau de la société civile », le fondement de l’ordre social et donc la base de toute action sociale au-delà de la charité. Ainsi, la déchristianisation du monde ouvrier est rapportée aux conditions de la vie de la famille ouvrièreLe réarmement moral de toutes les familles, indistinctement et si possible par elles-mêmes va donc devenir un élément important de la stratégie de présence et d’action sociales de l’Église catholique et spécialement à partir de 1905. En pleine laïcisation, les catholiques exploitent ainsi très habilement les possibilités offertes par la loi de 1901. Le projet familial y est global, c’est-à-dire tout à la fois religieux, moral, éducatif et social. L’abbé Viollet, créateur d’œuvres familiales proches du mutuellisme, animateur des centres de préparation au mariage, précurseur du travail social et fondateur de la Confédération générale des familles incarne bien cette stratégie. Un autre, l’abbé Lemire, député d’Hazebrouck, invente les jardins familiaux ouvriers.Une deuxième vague d’associations pour l’action familiale générale va apparaître à la fin des années trente, à la suite des mouvements d’action catholique. Ainsi la JOC inspire-t-elle un mouvement de foyers JOC/JOCF au début des années 40, le Mouvement populaire des familles (MPF), ancêtre commun de la Confédération syndicale des familles (CSF) et de l’association Consommation, logement et cadre de vie (CLCV, ex-CSCV, sortie du champ familial en 1975). Ces groupements partagent une conception syndicale des intérêts familiaux populaires, impliquant des services et des revendications.
En comparaison, les républicains resteront longtemps attachés à une approche de l’assistance non familiale mais plutôt individualiste, d’autant plus qu’ils cherchent à formuler une morale républicaine, opposable à l’Église quand elle dénonce, par exemple, l’immoralité des lycées de jeunes filles ou la psychologie de l’enfant. Le mouvement ouvrier, quant à lui, tardera à intégrer la famille de l’ouvrier. Pas avant la première guerre, en tout cas. Sur tous ces plans, l’entre-deux guerres sera moins tendu.
Au plan plus théorique, les solidaristes comme Léon Bourgeois, et Durkheim lui-même, laissent la famille impensée comme question politique. Dans les textes du fondateur de la sociologie qui traitent de la solidarité, il n’est pas fait mention fonctionnellement de la famille ou seulement à la marge, s’agissant du suicide par exemple. Pour lui, la médiation principale pour satisfaire nombre des besoins sociaux reste la profession avant même les institutions étatiques, si bien que la famille s’en trouve déclassée non pas tant du point de vue de l’individu que du point de vue sociétal.
Finalement, l’entrée du fait familial dans les politiques réformistes de la Troisième république se fait presque à reculons
À la fin du XIXe siècle, l’argumentation démographique s’introduit dans l’action publique. L’inquiétude suscitée par le déséquilibre démographique face à l’Allemagne, notamment après la défaite de 1871, sert d’argument, mais les démographes le discutent encore au plan scientifique. En matière de natalisme nous sommes, il faut le rappeler, un pays singulier !
Quoi qu’il en soit, en 1896, apparaît l’Alliance nationale contre la dépopulation (toujours active). Elle rassemble des notables de l’industrie, des œuvres sociales, de l’université et autres académies. Ce groupe de pression, minoritaire en milieu républicain, veut agir contre le malthusianisme urbain, par la presse, les manifestations publiques et la mobilisation du monde politique. Il s’agit d’arracher une réforme fiscale et des mesures d’assistance en faveur des familles nombreuses, malgré la réprobation dont elles font l’objet. L’Alliance obtiendra satisfaction avec la loi de juillet 1913 en faveur des familles nombreuses indigentes. La dernière loi d’assistance avant guerre est aussi à considérer comme la première loi familiale en France.
En 1908, s’est également manifestée une Ligue populaire des pères et mères de familles nombreuses animée par le capitaine Simon Maire et différentes ligues locales plus ou moins influentes. La première regroupera 1 500 sections locales pour près de 600 000 adhérents à la veille de la guerre 14. Elle réclame des droits et non des mesures charitables, c’est une sorte de « syndicat des intérêts familiaux ». Pour la Ligue, la famille est « créancière de la nation », ce fonde la nécessité d’une politique fiscale, du logement et des allocations favorables aux familles nombreuses.
Après la guerre, natalistes et familiaux constitueront un lobby fort actif. Ils soutiendront les mesures incitatives et répressives adoptées en matière familiale : interdiction de la propagande anti-conceptionnelle et primes à la natalité (1920), réductions sur les chemins de fer (1921), accès aux HBM (1922), correctionnalisation de l’avortement, limitation des divorces (1924), généralisation des allocations familiales professionnelles (1932). Pendant cette période, le rôle d’Adolphe Landry, démographe et ministre radical, est décisif, comme le sera celui du démographe Alfred Sauvy durant les années 30 et suivantes.
La généralisation des allocations familiales à partir de 1932 est elle-même ambiguë. Cessant d’être une libéralité accordée par l’administration publique et une fraction du patronat catholique, elles deviennent un droit en même temps qu’un système complexe de contrôle social, validant un format familial populaire, avec le triptyque bien connu : salaire du mari, femme au foyer et enfants. En attendant la Sécurité sociale de 1945…
Enfin, le familialisme comme philosophie politique trouve à s’introduire dans la vie démocratique de manière très singulière et surtout datée
Sous Vichy, la famille sera magnifiée, aidée et organisée au plan institutionnel, avec l’appui sans réserve des milieux cléricaux, au nom de l’idéologie des groupes naturels contre l’individualisme, et contre l’affaiblissement du sentiment religieux du fait de la République laïque. La Famille, avec un grand F, devient cellule initiale de la société et de la patrie. Ce qui laissera des traces.
La Troisième République finissante avait certes préparé le terrain, avec en 1938 un Haut comité à la famille et à la population, en 1939 un Code de la famille et de la natalité françaises, et même, in extremis, le tout premier ministère de la Famille française en juillet 1939 ; sans suite évidemment.
En réalité, l’idée d’une intégration de la famille dans les institutions publiques et l’espoir d’une majorité favorable n’étaient pas tout à fait nouveaux en 1939-40. La revendication ancienne du vote familial, c’est-à-dire de droits politiques pour les chefs de famille, tout comme leur « droit à la représentation par priorité dans les organismes […] où se discutent des intérêts qui, de près ou de loin, touchent à la famille : assemblées électives, commissions d’assistance, conseils d’école… », portaient déjà ces ambitions. Il existait même dans les années 30 un projet d’Office national de la famille de droit public, qui d’ailleurs ne faisait pas l’unanimité parmi les familiaux. Certains refusaient une telle intrusion de l’État dans les affaires privées de la famille.
Alors Vichy ? Ses principales innovations sont la création d’une administration spécialisée, le Commissariat général à la famille, lointain ancêtre de l’actuelle DGAS, et l’institution d’une représentation officielle des intérêts familiaux, avec la loi Gounot de décembre 1942. Ce texte est une vraie innovation. Car il légitime une représentation familiale auprès des pouvoirs publics unique de la base au sommet, dans chaque commune, à l’échelon départemental et à l’échelon national. Ce « corps familial » ne concerne alors que les familles légitimes françaises. La tutelle administrative est très lourde. Le montage est exorbitant par rapport à l’esprit de 1901.
C’est ce texte que le Gouvernement provisoire va en partie républicaniser par ordonnance en 1945, créant ainsi l’UNAF et les UDAF, en même temps du reste que la branche famille s’autonomise au sein de la Sécurité sociale, du fait du MRP. Malgré le retour du pluralisme au plan local, le dispositif conserve l’unicité du « corps familial », l’usage interne, si peu républicain, du vote familial, et les principales missions : représenter toutes les familles, défendre les intérêts familiaux « matériels et moraux » auprès des pouvoirs publics, exercer la partie civile, gérer des services confiés par l’État, comme la tutelle.
Par ce truchement, les familles ont effectivement acquis une personnalité civile collective, alors qu’elles n’en disposent pas à titre individuel. Si bien que les familiaux occupent des places de droit dans de très nombreuses institutions ou instances : dans les CAF et à la CNAF représentant les familles usagères, au Conseil économique et social et dans presque tous les domaines de la vie économique et sociale (HLM, travail social, audiovisuel etc.). Ce dispositif institutionnel légal, bien financé sur l’assiette des allocations familiales (loi de 1953), consacre un modèle original de régulation de la vie sociale à référence exclusivement familiale qui, très curieusement, perdure et qui n’a pas d’équivalent en Europe.
Conclusion : Penser la famille comme question politique reste à l’ordre du jour
Il faut d’abord dépasser la séparation entre droit public et droit civil qui se combine mal avec la question de la famille. En d’autres termes, il faut essayer de penser et situer les familles et la vie de famille, qui visiblement se privatise, de manière compatible avec le modèle individualiste, contractualiste et fraternel ou solidaire de notre organisation sociale ? Pas si simple. Il y a des résistances et des attachements, comme on l’a vu au moment du PACS.
L’hésitation persiste aussi entre des politiques sociales en faveur des familles les plus en difficulté (discrimination positive) et des politiques spécifiquement familiales, sans discrimination. Pour certains, la politique sociale doit absorber la politique familiale au nom de l’équité, pour d’autres l’exception familiale est un des derniers refuges de l’universalisme des valeurs et des politiques de protection sociale et de solidarité. Une structure comme l’UNAF servirait aussi à cela, paradoxalement. À suivre, en tout cas.
Enfin, il faut interroger l’inflexion toute récente de la politique familiale dans le sens de la parentalité, c’est à dire de la responsabilisation et du soutien sinon des familles du moins des parents, voire même du parent, qu’il soit père ou mère, conjoint ou ex-conjoint, tant la catégorie devient générique. Faut-il y voir plus d’individualisation et de privatisation de la famille ou au contraire une nouvelle norme sociétale, bientôt juridique. Et si oui, est-ce la bonne entrée ? Faut-il entrer par le parent ou au contraire par l’enfant ? Questions difficiles.
Michel Chauvière, directeur de recherche au CNRS, CERSA – université Paris 2