Dimanche avait lieu la « Marche pour la vie », c’est-à-dire en traduction, une marche contre l’avortement, mais aussi contre tout protocole permettant aux personnes en fin de vie de mettre fin à leurs jours si elles le souhaitent (dénommée “euthanasie”). Elle était organisée par une série de mouvements catholiques intégristes, comme la fondation Jerôme Lejeune((www.droitsfemmescontreextremesdroites.org/spip.php?article30)) et soutenue par le pape ou par SensCommun((www.droitsfemmescontreextremesdroites.org/spip.php?article15)). Civitas était bien sûr présent((www.droitsfemmescontreextremesdroites.org/spip.php?article38)). Lire aussi.
A première vue, le rassemblement occupait un quart de la place Denfert-Rochereau donc bien moins que les chiffres annoncés (50 000). Il donne l’impression d’une uniformité sans faille, comme un regroupement de clones. Pas plus de quatre ou cinq pancartes différentes, aux couleurs vives, du rose, du bleu, du jaune, sont massivement distribuées, accrochées aux poussettes. Les ballons, tout aussi colorés, ornent les stands et les véhicules, et sont religieusement mis avec les pancartes dans les mains d’enfants trop jeunes pour comprendre de quoi il en retourne. Dans la foule complètement homogène et indifférenciée apparaissent ici ou là des religieux-ses. Celles et ceux qui ont apporté des drapeaux français ou qui ont fait leur propre carton semblent avoir été audacieux-ses : des images de Jésus et de la Vierge Marie côtoient alors les messages pastel et la masse aux habits sombres d’hiver. Comme pour Les Manifs Pour Tous, d’autres portent en étendard leur origine géographique.
Le décalage entre la communication voulue par les organisateurs de la Marche et les personnes présentes se révèle encore plus grand quand le cortège démarre. Au-delà du carré de tête, emmené par Philippe de Villiers, les quelques banderoles (sur lesquelles figurent dans les mêmes tons les messages des pancartes) partagent le défilé en plusieurs groupes, chaque groupe ayant son char rempli de ballons qui envoie les décibels. Entre deux chansons, un speaker égraine les terroirs en criant : « Limougeauds, est-ce que vous êtes la ? » Pas de réponse, la musique reprend. Les chars, les couleurs arc-en-ciel, la musique assourdissante, c’est une véritable marche des fiertés. Une “Réac Pride” emmenée par Christine Boutin. Et ça sonne terriblement faux. Gaël Brustier analysait les « manifs pour tous » avec un oxymore, le “Mai 68 conservateur”, avec sa mise à distance apparente de l’autorité (religieuse), avec ses slogans « On veut du sexe, pas du genre »((Gaël Brustier, Le Mai 68 conservateur. Que restera-t-il de La Manif Pour Tous ?, Éditions du Cerf, 2014)). Ici, nous avons une marche des fiertés conservatrices.
L’ambiguïté calculée d’un « IVG tous concernés » nous rappelle que cette forme qui n’est pas celle des traditionalistes sert la confusion sur le fond. Alors que La Manif Pour Tous (Manif est un mot marqueur de gauche, tandis qu’il faut traduire le « pour tous » comme une exclusion des homosexuel-le-s de leur droit) faisait crier à ses petits soldats « Première, deuxième, troisième génération, tous des enfants d’hétéros » (et non d’immigré-e-s, comme dans les manifs antiracistes)((Lire de Marie-Anne Paveau, « Les lignées discursives de la Manif Pour Tous », sur le carnet « La pensée du discours »)) rien officiellement n’indique ici que La Marche Pour La Vie demande l’abrogation de la loi Veil de 1975. Il suffit pourtant d’écouter les « depuis 40 ans on tue des enfants en France », ou Philippe De Villiers déclarer que l’avortement est un crime pour casser le très millimétré unanimisme de façade. Dans le cortège, les porte-drapeaux de l’Action Française ont plutôt choisi l’étendard du roi, tandis que les crânes rasés de Génération Identitaire ont leurs autocollants qu’ils mettent sur les poteaux. Dans la foule, les députés nommés pour leurs bonnes actions au Parlement sont applaudis, Marion Maréchal-Le Pen semble l’emporter à l’applaudimètre. Les chars crient la doxa : “on force les femmes à avorter”, les pancartes multicolores de la foule et des poussettes répondent « IVG, dire la vérité, c’est dissuader ». Les communicants chapitrent sur la récente loi d’extension du délit d’entrave, considérée comme interdisant l’opposition à l’IVG, les scouts promettent aux micros d’être délinquants. Au fond du cortège, SOS Tout-Petits, qui a la cohérence d’être réactionnaire autant sur le fond religieux que sur la forme avec ses prières ses cantiques, parfois en latin, est soigneusement tenu à l’écart par un service de logistique aux blousons orange flashy. L’amour pour les femmes enceintes, dit, déclamé, répété, proclamé, ressassé à longueur de discours, paraît aussi artificiel que l’amour que portait Frigide Barjot et La Manif Pour Tous aux homosexuel-le-s.
Il y a deux différences entre eux et nous. La première, et elle est irréductible car dogmatique, c’est qu’ils considèrent que l’amas de cellules (pour le dire de manière la plus neutre possible) est une personne dès sa conception. Et donc que l’avortement est un meurtre. La seconde est politique. Nous voulons les égales liberté et dignité des femmes et des hommes, garanties par des droits effectifs, et ceci passe nécessairement par la maîtrise de son propre corps. Il n’y a pas de maîtrise de son propre corps sans contraception ni avortement. Eux veulent un monde dicté par une vérité transcendante qui s’impose aux humains, surtout si ce sont des femmes. Cette opposition de raison et de conscience n’est pas symétrique. Malgré tous les désaccords, eux ont une place dans un pays républicain et universaliste, dans un pays de liberté, d’égalité, de fraternité et donc de laïcité, dans lequel le droit régule nos différences. Nous n’avons pas de place dans leur monde dogmatique, qui écrase les personnes qui ne rentrent pas dans la masse homogène.
Ce qui frappe en observant cette marche, c’est son absence totale de spontanéité, de pluralisme, bref, de vie. Les gens y crient quand les micros le leur disent, sifflent quand les micros le leur commandent. La vérité unanime est imposée sur les pancartes pastel distribuées à l’entrée. Les personnes y sont écrasées par la communication, par l’image artificielle qu’il s’agit de donner. D’autant plus frappant quand on compare à la Women’s March de la veille. L’opposition féministe à Trump s’est caractérisée partout dans le monde par des slogans différents, les cartons étaient souvent fait main et personnalisés, marquaient la colère, l’amour, la sororité, la solidarité, l’inquiétude, l’humanité. Aux chants repris en cœur répondaient d’autres chants, les drapeaux variés marquaient les différences dans le cortège. Dans ces « march » se sont retrouvées plusieurs millions de personnes, dans plus de soixante pays, dans près de sept cents défilés.
. La vie n’est riche que quand elle est plurielle, spontanée et remplie de multiples dimensions. La politique a pour tâche de permettre l’articulation de ces dimensions pour donner à chacun-e ses chances de mener une vie bonne. La vie est mutilée sinon.
En voyant cela, on peut rappeler un petit texte de Theodor W. Adorno, dans ses Minima Moralia. Dans ce livre de 1951 au sous-titre étonnamment pertinent ici, tant la vie des femmes peut être diminuée par les dogmatismes, Réflexions sur la vie mutilée, l’auteur se demande comment des personnes en viennent par conformisme à renoncer à leur liberté, au politique, à accepter fatalement les vents mauvais de la fortune. Si le philosophe de l’École de Francfort visait le contexte allemand des années 1930, son texte éclaire sur cette promotion de la haine de sa propre individualité et des autres érigé en norme morale.
Parlant des hommes d’Oxford condamnés à se nier eux-mêmes et à se conformer au moule viriliste pour s’intégrer, Adorno écrit :
« Les joies que connaissent les hommes de ce type … ont toutes en elles quelque chose d’un acte de violence latente. Il semble que cette violence vise les autres… Mais il s’agit en vérité d’une violence qu’il s’est faite à lui-même. S’il est vrai que tout plaisir dépasse en les intégrant des déplaisirs anciens, ici c’est le déplaisir lui-même qui est comme tel directement élevé au rang d’un plaisir stéréotypé, en tant qu’orgueil du déplaisir surmonté… Ces mâles seraient donc bien, au fond d’eux-mêmes… des masochistes. Leur sadisme est un mensonge, et ce n’est qu’autant qu’ils mentent qu’ils deviennent véritablement des sadiques, c’est-à-dire des agents de la répression… C’est dans une telle désintégration qu’il faut chercher le secret de l’intégration, c’est-à-dire du bonheur de l’unanimité dans l’absence de bonheur. »((Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Petite bibliothèque Payot, 2003.))
Dans l’entre-soi confortable de l’intégrisme religieux, où chacun-e aurait la même morale intériorisée dans un pays bien homogène, tout extérieur, tout pluralisme, est considéré comme destructeur, toute liberté devient néfaste : « Le féminisme tue » lisait-on sur un sac distribué par l’un des mouvements organisateurs, « Les survivants ». La liberté, qui consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, tuerait donc. En particulier quand elle est donnée aux femmes. La nouveauté avec La Manif Pour Tous ou la Marche Pour La Vie version 2017, c’est que cette haine s’exprime dans la communication artificielle au nom de la liberté.
Dans le monde, ce ne sont pas moins de vingt millions d’avortements clandestins qui sont réalisés, une femme en meurt toutes les neuf minutes. Si les conditions matérielles expliquent souvent l’avortement, les femmes avortent en nombre comparable dans les pays où il est légal et où il est illégal. Elles veulent donc la maîtrise de leur propre corps, de leur sexualité, pas seulement des conditions de vie dignes. A nous de choisir l’amélioration des conditions de l’avortement.