Le vote suisse continue de provoquer des réactions dans le monde entier. On parle notamment de vote raciste, islamophobe. Qu’en pensez-vous ?
Islamophobe, oui, d’une islamophobie qui puise au fondement de l’Europe, laquelle par deux fois s’était sentie agressée par l’islam : au VIIIe siècle et au XVIe. Il s’agit du syndrome de Poitiers (732) et de celui du siège (1529) et de la bataille (1682) de Vienne. La première vague incarne la peur des Arabes, la deuxième, celle des Turcs. La première vague fut contenue par les Croisades et la Reconquista, ces guerres saintes mimétiques du Jihâd. Et la deuxième a été une épreuve des empires allant vers l’État-Nation. Il s’agit donc d’un fantasme qui opère inconsciemment ou est instrumenté par des idéologies qui prônent l’hostilité contre l’étranger.
Le point de départ de toute cette affaire, c’est la construction ou non de minarets. Ceux qui sont à l’origine de l’initiative ont évoqué le minaret comme un symbole politique, de conquête, et non un symbole religieux. Où se trouve la vérité ?
Le minaret est un symbole religieux et politique. Par lui s’exprime et se diffuse l’appel à la prière. Face au tocsin des chrétiens et au sofar des juifs, l’islam s’est distingué par le recours à la voix. Le minaret symbolise en tant qu’élévation l’Ascension du Prophète de l’islam et sa visite des cieux. Dans ses réussites monumentales, cette tour représente aussi l’ambition universelle et conquérante d’une religion et d’un empire. C’est pour cela que les créateurs de minarets se sont inspirés de toutes les érections des empires antérieurs (le phare d’Alexandrie, les obélisques de l’Égypte pharaonique, les tours de Babel).
Derrière les minarets, il y a évidemment l’Islam. C’est lui qui est directement visé par le vote suisse. L’Islam fait peur. A juste raison ?
Même faible, l’islam fait peur. C’est le fantasme de Poitiers et de Vienne que réveille l’islam agressif des intégristes d’aujourd’hui. En outre, démographiquement, l’islam dispose d’une population jeune face à une Europe ne cessant de vieillir avec des taux de natalité inquiétants pour certains pays. Les médias jouent de ces contrastes producteurs d’antagonismes efficaces pour une information dramatisée.
Que doivent faire les musulmans installés aujourd’hui en Europe ? Mieux communiquer, aller à la rencontre de l’autre ?
Les musulmans doivent maîtriser les ressorts de l’identité à double détente ; ils devraient laisser leur différence s’exprimer dans l’enceinte de leurs demeures et de leurs temples et se conformer aux us et coutumes présents dans l’espace public pour vivre l’égalité devant la loi faite pour tous les citoyens. Pour jouir de ces droits il leur faut se conformer aux devoirs qu’elle recommande explicitement mais aussi implicitement. Et se couler dans le monde laïc européen en faisant sa révolution des Lumières?
Les musulmans en général, et particulièrement en Europe doivent se démarquer du mot d’ordre islamiste qui veut islamiser la modernité (c’est le projet d’un Tariq Ramadan) pour retrouver les idées des maîtres du réformisme qui ont entrepris de moderniser l’islam. Et la modernisation de l’islam ne peut se faire hors les principes des Lumières qui apporteront la sécularisation et transformeront l’islam en une religion de l’intériorité, proposant un accès au divin pertinent dans un cadre laïc. Et le fonds spirituel du soufisme peut aider à ces mues et métamorphoses qui éloigneront l’islam de toute prétention au politique et au juridique.
Comment faut-il réagir par rapport aux problèmes pratiques posés par ceux qui veulent imposer de règles particulières, notamment aux filles, dans le cadre de vie républicain (port du voile lors des leçons, non participation des filles aux cours de natation, etc…)
Tocqueville disait qu’une religion dépérit en temps de démocratie si elle ne s’adapte pas à l’évolution des mœurs. Il le disait pour le christianisme de son temps. Cette remarque s’applique aujourd’hui à l’islam, en Europe. Il faut être ferme pour l’application de la loi à laquelle tout citoyen doit se conformer.
Et la burqa ? On laisse aller ou on interdit ?
L’intrusion de la burqa dans le paysage urbain européen est un scandale. C’est une provocation. Avec le dispositif juridique existant, il y a moyen d’agir. Le port de la burqa empêche la reconnaissance du citoyen comme sujet identifiable. L’autorité publique est en droit de réclamer l’accès au visage hermétiquement caché pour reconnaître les identités dans la vie courante comme à travers le rapport du citoyen avec les services (administratifs, commerciaux, de transport, scolaires, hospitaliers, etc…)
Dans le fond, ne peut-on pas dire, paradoxalement, que le vote des Suisses a permis de lancer un débat nécessaire sur cette question, ici comme ailleurs en Europe?
C’est incontestable. Nous devons parler à tête reposée du contentieux historique entre l’Europe (enfantée par la chrétienté) et l’islam. Il faut mesurer la part du fantasme pour apprécier la violence qui nous vient aujourd’hui de l’islam. L’islam constitue une épreuve pour la sécularisation et la démocratie. En interdisant les minarets, les Suisses font du théologico-politique, ils régressent par rapport à la sécularisation ; et pour répondre à l’islam, il se font les contemporains de son archaïsme, c’est-à-dire, qu’ils font de la politique avec de la religion. En plus, par ce vote, les Suisses ne se conforment pas à l’article XVIII de la déclaration universelle des droits de l’homme votée à l’ONU en 1948. Citons cet article : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. » Si le vote suisse déshonore cet article, le contenu de cet article pose aussi des problèmes aux musulmans dont la loi condamne à mort l’apostat. C’est là que la réciprocité peut être mise en jeu. Aux musulmans en tant qu’individus, on peut exiger l’adhésion personnelle à tous les termes de cet article s’il veut qu’on respecte sa pratique. Et aux États musulmans qui critiquent le vote suisse, il est aisé de réclamer le respect de cet article malmené chez eux. Leur propre fanatisme les disqualifient : ils n’ont aucune leçon à donner.
Source : « QUELQUES QUESTIONS A M. MEDDEB » Lausanne Cités hebdo – décembre 2009
par Abdelwahab Meddeb