Le 29 mai 2005, 55 % des votants refusent le Traité constitutionnel européen (TCE). Le NON de gauche (31,3 %) est majoritaire dans le NON et majoritaire à gauche. L’enthousiasme est général dans la gauche anti-libérale. Beaucoup pensent que la marche vers l’alternative a commencé. Peu de camarades voient alors que passer d’un NON au TCE à un OUI à un projet anti-libéral demande plus de conditions que l’application de la méthode Coué. 18 mois après, la crise est patente à Attac.
S’opposer au TCE était possible en masquant les divergences profondes et les stratégies implicites des uns et des autres. Définir des alternatives pour les faire débattre par le peuple dans un travail d’éducation populaire tourné vers l’action demande de répondre aux questions que se posent les citoyens du peuple à commencer par ceux des couches populaires et ceux de l’électorat socialiste qui a voté NON bravant les consignes du PS. Le travers serait d’amalgamer cet électorat à la direction sociale-libérale du PS. Le concept totalitaire du consensus a priori pratiqué dans Attac écarte de nombreuses questions que se pose le peuple. L’explicitation des dissensions et la recherche de compromis dynamiques a à posteriori sont refusés tant dans Attac que dans la gauche anti-libérale. Le texte d’orientation d’Attac de la Roche-sur-Foron (décembre 2005) en est la caricature. Rien sur l’organisation du vivre ensemble (communautarisme anglo-saxon, relativisme culturel et discrimination positive ou République avec liberté, égalité, fraternité, laïcité et droits universels), peu de choses sur les politiques de plein-emploi, sur le comment harmoniser les systèmes de protection sociale par le haut, sur la façon d’organiser les services publics, sur les ruptures nécessaires pour le logement social et la protection sociale, sur l’alternative européenne tournant radicalement le dos à l’européisme libéral, sur les mécanismes économiques concrets Nord-Sud.
Se dire altermondialiste ne suffit plus depuis le 30 mai 2005 au matin pour répondre aux défis de la période qui demande un altermondialisme deuxième génération. Nous disposons de techniciens, la taxe Tobin étant l’exemple caricatural, mais pas de projet politique. L’altermondialisme ne sera-t-il qu’un feu de paille ?
Les néocommunautaristes de gauche largement représentés à la tête de nombreuses organisations alimentent à leur tour la crise de la représentation politique remplaçant les réponses aux questions du peuple par des stratégies de prise de contrôle, ici des organisations, là-bas des collectifs. Pire, certains d’entre eux estiment que le mouvement ouvrier a perdu définitivement sa bataille historique et que le mouvement altermondialiste devient, en remplacement de ce dernier, la nouvelle force propulsive tel qu’il est actuellement uniquement composé de couches moyennes radicalisées et d’une frange minime du lumpenprolétariat. Or l’expérience a montré qu’aucune victoire importante n’est possible sans les couches populaires. Sans elles, nous sommes défaits dans le mouvement des retraites et de l’assurance-maladie. Avec elles, on gagne contre le TCE et le Contrat premier emploi (CPE). Sans une alliance entre les couches moyennes, les couches populaires et le lumpenprolétariat, le mouvement altermondialiste s’essoufflera, ne répondra pas aux aspirations du peuple et passera à côté de son objet politique.
Par ailleurs, il existe un refus de penser la dialectique entre le national et l’international au profit d’un mondialisme sans corps et sans chair les empêche de se lier au peuple. Ce dernier, pourtant, sait que les systèmes de protection sociale, pour ne citer qu’eux, sont principalement des systèmes nationaux. Enfin, au lieu de placer au coeur de la pensée l’exigence d’égalité, de laïcité, de république sociale largement abandonné par nos gouvernants depuis des décennies, mais qui reste le moteur d’une grande partie du peuple et notamment des couches populaires, voilà une frange minoritaire de l’altermondialisme qui refuse le primat de l’égalité et de l’émancipation citoyennes en enfermant chaque citoyen, y compris dans la sphère publique, dans sa communauté religieuse, ethnique ou de descendant de colonisés.
Nous ne pouvons faire l’économie de répondre à une question, qui sans doute nous divisera dans un premier temps : le communautarisme exacerbé est-il compatible avec l’altermondialisme ?
Le social-libéralisme et le néocommunautarisme de gauche, par son incapacité à résoudre les problèmes de notre société, renvoient les couches sociales hostiles au néolibéralisme à se tourner vers l’extrême-droite comme nous le voyons dans toute l’Europe (France, Allemagne, Slovaquie, Hongrie, Italie…). De ce point de vue, l’histoire bégaye… Il est donc de la plus haute importance de développer le seul modèle crédible qui s’oppose au néolibéralisme et à l’extrême-droite : le modèle laïque de la république sociale basé sur l’extension des droits à caractère universel garantis par leur opposabilité et par des services publics laïques et républicains organisés dans une sphère publique dégagée des dogmes financiers, ethniques et religieux. Le mouvement social est voué à l’impuissance s’il persiste à refuser la modélisation. Un modèle est un outil théorique qui permet de tester, par la réflexion, les futurs possibles de la transformation sociale, et aussi d’être au milieu du peuple pour définir un accord entres les revendications particulières et une perspective politique d’ensemble.
LES LUTTES IDENTITAIRES EN LIEU ET PLACE DE LA CITOYENNETE ET DE LA LUTTE DES CLASSES
Pour certaines franges du mouvement altermondialiste, la lutte des classes a laissé la place à un combat en trompe l’œil où les jeunes filles à qui il est demandé de retirer leur voile à l’entrée de l’école, les jeunes désaffiliés des violences urbaines de l’automne 2005, les militants ethnorégionalistes, les sans-papiers, sont les symboles et les enjeux d’une nouvelle lutte pour la justice, celle pour le droit à la différence. Ils placent la reconnaissance des identités religieuses, culturelles et ethniques comme une nouvelle étape dans la construction du droit. Cette bien-pensance ruine toute possibilité de transformation sociale par cette division du peuple en minorités de droits concurrents. Nous préférons la clarté de l’égalité en droits aux ambiguïtés du droit à la différence.
Décrypter le réel : l’alliance des néolibéraux avec les communautarismes religieux, culturels et ethniques
Une vigoureuse offensive néolibérale se développe depuis une vingtaine d’années. Sa finalité est de rediscipliner le salariat des pays occidentaux par le chômage et les pays pauvres par la dette, afin de restaurer des taux de profit fortement érodés depuis l’achèvement de la période de reconstruction de l’après-guerre. Cette offensive se décline autour de quatre axes :
– Un processus de marchandisation et de privatisation de toutes les activités humaines, notamment des services publics.
– Une chute de 10 points de Produit intérieur brut (PIB) dans le dernier quart de siècle, de la part des revenus du travail et des cotisations sociales dans la valeur ajoutée. Soit pour la France, 150 milliards d’euros par an.
– Une volonté d’harmonisation par le bas des systèmes de protection sociale par le développement du travail au noir et la concurrence des systèmes de protection sociale au moins-disant. – Un libre-échange qui est généralisé (capitaux, services, produits manufacturés et agricoles, force de travail). Le libre-échangisme, colonne vertébrale de la mondialisation, permet comme le soulignait fort justement Emmanuel Todd « la montée d’inégalités importantes dans les pays développés, mieux, l’introduction en leur sein des inégalités mondiales ». ? Pour éviter la faillite dans laquelle ce délitement risque de plonger les démocraties à ?économie de marché, les dominants ont un remède tout trouvé : favoriser la charité institutionnelle et privée. Moins d’Etat social, plus d’Etat clérical. C’est la raison pour laquelle la promotion des communautés ethniques et religieuses à laquelle nous assistons aujourd’hui, loin d’être conjoncturelle ou contingente, est absolument nécessaire. Lorsqu’on renonce au principe de solidarité républicaine, que les services publics et le système de protection sociale permettaient de réaliser, que reste-t-il, sinon les charités ethniques et religieuses ? Nous sommes devant une période assez similaire à celle que décrivait Marx lorsqu’il s’en prenait à la religion utilisée comme « supplément d’âme d’un monde sans âme ». Ce qui est très inquiétant c’est la montée de ce qu’on pourrait appeler les communautés aliénantes, basées sur l’autoritarisme et l’unité contre les autres.
On aurait tort de croire que l’alliance du néolibéralisme et du communautarisme est secondaire : elle est constitutive de la nouvelle phase du capitalisme. Les néolibéraux l’ont bien compris : on les voit rechercher partout l’appui des zélateurs du communautarisme ethnique, identitaire ou religieux. Que ces mêmes zélateurs soient des intégristes notoires ne gêne en rien les dirigeants du système. Toute alliance est bonne à faire, pourvu qu’elle paralyse l’action citoyenne et qu’elle permette, à peu de frais, de contrôler les groupes sociaux. Cette alliance du néolibéralisme et du communautarisme affecte profondément le paysage politique de notre pays. Dans l’absolu, elle explique les divisions au sein de la gauche qui lutte contre le néolibéralisme. Une fraction, tentée par le communautarisme, ne voit pas à ?quel point elle se fait le complice objectif de l’ennemi qu’elle entend combattre. Car le communautarisme renforce l’ordre économique en évitant soigneusement d’exposer la vraie cause du désordre du monde : le pouvoir du capital. Cette alliance jette également une lumière crue sur la stratégie de Nicolas Sarkozy. Représentant patenté des intérêts du patronat, celui-ci ne cesse de courtiser les communautaristes de tous poils à qui il confierait volontiers la tâche de gérer les problèmes sociaux qui agitent les quartiers populaires. Les libéraux français ne tirent aucune leçon de ce qui s’est passé outre-Manche, où suite à l’arrivée de Margaret Thatcher, le retrait de l’Etat et des services publics hors des banlieues a eu pour effet de « déléguer » la question sociale aux intégristes religieux. Un problème social doit être traité par des mesures sociales et pas par du lien social religieux et ethnique. ?La laïcité menacée par la gauche communautariste
Au sein de l’association Attac et de l’altermondialisme, des points de vue contradictoires s’expriment sur les questions de la laïcité entre les militants républicains laïques et ceux favorables à la laïcité dite « ouverte » (adjectifs qui vident le mot de sa substance).
Dans la mise en cause de l’idéal laïque, les adeptes d’une « laïcité ouverte » invoquent l’importance des cultures, voire des « droits culturels ». La laïcité serait une abstraction par rapport aux données culturelles et aux legs historiques. Dit autrement : la République écraserait l’identité culturelle des « minorités ». Il est important de définir ce que l’on entend alors par culture. Pour nous, c’est la libre maîtrise du savoir et de la pensée, qui fonde l’autonomie de conscience et de jugement. Cela implique donc la mise en distance critique à l’égard des traditions héritées et la séparation méthodique entre le patrimoine culturel et les rapports de pouvoir ou des normes qui lui sont liés. Le « droit à la différence », c’est aussi le droit, pour un être humain, d’être différent de sa différence. Dès lors, tout individu doit pouvoir disposer librement de ses références culturelles. Définitivement, la philosophie de la laïcité porte en elle une conception radicale de la liberté : toute personne est libre de se définir et de se redéfinir.
Remarquons que lorsque les intégristes imposent une culture, on n’est plus dans le registre de la culture, mais de la politique. Cela relève donc du traitement politique avec droit de regard sur l’état des libertés et de l’égalité en droits.
Derrière ce culte des origines et des cultures, on trouve le sentiment de culpabilité d’une partie du mouvement social au regard de la colonisation. Certes les occidentaux, dans cette aventure détestable, ont dénié reconnaître les « cultures » des peuples soumis. Mais faut-il se purger en se prosternant désormais devant ces cultures ? Il nous semble essentiel de bannir toute approche statique des cultures, comme nous refusons que l’on fétichise tel ou tel particularisme pour excuser la haine. Nous ne cèderons pas à l’idée selon laquelle la spécificité des traditions culturelles, des conditions sociales, des convictions individuelles, peuvent autoriser le sexisme, l’homophobie, le racisme. Le principe de laïcité trouve sa source dans un principe moral fondamental, le principe selon lequel nul ne peut dégrader la dignité de la personne. Remarquons que les partisans de l’essentialisme n’offrent au fond qu’une bien piètre vision de ces cultures, en les figeant démesurément. Soyons clairs : que les origines soient porteuses de culture, et en ce sens d’identité spécifique nous ne le nions pas. Mais le propre de l’homme libre n’est-il pas de produire un nouvel alliage fait de legs et d’apports de nouvelles cultures ?
Un autre argument des adeptes d’une « laïcité ouverte » consiste à voir dans la laïcité un « produit culturel » ou une « donnée culturelle », relevant d’une exception française. Cela ne passe pas l’examen sérieux de l’histoire. La laïcité n’est pas tombée du ciel. C’est une conquête des partisans de la libre-pensée et du mouvement ouvrier qui s’est faite dans le sang. Quant à la géographie, elle nous apprend que l’idéal laïque est défendu aussi bien au Maroc, avec Anas El Jazouli militant laïque réfugié en France pour fuir une fatwa lancée par des intégristes islamistes, qu’en Suède où la séparation de l’Etat suédois et de l’église luthérienne est effective de puis le 1er janvier 2000, ou au Bangladesh avec Taslima Nasreen qui déclare que sa patrie est la laïcité. Les laudateurs qui voient dans la laïcité un ethnocentrisme français sont souvent les mêmes qui remettent en cause des principes universels au non du différentialisme culturel. Or l’internationalisme est fondé sur l’idée que les peuples ont quelque chose à apprendre des autres peuples et que de ces rencontres il est possible d’en tirer des normes communes que l’on peut élever au rang de principes universels. Il n’y a pas d’altermondialisme crédible sans principes universels !
Quant à réduire la laïcité à l’hostilité à la religion, c’est superposer le souvenir des luttes historiques qui ont été nécessaires pour la reconnaissance de la laïcité, à l’idéal lui-même.
En réalité, l’idéal laïque n’a rien d’abstrait à condition de ne pas vouloir tout confondre. La culture n’est pas le droit, même si parfois les coutumes en se codifiant tendent à s’imposer comme tel.
Il est préoccupant que quelques journalistes et une fraction de la nébuleuse altermondialiste composée de quelques féministes et de porte-parole en vue d’organisations du mouvement social, qui pensent avoir trouvé, à tort, la porte d’entrée vers les catégories populaires, soient aveuglées par des groupes organisés qui conjuguent l’utilisation sophistique de la rhétorique de la liberté et de la tolérance pendant les forums sociaux, et l’oppression du dogme quand ils sont devant leurs fidèles. Dans une société qui tend à se « communautariser » », nous ne pouvons pas nous accommoder des dénonciations massives, qui s’enivrent de leur propre intransigeance. Il est aberrant de prétendre comme le font certaines organisations altermondialistes que la règle laïque aggrave l’exclusion sociale.
Au moment du débat sur la loi sur le port des signes religieux à l’école, au nom d’une laïcité dite « ouverte » ou « plurielle », une fraction minoritaire de l’altermondialisme s’est regroupée dans le dérisoire collectif « Une école pour toutes-tous », qui a été un échec patent par manque de soutien populaire et notamment des populations dites « stigmatisées ». Nous en voulons pour preuve, que à la question « Les musulmans sont-ils réfractaires à la laïcité ? » posée par l’hebdomadaire La Vie, dans un sondage exclusif réalisé une semaine après la polémique soulevée par Benoît XVI à propos de l’islam, 79 % des personnes interrogées se disent tout à fait acquises à l’idée. Beaucoup feignent de reconnaître que ce type de collectif sert de viatique à l’idéologie de la discrimination promue par les intégrismes.
Des altermondialistes en sont ainsi venu à faire des concessions aux communautarismes, à vouloir briser l’unité de loi qui, en République, délivre des groupes de pression comme l’avait bien compris le mouvement ouvrier en se ralliant à la République après quelques réticences légitimes. Au sujet des lois politiques, le curé Lacordaire a dit l’essentiel : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ».
De plus l’école de la République se destine à libérer l’homme de son milieu et non à mieux l’y insérer. On nous rétorque la tolérance. Mais nous distinguons la laïcité de la tolérance : la laïcité ne saurait être pensée comme une tolérance « restreinte », pas plus que la tolérance ne coïncide avec une laïcité « ouverte ». La laïcité est le principe à partir duquel on sépare la sphère publique et la sphère privée, mais elle est également le principe qui régit la sphère publique. La sphère privée est, quant à elle, régie par le principe de tolérance. Si l’Etat ne reconnaît aucune religion, il garantit à chaque individu la liberté de culte et l’égalité de traitement des options spirituelles, à savoir la croyance religieuse, l’agnosticisme, l’athéisme. Mais aucun individu ne saurait, en revanche, exiger de la puissance publique un statut d’exception. Par ailleurs, la tolérance et la reconnaissance de la pluralité des croyances religieuses ne sont pas la laïcité car le pluralisme succède seulement au monopole.
Militants laïques, nous ne sommes pas contre les religions. Nous ne voulons pas un État qui professerait un athéisme militant qui serait légitiment mal accepté par le croyant.
Enfin, nous pensons que laïcité est un précieux levier pour lutter contre la marchandisation du monde. La laïcité est un principe de séparation de la sphère publique et de la sphère privée. Cette séparation doit s’effectuer tant dans le domaine idéologique et religieux, que dans le domaine institutionnel et dans le domaine économique. C’est pour cela qu’au nom de la laïcité, nous sommes contre les signes religieux dans l’école mais aussi des lits et des consultations privés dans l’hôpital, comme nous sommes hostiles au financement public des écoles privées de l’enseignement obligatoire, comme nous le sommes des cliniques privées à but lucratif.
C’est cette force de la laïcité et son histoire que le mouvement altermondialiste français doit faire connaître à nos partenaires et non accuser et caricaturer la laïcité au profit de considérations à court terme…
Le combat antiraciste dévoyé
Force est de constater que certaines associations antiracistes sont aujourd’hui des puissants relais d’organisation de l’islam politique. Cette alliance contre-nature s’enracine dans un préjugé, d’une part, et dans un raisonnement sophistique, d’autre part. Le préjugé prend la forme d’un racisme inversé : il consiste à croire que l’islamiste intégriste, parce qu’il serait par essence une victime, ne saurait être fasciste, raciste, sexiste ou antisémite. Le racisme, la discrimination au nom de l’origine sont des abjections à combattre sans cesse. Mais l’oppression des femmes, le retour du délit de blasphème, les discriminations promues par l’islamisme politique ? Devra-t-on se taire devant les secondes abjections sous prétexte de lutter contre les premières ?
Le raisonnement sophistique qui le sous-tend peut s’énoncer ainsi : « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». L’ennemi est le capitalisme, les Etats-Unis en est le principal instigateur dans le monde, il convient donc de s’allier avec l’islamisme radical, qui a déclaré la guerre à l’Empire. De nombreuses organisations altermondialistes britanniques influencent sur cette base l’altermondialisme européen. Dans une de ses contribution, Alex Callinicos, du Socialist Workers Party (SWP, parti trotskiste anglais), théorise cette alliance en comparant les musulmans aux travailleurs irlandais catholiques d’il y a un siècle et demi, qui se révoltèrent contre le joug britannique. Non sans légèreté, il omet d’écrire que les Irlandais se considéraient avant tout comme composante du mouvement ouvrier, tout en étant par ailleurs catholiques, alors que les organisations musulmanes sont interclassiste et avant tout confessionnelle.
A partir de ce préjugé tiers-mondiste et de ce raisonnement sophistique, on en arrive à faire des alliances avec ceux qui militent contre la République et les droits universels. Comprenons bien que l’islamisme politique travaille à intégrer le préjugé que la République est raciste et xénophobe pour développer le communautarisme et ainsi installer le communautarisme anglo-saxon. On a vu d’ailleurs avec quelle logique Tariq Ramadan, la star des Forums sociaux européens (FSE) de Paris et de Londres est devenu conseiller du social-libéral Tony Blair. Cette instrumentalisation du mouvement antiraciste dessert l’anti-racisme authentiquement républicain qui milite pour l’instauration de la concorde et de la fraternité entre tous les citoyens égaux en droits.
L’actualité avec l’affaire Redeker, dont ne nous partageons pas les thèses sur l’appréciation de l’islam, souligne la confusion conceptuelle au sein de la gauche communautariste qui conduit à traiter comme raciste toute mise en cause polémique d’une religion. Le racisme vise un peuple comme tel. Quel peuple vise la critique de l’islam ? La population arabe ? Elle est démographiquement minoritaire parmi les musulmans… Pour l’antiracisme républicain, le combat contre l’arabophobie doit être radical et exemplaire mais la critique de toutes les religions doit être libre.
L’appel pour les « assises de l’anticolonialisme postcolonial », ou la République comme ennemi numéro un
Lancé à l’initiative d’organisations relevant de l’islam politique et de groupes d’extrême-gauche communautaristes et diffusé initialement par le site communautariste musulman oumma.com le 18 janvier 2005, l’appel « Nous sommes les indigènes de la République ! » fut signé par de nombreux dirigeants d’Attac. Cet appel provoque de vifs débats à gauche. Certaine organisation allant même à retirer leur signature après débat en leur sein. Dans Attac, le débat sera interdit devant les militants et ne sortira pas des instances directionnelles. Cet appel est pour nous un des marqueurs du clivage entre les néocommunautarismes de gauche et les militants pour la République sociale et laïque. Dans ce texte, toute l’idéologie néocommunautariste y passe : la haine de la République, la position victimaire, la francophobie, le racisme inversé.
Alors que la volonté des enfants de l’immigration d’être des citoyens à part entière est freinée voire entravée par le racisme et les discriminations, les signataires de l’appel leur répètent inlassablement qu’ils ne sont pas des Français comme les autres, enfermant ainsi une partie de la communauté nationale dans un ghetto identitaire. C’est un appel à la sécession des indigènes de l’intérieur qui n’ont rien de commun avec ces Français autochtones qui ont été et « restent » des colonisateurs. L’immigré est un « indigène », même en « métropole », le Français est un colon, même chez lui. L’intégration républicaine est, en conséquence, une trahison. La réaction est en marche !
Le peuple ne s’est pas laissé tromper, ce mouvement y est ultra-minoritaire, mais majoritaire dans un pôle de radicalité du mouvement social. Ce texte contribue à la division des forces qui luttent contre toutes les formes de précarité. En effet, la détresse de ceux qui ne sont pas « issus de l’immigration » n’existe pas pour ces communautaristes de gauche et d’extrême-gauche. Les « descendants de colonisés » sont amenés à s’isoler du reste du mouvement social. Si certains « fils et petits-fils de » (expression employée par référence à l’association des fils et filles de déportés de Serge Klarsfeld) décident de participer à des mouvements d’émancipation avec des républicains, cela relève de la collaboration ethnique, comme les staliniens parlaient de « collaboration de classe ».
Qu’il persiste un imaginaire colonial dans notre société est une réalité, même s’il a tendance à s’estomper avec les nouvelles générations. Mais affirmer que cet imaginaire colonial transparaît à travers un racisme d’Etat qui conditionnerait toute politique d’intégration, est une contre-vérité. « Discriminatoire, sexiste, raciste, la loi anti-foulard est une loi d’exception aux relents coloniaux » nous disent nos pétitionnaires !
Comme l’écrit François Darras dans l’hebdomadaire Marianne, « ce qui, de bout en bout, est stigmatisé, assimilé à l’esclavagisme, ce n’est ni la monarchie qui pratiqua la traite des Noirs, ni l’Empire qui rétablit la servitude, ni le capitalisme qui exacerbe les discriminations ethniques et sociales, qui ghettoïse les populations venues d’ailleurs, mais, obsessionnellement, l’ignoble République ». Ce n’est pas la dictature des marchés, mais, encore et toujours, la « République qui relègue les populations de banlieue aux marges de la société ». Ce modèle politique a un caractère d’idéalité qui ne coïncide jamais avec les faits, mais c’est ce caractère d’idéalité qui lui confère sa dynamique. C’est pour cela qu’il faut constamment séparer les républiques instituées (la 5e République qui est à mi chemin entre la république et le bonapartisme, la République islamique d’Iran…) du processus républicain.
La République française fut souvent un Empire sans empereur, selon la formule d’Engels. Les crimes commis au nom et par la République française sont bien réels et ceux comme Max Gallo, qui pratiquent la confusion entre la norme et le fait pour mieux faire la promotion d’une France qui aurait toujours été à la hauteur des principes républicains dessert l’idéal républicain. La République ne saurait se réduire à la contingence d’une figure historique. Pour Jean Jaurès, le socialisme était « la République poussée jusqu’au bout ». Il appelait ses partisans à s’opposer à ceux qui se réclamaient de la République mais voulaient arrêter le processus, voire le faire régresser.
On peut dire qu’il n’y a jamais eu de consensus minimal sur la notion même de République, sauf aux lendemain de la seconde guerre mondiale car il y a bien eu une sorte de pacte social, issu du Conseil national de la Résistance, qui a élargi les services publics, crée la Sécurité sociale, la législation du travail et ajouté une touche de démocratie sociale avec les comités d’entreprise. Face à la restauration néolibérale, ces points-clés sont en panne, mais la question est de savoir comment les relancer, plutôt que de célébrer son échec et passer rapidement à un autre modèle de type anglo-saxon qui montre aussi ses limites (selon la police anglaise, plus de 59 000 délits à caractère raciste ont été recensés en 2004/2005), et qui n’a pas d’ancrage solide dans notre tradition politique. On retrouve ici un point de recoupement avec les néolibéraux qui prennent prétexte des limites actuelles de la République pour faire table rase de ces conquêtes sociales.
L’idéologie du bloc des indigènes de la République peut d’autant trouver un accueil positif dans une jeunesse désaffiliée qu’elle repose sur une base de vérité, importante à reconnaître et à faire connaître. Pendant l’aventure coloniale, la République y a contredit tous ses principes : inégalité juridique entre les individus, primauté du décret sur la loi, mise à l’écart du parlement au profit d’une gestion administrative et militaire. Le colonialisme, qui, par définition, est le déni opposé à un peuple de pouvoir maîtriser son destin foule du pied l’essence de la République entendu comme le cadre institutionnel par lequel le peuple exerce sa souveraineté.
Mais toute complexité inhérente à toute expérience historique est absente de cet appel du Bloc des Indigènes qui pratique le terrorisme intellectuel. Comment ne pas vouloir reconnaître que les principes républicains ont également fourni le socle de légitimité aux luttes d’émancipation nationale ? Faut-il évoquer les affrontements entre Georges Clemenceau et Jules Ferry sur l’opportunité de la colonisation ?
Cette idéologie travaille au détriment du lien civique et à l’encontre de l’intégration et présente le danger de se trouver mêlée à des thèmes fondamentalistes musulmans. La citoyenneté n’est pas l’affichage des différences dans une logique de victimisation, mais elle implique le souci de partager les acquis de notre propre histoire et une volonté collective pour l’avenir.
Retour sur les violences dans les banlieues populaires de l’automne 2005
Au moment de l’explosion autodestructrice d’une jeunesse « hors circuit » en novembre 2005, au sein des forces antilibérales, le mouvement spontané de sympathie ne se tourne pas vers les victimes des violences : agents des services publics, habitants des quartiers. C’est tout le contraire. Chez certains membres fondateurs d’Attac s’opère un curieux renversement : ce sont les agresseurs eux-mêmes qui sont considérés d’emblée comme les victimes, rompant ainsi avec le civisme élémentaire. Nous pensons qu’il y a quelque chose de massifiant et même de mystifiant, dans les discours interprétant les violences urbaines de novembre 2005 en terme de lutte des classes ?
Comme le souligne Jean-Pierre Le Goff « C’est ainsi qu’on répète bêtement la formule attribuée aux classes dominantes de l’ère industrielle : « Classes laborieuses, classes dangereuses », pour l’appliquer aux actes de vandalisme des banlieues. Quel rapport avec des jeunes désocialisés qui ne travaillent pas et ne forment pas une classe ? S’il fallait tenter des comparaisons historiques, la notion de lumpenprolétariat serait plus proche de la réalité. Mais là aussi, le caractère très jeune des casseurs qui ne sont guère en haillons et agissent souvent par mimétisme télévisuel, sort du schéma. » Et de poursuivre « il est d’autres périodes dans l’histoire de France où le chômage était massif, comme dans les années trente, sans qu’on assiste pour autant à de pareils phénomènes de destruction ».
Pas de faux débat : nous savons qu’une partie des jeunes qui sont passés à l’acte sont frappés dans leur quotidien par la violence des politiques néolibérales. Et nous reconnaissons que l’idéal de citoyens libres et égaux en droits a trop souvent permis de passer sous silence de bien réelles discriminations dont sont toujours victimes certaines minorités. Alors que les services publics essayent de réaliser l’égalité des citoyens sur le territoire, notamment l’école laïque qui prône l’émancipation et s’efforce d’en réaliser les conditions intellectuelles malgré les moyens insuffisants consacrés par les gouvernements depuis un quart de siècle, la société civile et particulièrement l’entreprise introduit une inégalité. La critique du caractère parfois peu opérant, et même hypocrite, de la seule référence à l’égalité formelle des droits est donc justifiée. Il n’est alors pas étonnant ensuite qu’une sorte de conscience victimaire amène à valoriser l’origine ainsi stigmatisée. Il ne faut pas que la grandeur des principes soit démentie par la bassesse des pratiques. Dit autrement : nous devons reconnaître que la République réellement existante, comme on parlait du socialisme réellement existant, a cessé sur plusieurs points d’être républicaine.
Mais il est simpliste et même juvénile d’y voir un mouvement social. Il fallait entendre la fraction de militants qui ont obtenu lors de la Conférence Nationale des Comités Locaux d’Attac, que le communiqué de l’association demandant au Président de la République, l’amnistie pour les manifestants arrêtés par les forces de l’ordre pendant le mouvement anti-CPE, demande en même temps l’amnistie pour les jeunes auteurs de violence pendant novembre 2005. C’est une grave erreur d’y voir une même séquence historique. La misère aux multiples facettes dans laquelle se retrouve ces jeunes qui passent à l’acte demande une remédiation qui ne peut que pâtir des discours manichéens qui justifient et héroïsent les actions violentes en leur fournissant une explication stéréotypée. La naïveté n’est pas de mise. Toute violence au sein du peuple doit être déclarée illégitime.
Pour Catherine Kintzler « Toute comparaison, même rhétorique, avec un mouvement populaire ou même une révolte, est elle-même inique. Un mouvement populaire peut être violent, mais personne dans le peuple n’en craint la violence car elle s’exprime toujours dans un cadre, dans un « service d’ordre ». Un mouvement populaire s’attache à créer des solidarités qui ne reposent ni sur des lieux ni sur des identifications substantielles (d’ethnie, de religion, de sexe, d’âge) mais sur des analyses et des revendications claires, exprimées dans la langue commune à tous. Il s’adresse à des interlocuteurs désignés, il s’expose et s’affiche en plein jour, à visage découvert dans le centre des villes. Il se déplace pour témoigner, il se dépayse. Il réunit hommes et femmes, jeunes et vieux. Or ici nous avons l’aphasie, le repli sur de territoires considérés comme des chasses gardées, l’obscurité, l’exclusivité masculine ».
Les études socio-psychologiques consacrées à cette jeunesse qui passe à la violence révèlent des personnes gravement immatures et perturbées, plus qu’intrinsèquement violentes et immorales. Il est absurde d’en faire une sinistre avant-garde révolutionnaire, alors que beaucoup sont incapables de se définir comme des sujets. Les banlieues françaises ont déjà connu depuis les années 80 de telles flambées de violence. La différence est que l’idéologie du bloc des Indigènes de la République et autres collectifs du même type, se sont propagés. Elles donnent une apparence de sens, une identité à l’improvisation chaotique d’une jeunesse en manque de repères.
La grande majorité des habitants des banlieues désirent le plein emploi, davantage de services publics, de meilleures conditions d’habitat, plus de pouvoir d’achat, plus de sécurité, un vivre ensemble laïque. C’est sur ce terreau-là qu’une dynamique anti-libérale positive peut et doit se développer.
Immigration, néolibéralisme et intégration républicaine
Le seul débat qui semble compter réellement dans le mouvement social est celui qui porte sur la régularisation de tous les sans papiers. Ce qui équivaut, pour beaucoup d’associations qui soutiennent ces revendications, à demander l’ouverture complète des frontières, dans la mesure même où il y a le refus de considérer qu’il puisse être légitime de poser des critères de régularisation. Sans ambages, il nous paraît impossible de laisser libre cours à une immigration incontrôlée. Cela déstabiliserait les structures politiques sociales des pays d’immigration et serait fatidique pour eux si ils renonceraient à décider souverainement qui a le droit et ne l’a pas de s’installer sur leurs territoires. Le discours compassionnel et purement émotif ne fait pas une politique.
La libre circulation et surtout d’installation de la force de travail est une revendication capitaliste reprise par l’extrême gauche communautariste. Le déclin démographique que connaît aujourd’hui l’Europe, représente le risque pour les possédants que la pression sur les salaires ne se fasse plus forte. Comment ne pas vouloir reconnaître que le capitalisme utilise l’immigration pour développer le travail au noir. Depuis la décision de Valéry Giscard d’Estaing du 3 juillet 1974, aucun gouvernement néolibéral ou social-libéral n’a combattu le travail au noir. Le travail au noir est une cinquième colonne visant à détruire le système de protection sociale de l’intérieur pendant que la concurrence entre travailleurs du monde entier vise à le détruire de l’extérieur.
Le capitalisme utilise le libre-échange comme moyen de détruire toutes les solidarités. Il faut donc combattre en même temps les quatre types de libre-échange : celui des capitaux, celui des services, celui des produits agricoles et manufacturés, et celui de la force de travail. Pour pouvoir combattre le travail au noir, il convient en premier lieu de régulariser tous les sans-papiers, et pour éradiquer le travail au noir de créer des brigades d’intervention d’inspecteurs du travail. Sans la régularisation des sans-papiers, nous restons dans l’hypocrisie en étant complices du travail au noir. En même temps, et en l’annonçant massivement, on doit pratiquer une politique restrictive de l’immigration pour protéger le système de protection sociale. Nous devons donc être d’accord sur le droit de circulation des personnes mais pas sur le droit d’installation pour tous les habitants de la planète. Il faut avoir le courage à gauche de définir une politique de l’immigration. On doit également revoir de fond en comble la politique concernant le droit d’asile, qui est aujourd’hui évanescente. Parallèlement, il convient d’annuler immédiatement la dette des pays du tiers monde et de doubler l’aide aux pays en voie de développement. Puis de tripler cette aide au cours d’un processus quinquennal. Le produit de cette aide ira principalement au financement des systèmes de protection sociale et écologique dans les pays du Sud. Cette aide ne doit pas alimenter les bourgeoisies compradores et les dictatures existantes et être contrôlée par des instances nationales, européennes et internationales.
Concomitamment, il convient d’opposer au libre-échange, un néo-protectionnisme altruiste, social et écologique. Contrairement aux protectionnismes de droite et de la gauche social-libérale qui taxaient sur les différences de prix et dont les pays riches gardaient le produit de ces taxes dans leur budget, notre néo-protectionnisme est révolutionnaire, social et écologique. Il s’agit de taxer les produits entrants uniquement en fonction du différentiel de protection sociale et écologique entre le pays exportateur et le pays importateur. Un exemple : on ne va pas forcer les Américains à signer le protocole de Kyoto. Nous devons respecter leur choix souverain, mais ils doivent respecter le nôtre. Un néoprotectionnisme social et écologique nous permet alors de taxer fortement les produits des industries américaines qui émettent du CO2 au dessus du seuil autorisé par le protocole de Kyoto. Le produit de la taxe serait versé via un organisme international à construire sous l’égide de l’ONU pour financer les systèmes de protection sociale et écologique du pays exportateur. Lorsque l’écart baisse entre les systèmes de protection, les montants des taxes baissent en proportion. Par contre, il y a libre-échange entre les pays à protection sociale et écologique équivalent. Ce système devra fonctionner aussi bien dans les échanges avec les pays non européens que dans les échanges intra-européens. Ce système serait un puissant levier pour organiser le développement rapide des systèmes de protection sociale et écologique des pays du Sud.
La seconde question clé est celle de l’intégration républicaine, pas celle de l’immigration prise en elle-même. Accueillir des hommes, ce n’est pas les juxtaposer dans des ghettos, mais les faire participer à un monde commun. Or le développement d’un monde commun comporte des exigences. Tout n’est pas compatible en effet dans les normes et les usages. Le travers que l’on trouve dans une certaine gauche « culturelle » qui aime à ressasser les différences, relève d’une confusion entre intégration républicaine et assimilation négatrice de toute différence. L’intégration, pour nous, c’est l’égalité et la nationalité, c’est-à-dire la citoyenneté. Ce qui suppose qu’on facilite largement l’accès à la nationalité. Nous militons pas une dialectique juste entre l’intégration et le désir d’affirmation identitaire qui doit rester dans la sphère privée de chacun. Cela passe par la définition de critères légitimement exigibles au titre du bien commun. C’est au regard des principes universels de la République, qu’on pourra faire le partage entre l’intégration et les coutumes spécifiques, l’héritage culturel. Par exemple, l’égalité des sexes qui est constitutionnalisé passe avant toutes autres considérations ethniques ou religieuses. En revanche, les pratiques quotidiennes ou le patrimoine esthétique et affectif, doivent être respectés en leur libre affirmation.
Mais que pourrait bien signifier « l’intégration » si la nation civique continue à se disloquer en communautés identitaires rivales les unes des autres ?
L’ethnorégionalisme ou le retour à l’Ancien Régime
Les mouvements régionalistes séparatistes ou indépendantistes bénéficient d’une grande complaisance d’une frange de la mouvance altermondialiste. Les accointances d’un certain nombre de membres d’Attac avec la fondation Manu Roblès qui est une organisation nationaliste basque en sont un exemple récent. L’ethnorégionalisme qui enferme l’individu dans une appartenance prédéterminée et qui est souvent dépourvu de faculté autocritique est à combattre comme toutes les formes de communautarisme. Après s’être rallié au traditionalisme au moment de la révolution française, puis dans plusieurs cas s’être discrédité par des actes de collaboration, l’ethnorégionalisme prône aujourd’hui une Europe des régions qui favoriserait des ensembles régionaux ethniquement homogènes. Outre que cela va à l’encontre du projet républicain qui se fonde sur la non-segmentation de l’humanité, le mouvement identitaire régionaliste européen participe à l’expansion du capitalisme en contribuant à l’affaiblissement des Etats.
Bernard Cassen a souligné l’alliance objective entre le néolibéralisme et l’ethno-régionalisme : « pour la Commission européenne » écrit-il « il y a dans l’Union un étage de trop qu’elle ambitionne de réduire, d’éliminer, celui des Etats. Il est vrai qu’elle se situe dans une logique ultra-libérale qui détruit les solidarités et les services publics, et cela donne la clef de ses positions en direction des régions, y compris dans le domaine linguistique. Pour la commission de tout évidence, mieux vaut trois cent cinquante régions sous sa coupe, que d’avoir en face de soi quinze Etats dont la force est une source d’ennui. » Et de poursuivre « la logique de l’émiettement, de l’atomisation et de la balkanisation (…), c’est pain béni et c’est exactement ce que demandent les multinationales ». Par ailleurs comment ne pas voir que dans les velléités d’indépendance de régions riches comme le Pays Basque, la Catalogne ou la Bretagne, se trouve la volonté de sortir de la solidarité nationale grâce à la péréquation.
On voudrait ici s’arrêter sur un point : le discrédit jeté sur l’idée même de nation par les néolibéraux et la gauche communautariste. Pour les propriétaires du capital cela n’a rien d’étonnant. Le fait que les conquêtes sociales aient reçu une définition essentiellement nationale n’est pas anodin. La nation, corps social et politique souverain, est à ce jour le seul cadre pertinent dans lequel a pu et peut se manifester la lutte des classes. Quand à certaines personnes et courants politiques de gauche, poser leur la question de savoir si la référence à la nation est utile, et tout de suite vous êtes assimilé à un nationaliste, un souverainiste. La nation est pour eux le spectre. Cette vision étriquée de la nation, prisonnière du schéma intellectuel de l’extrême droite, trouve sa source dans la mobilisation abusive de la « nation » dans les pires oppressions de l’Histoire.
Or pour Hannah Arendt, l’origine du colonialisme et de l’impérialisme ne se trouve pas dans la construction d’un espace politique national mais dans les conditions « extérieures », c’est-à-dire en grande partie les intérêts du capital. Pour sortir de l’aporie des thuriféraires de la mondialité, il faut voir que le global est une régression car il annihile le citoyen, parce qu’il y a absence d’un monde commun. Ce qui est surprenant au premier abord, c’est que se sont les mêmes qui portent une oreille bienveillante aux nationalistes bretons, basques, corses au non du droit à l’autodétermination. Le militant nationaliste breton serait le nouveau fellagha. Le sentiment national est à soutenir mais si une nation advient, dés lors elle tourne le dos à la modernité. Drôle de dialectique… L’erreur d’une partie de la gauche se trouve dans l’incapacité à penser ce qu’est la nation citoyenne en France.
Contrairement à d’autres nations où la référence au sang, au monarque ou à la religion tient lieu de socle, la nation française républicaine place en son cœur la citoyenneté, le pouvoir du peuple, le droit du sol, l’exercice de droits et de devoirs politiques. Cette conception de la nation, certes n’est pas totalement étrangère de la conception culturaliste. En effet pour participer à la communauté politique, cela demande quelques critères comme par exemple une langue commune. C’est une chose de reconnaître cela, de penser cette dialectique, s’en est une autre de célébrer la fin des nations, et par voie de conséquence laisser le sentiment de dessaisissement des couches populaires au Front national. Remarquons que dans la mesure où la nation républicaine ne reconnaît aucun ethnicisme dominant, elle est la plus à même d’être pluriculturelle.
Autre argument de taille des zélateurs du mondialisme sans entrave : l’interdépendance de la mondialisation annihilerait l’Etat social et la nation. Nous ne sommes pas d’accord sur ce que recouvre le concept de souveraineté. Jamais dans l’histoire, les Etats ont été totalement souverains, au sens où ils ne rencontreraient aucun obstacle à l’extérieur à leurs décisions politiques. La théorie de la souveraineté qui s’élabore dés la Renaissance, porte en elle, une transformation radicale des structures politiques : nous passons d’une organisation politique dominée par l’Eglise, les pouvoirs locaux et souvent l’Empire, à une organisation basée sur le pouvoir du peuple qui débouchera sur le « concert des nations ».
Néanmoins nous n’affirmons pas que la nation soit un cadre géographique indépassable. Si l’échelon européen ou mondial devenait le meilleur cadre pour que la souveraineté du peuple s’exprime nous n’aurons aucune prévention à nous y rallier. Il faudrait alors que les peuples se transforment en un seul et même peuple et cela demande une diachronie longue pour que cette transition se fasse. Nous n’en sommes pas là. Une République ne peut déléguer sa souveraineté que si cela permet une meilleure protection des libertés contre la domination. N’en déplaise à la nouvelle gauche libertaire, l’Etat n’est pas qu’une glaive, c’est aussi un bouclier. En exprimant la volonté générale, il affirme la prééminence de la loi sur l’arbitraire. Si nation et mondialisme s’opposent, il n’y a en revanche aucune contradiction entre nation et internationalisme. Et là où le renforcement du pouvoir régional se révèle légitime, la prudence s’impose en prenant garde que cela ne recouvre pas les intérêts particuliers d’une communauté ethnique fantasmée.
LA REPUBLIQUE SOCIALE ET LAÏQUE : UN PROJET MAJORITAIRE DANS LE PEUPLE
Le mot républicain est devenu un idiome : tout le monde l’est pour souligner que la distance entre les différents groupes politiques n’a cessé de se rétrécir. Les multiples appels à la République ont un contenu évanescent. La république, nous dira-t-on, n’est pas, en soi, et dans l’histoire, une valeur de gauche. Certes, il existe des républicains de droite. Mais ils cantonnent le pouvoir des citoyens à la sphère du politique pendant que les républicains conséquents qui ne peuvent pas ne pas être de gauche, luttent inlassablement pour que la démocratie, la citoyenneté ne s’arrête plus devant la porte des entreprises.
La question sociale reste le point de divergences majeures entre les différentes familles républicaines. Dans la lignée de Jaurès, les uns considèrent les conflits sociaux comme dynamisant et générateur de bien commun alors que les autres y voient une atteinte au bien commun. Par ailleurs, la perte d’influence de la bourgeoisie nationale, qui était le pivot du rassemblement des républicains de droite du temps du gaullisme par exemple, est patente .La bourgeoisie internationale est aujourd’hui hégémonique à droite. Il ne peut donc plus y avoir de rassemblement organisé des républicains de droite. Cela s’est concrétisé par la montée du sarkozysme, qui réalise la synthèse entre le néo-conservatisme américain, et la vieille droite orléaniste, ralliée à la république faute de mieux. Il revient donc à la gauche de reprendre seule le flambeau de la république.
L’action est inséparable des principes. Si, sans action, les principes sont vides, l’action sans principes risque d’être aveugle et de perdre en efficacité. Sans principes clairs, qui s’articulent à l’intérieur d’un modèle cohérent, il n’est pas d’alternative sérieuse au néolibéralisme, principal agent de la dégradation progressive de la situation des citoyens et de leurs familles.
Les néolibéraux sont cohérents et ils sont conséquents. A cette cohérence, à cette conséquence, il faut opposer un modèle tout aussi cohérent et tout aussi conséquent. Le problème crucial que le mouvement social doit affronter aujourd’hui, c’est la construction d’un modèle politique capable de donner vigueur au projet d’opposition au néolibéralisme. Ce modèle doit remplir trois critères au moins : il doit être cohérent, il doit être efficace, il doit, enfin, recevoir le plus large soutien des couches populaires.
Historiquement, il y a eu trois modèles à partir desquels la gauche a lutté contre les dérives du capitalisme : le modèle du communisme soviétique, le modèle social-démocrate, et le modèle de la République laïque et sociale. Le premier est mort avec l’effondrement de l’empire soviétique. Le second découvre aujourd’hui son impuissance : ayant été construit contre le modèle communiste, le modèle social-démocrate s’est désormais considérablement affaibli et ne recueille aucun soutien des couches populaires. Le troisième, enfin, a perdu son influence politique en 1914 lorsque son théoricien, Jean Jaurès, a été assassiné. S’il a inspiré des conquêtes ponctuelles (en particulier le droit aux congés payés – création de l’Etat social en 1936 – le droit à la sécurité sociale, le droit à la retraite), il n’a jamais été appliqué durablement ni dans toute son extension. Si le modèle de Jaurès, qui réalise l’union du républicanisme et sa conception de la liberté aux revendications séculaires du mouvement ouvrier, constitue une référence à notre action, ce n’est pas parce que nous sacralisons le passé.
Si nous défendons le modèle de la République sociale et laïque, si nous cherchons à le diffuser grâce à l’éducation populaire, ce n’est pas par nostalgie : c’est parce que ce modèle nous semble être le plus efficace aujourd’hui pour reprendre durablement l’offensive face au capitalisme mondialisé pour défendre les intérêts des citoyens et de leurs familles de par le monde. La République est universelle dans son contenu, si elle est nationale dans sa forme : les droits de 1789 et ceux de 1946 sont d’abord les droits de l’homme. Elle est universelle car elle présuppose la capacité de tous les hommes à se diriger eux mêmes.
République sociale et laïque : dépassement des modèles antérieurs
Pour saisir ce qui caractérise, en propre, le modèle de la République sociale et laïque, on peut le confronter à ses deux concurrents, le modèle du communisme soviétique et le modèle social-démocrate.
Avec le modèle communiste, le modèle que nous défendons présente trois ruptures principales. En premier lieu, il garantit, non seulement des droits-créance, c’est-à-dire des droits à (à l’instruction, retraite, sécurité sociale, etc.), droits qui obligent la puissance publique et qui favorisent l’égalité effective, mais aussi des droits-liberté, c’est-à-dire des droits de (de vote, de grève, d’expression, etc.), droits qui limitent la puissance publique et qui circonscrivent l’espace de la liberté individuelle.
En second lieu, le modèle de la République sociale distingue égalité et égalitarisme. Il ne cherche à faire obstacle au déploiement des talents et à uniformiser les individus, mais, au contraire, à faire en sorte que chacun puisse atteindre son point d’excellence.
En troisième lieu, le modèle de la République laïque et sociale ne cherche pas à imposer un quelconque athéisme d’Etat. Il distingue en effet la laïcité, qui n’est pas une option spirituelle mais un principe, de l’athéisme : la laïcité n’est pas un courant de pensée parmi d’autres, elle ne professe rien, mais elle constitue la condition sans laquelle il n’est pas de coexistence des libertés possible.
Avec le modèle social-démocrate, le modèle de la République laïque et sociale présente également trois ruptures principales. A la différence du social-démocrate, le républicain ne reconnaît de statut politique qu’au citoyen et non à l’individu particulier : il refuse la communautarisation du corps politique, parce qu’elle conduit à la segmentation du peuple et à la différence de droits. En second lieu, le modèle de la République laïque et sociale repose sur la thèse selon laquelle le droit formel est insuffisant : pour que les citoyens puissent jouir réellement des droits qui leur sont garantis par la constitution, il faut créer les conditions d’effectivité de ces droits. Il faut que la puissance publique s’engage à mettre en oeuvre une politique de solidarité et à garantir des droits-créance ou droit sociaux. Quelle est la liberté du chômeur de contester une clause abusive du contrat qu’on lui propose si sa précarité rend l’acceptation de ce contrat pratiquement fatale ? Enfin, comme nous l’avons vu précédemment le modèle que nous défendons distingue la laïcité de la tolérance.
Lutter dans le mouvement social à partir d’un modèle cohérent
Si le modèle communiste sacrifie les « droits de » aux « droits à », si le modèle social-démocrate sacrifie les « droits à » aux « droits de », le modèle de la république laïque et sociale garantit aux citoyens à la fois des droits-libertés et des droits-créance. Car, pour que la liberté soit effective, pour que chacun puisse développer ses facultés, ses talents, bref, ce qui le singularise, il faut que la République garantisse aux citoyens le maximum de droits possible, qu’elle assure un maximum de protection sociale, bref, qu’elle soit sociale. Les néolibéraux se trompent lorsqu’ils affirment que les droits sociaux étouffent les individus, les mettent sous tutelle et les uniformisent. C’est le contraire qui est vrai. Sans les droits sociaux, la liberté reste un mot vide. De l’idéal romain de la frugalité, à « la sociale » pour laquelle luttait le mouvement ouvrier en 1848, en passant par l’égalitarisme rousseauiste, nous y voyons le même fil directeur : pas de République sans égalité.
Les principes constitutifs du modèle de la République sociale et laïque
Pour saisir le modèle social de Jaurès dans toute sa cohérence, il importe d’en déployer les principes. Les trois principes historiques sur lesquels repose ce modèle sont : liberté, égalité, fraternité. Nous en ajoutons six autres : laïcité, démocratie, solidarité, sûreté, souveraineté populaire, développement durable. Ces six autres principes viennent moins compléter les trois premiers que les déterminer : il n’est pas de liberté, d’égalité, de fraternité effectives sans la mise en oeuvre des six autres principes.
Ainsi, il n’est pas de liberté réelle sans sûreté, ni sans démocratie. Sans sûreté, d’abord : lorsque la loi du plus fort règne, tout le monde vit dans la peur, et personne n’est libre. On ne peut espérer que les citoyens militent pour changer le monde, si il n’ y pas un climat de confiance. Sans démocratie, ensuite : pour que les citoyens soient libres, cela va de soi, il faut bannir toutes les formes d’oppression. Il faut que les citoyens puissent prendre en main leur destin politique et désigner leurs représentants par la voie des urnes. Cela implique l’instauration du suffrage universel, bien sûr, mais également une diffusion la plus large possible de l’information, l’organisation d’un débat équitable et raisonné. Cela n’est possible qu’en limitant drastiquement la propriété privée dans le secteur des médias. Les médias, pour autant, ne devraient pas passer sous la coupe de l’Etat. C’est du côté du secteur coopératif et autogestionnaire, qu’il faut aller voir.
De la même manière, il n’est pas d’égalité réelle sans laïcité, ni sans souveraineté populaire. Sans laïcité puisque celle-ci est le seul principe qui garantisse l’universalité des droits et la non-segmentation du corps politique. Mais aussi sans souveraineté populaire car, pour que l’égalité ne soit pas un vain mot, il faut que les citoyens n’obéissent qu’aux lois dont ils sont les auteurs, ce qui implique des élections au suffrage universel direct. Jean-Jacques Rousseau rappelle dans Du contrat social que la liberté est obéissance à la loi qu’on se donne à soi-même, alors que la servitude est dépendance et soumission à autrui. Il est urgent de refonder la souveraineté populaire car le principe de base de la démocratie politique moderne « un homme, une voix » s’accommode mal de la tyrannie des marchés « une action, une voix » et du transfert des décisions à une échelle mondiale où le citoyen ne peut avoir de prise car la démocratie et la république y sont absentes actuellement. De même qu’il est indispensable de penser la 6e république. Aujourd’hui le présidentialisme va à l’encontre de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui affirmait que la souveraineté réside dans la nation. C’est tous les jours que peuple doit être souverain et pas seulement un jour tous les 5 ans.
Il n’est pas, enfin, de fraternité réelle sans solidarité ni développement durable. Sans solidarité entre les citoyens qui organisent la redistribution équitable des richesses. Sans solidarité entre les générations actuelles et à venir, enfin, ce qui suppose une politique de développement durable en matière d’utilisation des ressources naturelles et, en particulier, des énergies.
Nous devons aller à l’encontre d’une certaine forme de bien-pensance sinon le mouvement altermondialiste est condamné à se singer lui-même jusqu’à l’épuisement. Comme disait Jean Jaurès, la vérité est dans la contradiction. Aucune question, qui traverse le peuple, ne doit faire l’objet d’un débat interdit. La République sociale et laïque témoigne de la nécessaire articulation entre la tradition républicaine, issue de l’histoire philosophique et politique de la modernité et de la perspective d’un socialisme raisonnable à travers la figure de l’Etat social, tout comme elle atteste du caractère à bien des égards inachevé de la République. Cet inachèvement de la République doit engager les internationalistes laïques et républicains à « pousser la république jusqu’au bout » et donc d’aller vers une nouvelle révolution républicaine.
Par Bernard Teper (membre fondateur d’Attac, président de l’Union des Familles Laïques)