Le 16 juin, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a donc siégé sur l’affaire Baby-Loup. Le licenciement en décembre 2008 de Mme Afif, salariée ayant décidé de porter un voile religieux en violation du règlement intérieur de la crèche, et refusé d’obtempérer à sa mise à pied consécutive, aura déclenché depuis 6 ans au moins 5 instances judiciaires. Ce n’est probablement pas fini.
L’UFAL a informé ses adhérents et les lecteurs de ses publications depuis le début de l’affaire. On rappellera que ce licenciement, confirmé par le conseil des prud’hommes en 2010, puis par la Cour d’appel de Versailles en 2011, avait été annulé par la chambre sociale de la Cour de cassation le 19 mars 2013. La Cour d’appel de Paris, devant laquelle il avait été renvoyé, l’a de nouveau confirmé le 27 novembre 2013 : arrêt contre lequel la salariée s’est derechef pourvue. En évitant l’excès de « juridisme », essayons de comprendre les enjeux.
Baby-Loup : une association victime d’épuration communautariste
En réalité, ce conflit du travail n’est que la partie émergée d’une affaire significative qui doit alerter les citoyens. L’association Baby-Loup, œuvrant à l’accueil 24 h/24 et 7 jours/7 des jeunes enfants dans une zone défavorisée, ainsi qu’à l’insertion professionnelle des femmes du quartier (dont Mme Afif elle-même), a été la cible d’une offensive communautariste locale, parce qu’elle avait fait le choix de la neutralité religieuse. La multiplication des menaces et actes de malveillance a abouti à chasser la crèche du quartier en 2013. Mme Afif paraît n’être qu’une pièce de ce dispositif de « nettoyage communautariste ». Ce « non-dit » de l’affaire a été à juste titre rappelé par l’avocat de la crèche, Me Spinozi, devant la Cour de cassation. Cette fois, l’association-employeur n’est pas le « fort », mais la victime.
Baby-Loup, qui a déménagé à Conflans-Sainte-Honorine, est en situation précaire, à laquelle seuls peuvent parer la commune et la CAF par leurs subventions, les services du conseil général par leur autorisation. Les dons militants restent nécessaires1!
Des questions de fond pour la laïcité, donc pour la République
Au-delà de Baby-Loup, l’annulation du licenciement le 19 mars 2013 par la chambre sociale de la Cour de cassation est source d’inquiétudes plus générales : la laïcité serait-elle devenue un monopole d’État, interdit aux associations privées ? La neutralité religieuse est-elle ou non un choix licite en matière notamment éducative ? Le Code du travail est-il conforme à la Constitution et aux conventions internationales en ne protégeant contre la discrimination que les convictions religieuses, politiques et syndicales, et pas les autres ?
Les prises de position hâtives (sans considération de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris) de l’Observatoire de la laïcité, essentiellement soucieux d’éviter au gouvernement un débat législatif2, n’auront pas clarifié le problème. Au moins les interventions devant la Cour de cassation viennent-elles d’apporter des précisions utiles. Des éléments de réflexion juridique ont été fournis aux lecteurs d’UFAL-Flash le 11 juin dernier : la plupart d’entre eux ont été confirmés le 16 juin. Nous donnons ici nos impressions de séance, de façon subjective assumée, en militant de la laïcité.
Le conseiller-rapporteur a recentré l’affaire
Faute d’avoir pu disposer de ses écritures, relevons que le rapporteur a écarté tout « procès du voile », rappelant qu’il ne s’agissait que de la licéité des restrictions apportées à la liberté de manifester sa religion. Il a renvoyé à la Cour le soin de décider si la justification de ces restrictions était séparable ou non de l’invocation, par l’arrêt de la Cour d’appel attaqué, de « l’entreprise de conviction ». Point important, car cette dernière notion est fragile juridiquement, comme rappelé dans UFAL Flash du 11 juin, et pourrait faire s’écrouler tout le raisonnement justifiant le licenciement si elle était jugée inséparable, voire fondamentale.
Des prétentions de la salariée en retrait
L’avocate de Mme Afif nous a paru défendre une position très en retrait de celles invoquées devant les précédents juges. Recourant aux subtilités du droit social, elle a contesté le licenciement pour « faute grave » (sans indemnité), soutenant qu’il ne pouvait s’agir que d’un « trouble objectif », et demandant à la Cour de le requalifier ainsi – mais non de le dire « sans cause réelle et sérieuse » (ce qui entraînerait de lourdes indemnités, mais aussi la mort financière de Baby-Loup). Elle a suggéré une cassation avec renvoi partiel, manifestement pour préserver les chances de sa cliente d’obtenir une compensation financière.
Au passage, elle a fortement souligné les risques d’une jurisprudence qui pourrait, selon elle, permettre à tout employeur de limiter abusivement les droits d’expression de ses salariés. Elle a ainsi largement exploité le cas de l’entreprise Paprec (laïcité sans lien avec l’objet social de l’entreprise : la récupération). Évidemment, elle a rejeté la notion d’entreprise de conviction.
Une défense de Baby-Loup facilitée par l’avis du Parquet général
Tout en se gardant de fonder son raisonnement sur la notion « d’entreprise de conviction », qu’il savait rejetée par le Procureur général, l’avocat de Baby-Loup a soutenu que celle-ci était suffisamment établie par la Cour européenne des droits de l’homme pour ne pas avoir besoin de l’intervention du législateur en France. Il a préféré développer l’idée que le droit commun suffisait à justifier la neutralité religieuse de la crèche, qu’il a qualifiée de « consubstantielle » à son activité, se dissociant au passage de l’exemple de Paprec. Il a repris les arguments fondés sur le droit des enfants à la liberté de conscience, et celui des parents à faire donner à leurs enfants une éducation conforme à leurs convictions, ainsi que la notion « d’exigence professionnelle essentielle et déterminante » (voir notre article cité d’UFAL-Flash).
In fine, Me Spinozi a recouru à un argument reprenant habilement l’arrière-pensée de l’Observatoire de la laïcité : en validant le licenciement, vous éviterez le recours au législateur.
Une construction conséquente du Procureur général
L’avis du Procureur général, dont les deux parties ont tenu compte pour leur présentation orale, correspond globalement à ce que nous en avions pressenti dans UFAL-Flash. Tout en rejetant la notion d’entreprise de conviction, qu’il choisit de considérer séparément (donc comme « motif surabondant », voir notre article), il estime licites les limitations apportées par Baby-Loup à la liberté d’expression religieuse de ses salariés, et conclut au rejet du pourvoi (ce qui valide le licenciement).
Apportant une pierre au débat juridique, il souligne – ce que n’a pas vu la chambre sociale dans son arrêt du 19 mars 2013 — que le Code du travail opère une distinction claire entre atteintes aux libertés (art. L.1121-1), justifiant dommages et intérêts, et discriminations (art. L.1132-1), entraînant la nullité de la mesure. Il écarte ainsi la discrimination religieuse, puisqu’il n’est pas établi que d’autres salariés musulmans auraient été licenciés par Baby-Loup.
Retenant donc seulement l’atteinte à la liberté de manifester sa religion (à distinguer de celle de croire), il démontre qu’elle est en l’espèce permise par la loi3, légitime, et proportionnée – donc licite. Trois arguments sont invoqués pour sa légitimité :
- la protection de la liberté de conscience des jeunes enfants (art. 14 de la Convention des droits de l’enfant, comme cité par la Cour d’appel de Paris) ;
- le droit pour les parents de choisir un cadre éducatif religieusement neutre4, que le nombre insuffisant de crèches publiques ne peut garantir ;
- la liberté associative.
Les citations de M. le Procureur général ne sont pas dénuées de saveur : pour la liberté de conscience des enfants, l’avis du 1er septembre 2011 du Haut Conseil à l’Intégration (mis en extinction par le pouvoir actuel !) ; pour les places en crèches publiques, l’Observatoire de la laïcité lui-même…
Sur la proportionnalité, l’avis reprend les arguments de la Cour d’appel : l’interdiction de manifester sa religion n’était ni générale ni imprécise – compte tenu, ajoute-t-il, de la taille réduite de la crèche, faisant que chaque salarié pouvait être en contact avec les enfants.
On retiendra au passage que le Procureur général est le seul intervenant à invoquer la liberté associative, grande oubliée du débat, mais principe fondamental reconnu par les lois de la République, à valeur constitutionnelle. Il rappelle que 10 % des crèches privées sont confessionnelles : n’est-ce pas admettre implicitement qu’il puisse en exister des « neutres », comme nous le soutenons à l’UFAL, étant nous-mêmes association laïque5?
La question de l’entreprise de conviction laïque intéresse l’UFAL
Enfin, les arguments invoqués pour écarter l’entreprise de conviction méritent examen. Nous avons écrit nous-mêmes que cette qualification n’était pas nécessaire en l’espèce : cela ne veut pas dire qu’elle n’ait pas d’intérêt en général. Comment admettre en effet que seuls les organismes religieux soient autorisés à exiger de leurs salariés une attitude conforme à leur éthique propre6?
On peut comprendre (et approuver) la prudence du Procureur général : par souci d’efficacité, il ne tient pas à proposer à la Cour de s’engager sur la voie incertaine d’une construction jurisprudentielle, qui surtout heurterait de front une certaine tradition juridique française. Mais il sème quelques cailloux utiles sur sa route.
Ainsi, et contrairement aux affirmations répandues après l’arrêt du 19 mars 2013 de la chambre sociale de la Cour de cassation, il souligne que la France peut parfaitement à l’avenir se doter d’une législation permettant les entreprises de tendance. En revanche, on ne peut le suivre quand il affirme qu’en France « aucune loi ne régit les entreprises de conviction » : c’est inexact, en particulier dans le domaine des établissements scolaires privés sous contrat (lois Debré, Guermeur7), dont le « caractère propre » peut être confessionnel… ou laïque.
Par ailleurs, tout en citant à bon droit la reconnaissance par Cour européenne des droits de l’homme de « convictions laïques » (comme nous l’avons à plusieurs reprises rappelé), il relève qu’elles ne s’appliquaient en l’espèce qu’à des individus, non à des entreprises. Certes, mais par définition, la liberté associative permet aux individus de se regrouper, en fonction notamment de leurs convictions communes ! L’UFAL est ainsi une association de familles attachées par conviction à la laïcité (comme il en existe d’autres à caractère confessionnel), et reconnue comme telle en application de la loi.
En revanche, ce que n’a pas manqué de contester Me Spinozi, reprenant la parole au nom de Baby-Loup, le Procureur général semble réserver la qualification « d’entreprise de conviction » à des organismes menant « le combat laïque ». Ce n’est pas, dit-il, le cas de Baby-Loup, dont la neutralité constitue, non le but, mais le moyen de développer le « vivre ensemble » dans un quartier communautarisé. La prudence est certes compréhensible devant une assemblée peu encline au militantisme laïque. Pourtant, il en va de même de la quasi-totalité des organismes et associations « laïques » (y compris celles liées à la Ligue de l’enseignement !), qui ont pour objet des actions éducatives, culturelles, sociales, sportives, etc., et recourent pour cela à la neutralité comme moyen ! Quant aux organismes confessionnels, quoique reconnus comme entreprises de tendance, ils sont loin de se livrer tous au militantisme voire au prosélytisme.
Nous saurons le 25 juin ce qu’a décidé la Cour de cassation. Quoi qu’il en soit, n’attendons aucune portée trop générale de sa décision si elle est positive (maintien du licenciement), mais craignons le pire si elle est négative. Dans tous les cas, l’intervention du législateur sera nécessaire pour mettre fin au « deux poids, deux mesures » du Code du travail qui favorise indument les seuls organismes religieux ou politiques.
- Chèques à : Association Baby-Loup – 1, rue Camille Pelletan 78700 CONFLANS-SAINTE-HONORINE [↩]
- Cf. interview de Jean-Louis Bianco dans Libération du 16 juin 2014. [↩]
- Convention européenne des droits de l’homme, art. 9, 2 « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. » [↩]
- A rapprocher de l’art. 2 du Protocole 1 de la Convention européenne des droits de l’homme (non cité) : Droit à l’instruction « Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’Etat, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. » [↩]
- Et comme semblent le nier la Ligue de l’enseignement et quelques organismes étiquetés laïques… [↩]
- Voir encore l’arrêt de Grande Chambre CEDH du 12 juin 2014 Fernandez-Martinez c. Espagne, (non-renouvellement du contrat d’enseignement religieux d’un ex-prêtre marié par l’Eglise). [↩]
- Paradoxe : des lois sur le fond anti-laïques reconnaissent aussi des établissements privés laïques sous contrat, comme l’est, depuis 1871, l’Ecole Alsacienne (Paris, 6ème) : ne boudons pas notre plaisir ! [↩]