L’auteure, professeur de droit public, s’appuie sur une expérience de formation dans le cadre du plan gouvernemental « Valeurs de la République et laïcité », pour traiter des questions qui y ont été concrètement posées par les stagiaires. Constatant l’étendue des « zones grises » de la laïcité, entre sphère publique et société civile, elle en profite pour tenter de baliser les espaces concernés. Ce sujet a déjà été abordé par Frédérique de La Morena, dans un ouvrage dont nous avons rendu compte, Les frontières de la laïcité, dans une perspective moins concrète, mais sans doute plus militante.
Les questions permettent d’aborder plusieurs chapitres : le « faux-ami » qu’est l’espace public ; la « laïcité-neutralité » : ses ambiguïtés, et ses frontières ; la situation des agents et des usagers du service public ; l’école publique (« un lieu à part ? ») ; les associations : chargées d’une mission de service public, ou bénéficiant d’un financement public ; enfin, les associations « de conviction laïque ».
La rigueur juridique est au rendez-vous, non sans une discrète ironie, par exemple quand l’auteure relève « l’empire du droit mou », faisant allusion aux multiples Chartes, sans valeur juridique, utilisées pour tenter de régler les problèmes sectoriels. Elle se méfie également de l’interprétation libérale et « pacificatrice » de la loi de 1905 mise en avant par les pouvoirs publics, qui réduit la laïcité à la liberté de religion. Ainsi, le slogan « vivre ensemble » et « la rhétorique de la valeur » qui l’accompagne risquent de conduire à des interprétations extensives (la laïcité comme « mode de vie »), ou au contraire à la recherche de la coexistence des seules religions. Fine et juste analyse.
Les territoires disputés sont clairement définis par G. Calvès, qui distingue la sphère publique (collectivités et services publics), la société civile, et la sphère intime. Toutefois, l’espace public maladroitement défini par la loi du 11 octobre 2010 (dite « loi burqa ») ne nous paraît pas, contrairement à l’auteure, mélanger la sphère publique et la société civile : il relève entièrement, à notre avis, de la seconde. La difficulté vient de l’intersection entre les deux espaces provoquée par « les usagers » des services publics.
Sur ce point, on regrettera que l’auteure ne conteste pas davantage la tendance officielle à limiter la laïcité du service public à la « neutralité religieuse » de ses agents, alors qu’elle concerne également les usagers. La question 21 « droits et obligations des usagers » donne bien une réponse en ce sens, mais affaiblie par la seule référence au « droit mou », ou « non écrit ». Or on pouvait y faire figurer le droit positif conventionnel : ainsi, la Cour européenne des droits de l’Homme a « pris acte » qu’à l’hôpital public français « il est demandé également aux usagers, qui ont pourtant la liberté d’exprimer leurs convictions religieuses, de contribuer à la mise en œuvre du principe de laïcité (…) »((Ebrahimian c. France, 26 novembre 2015.)).
Gwénaële Calvès a incontestablement réfléchi, depuis l’affaire Baby-Loup, à la question des « convictions laïques » : pourquoi, demande-t-elle, seules les convictions religieuses pourraient-elles justifier des « entreprises de tendance » ? La laïcité serait-elle un « monopole » de la puissance publique ? Être « de conviction laïque », l’auteure le dit excellemment, c’est être « profondément convaincu », indépendamment de ses propres options spirituelles ou philosophiques, « que la laïcité est le régime qui garantit, mieux que tout autre, la liberté et l’égalité ».
Sur l’arrêt de la Cour de cassation du 25 juin 2014 qui a mis fin au contentieux Baby-Loup, on nous permettra de ne pas partager la déception de l’auteure, trop centrée sur « l’entreprise de tendance ». La Cour, en déniant ce caractère à la crèche, en donne bien en creux sa définition : avoir « pour objet » « de promouvoir ou de défendre des convictions »2. Notons par ailleurs que l’arrêt tranche clairement et simplement l’affaire en justifiant l’obligation de neutralité des salariés en contact avec les enfants et les parents par la « nature de la tâche à accomplir », comme prévu par le Code du travail : or il n’est pas neutre de juger que la tâche d’éduquer des jeunes enfants suffit à motiver la neutralité religieuse !
Au nom de l’existence des « convictions laïques », qu’elle défend à bon droit vigoureusement, G. Calvès se dit « perplexe » devant le slogan « la laïcité n’est pas une opinion, c‘est la liberté d’en avoir une »3. Elle conteste que la laïcité soit envisagée comme « forme vide ». Or, partisans nous-mêmes de la laïcité « cadre vide » (c’est une forme, non une substance), nous n’en défendons pas moins les « convictions laïques » : en quoi cela serait-il contradictoire ? Après tout, la République n’est pas une opinion, mais il y a bien des « opinions républicaines » ! C’est que le droit seul, avec sa logique binaire, ne peut rendre compte de la philosophie qui fonde, depuis au moins un siècle et demi, l’engagement laïque.
Voilà sans doute la limite de cet ouvrage, par ailleurs très estimable : la forme « réponses quasi-officielles à des questions pratiques » contraint l’auteure, dans le cadre des formations auxquelles elle participe, à une prudence qui l’éloigne des préoccupations militantes. Sa bibliographie va ainsi de Jean Baubérot à Catherine Kintzler, en passant par Philippe Portier et Olivier Roy. Son souci de tenir compte de « la diversité des convictions laïques », s’il la conduit à juste titre à dénoncer dans « le dialogue interconfessionnel » une « conception bien étrange de la laïcité », ne la préserve pas de la dichotomie manichéenne (et fausse) : laïcité « de reconnaissance » vs « séparatiste ». Seul le droit serait donc recevable ? On en doute, car, comme le montre pertinemment l’ouvrage, ce droit est muet sur bien des points, et « flou » sur beaucoup d’autres. De surcroît –ce que n’ose écrire l’auteure-, le Conseil d’État ne figure pas parmi les amis de la laïcité((On regrettera que l’auteure paraisse emboîter le pas au CE en écrivant qu’une statue de la vierge ou « une crèche de la Nativité installée par des autorités publiques » auraient une signification « non pas religieuse, mais culturelle ». À moins qu’il ne s’agisse d’en faire ressortir implicitement l’absurdité ?))…
De l’ouvrage de Gwénaële Calvès, on conseillera donc une lecture critique : d’une part pour déchiffrer, entre les lignes, des options personnelles souvent dignes d’intérêt ; d’autre part, pour faire le tri entre les réponses par trop officielles (style « Valeurs de la République ») et celles qui prennent des positions rigoureuses, voire novatrices. Ces dernières mériteraient, à notre avis, d’être développées dans un contexte moins pédagogique et plus autonome, où Gwénaële Calvès pourrait dire sans détour ce qu’elle pense vraiment, elle.
- G. Calvès omet de faire référence au principe constitutionnel de laïcité de l’enseignement public, ce qui la conduit à définir une laïcité scolaire « ratione loci » (en raison du lieu), alors qu’elle est « ratione materiae » (en raison de la matière : toute activité d’enseignement public). [↩]
- Définition contestable, selon nous, car excluant les établissements privés confessionnels sous contrat, dont l’objet doit être l’enseignement, non l’évangélisation (selon la loi !), mais qui constituent bien des « entreprises de tendance » puisque leur « caractère propre » est protégé constitutionnellement. [↩]
- Attribué par G.C. à l’Observatoire de la Laïcité, mais que nos amis du Comité Laïcité République reprennent à leur compte. [↩]