La très droitière chaîne CNEWS, de Vincent Bolloré, dont Éric Zemmour fut le chroniqueur vedette, a publié le 9 novembre un sondage commandé à CSA dont il ressort que « 61% des Français sont favorables à l’interdiction du voile dans l’espace public », et 37% contre. L’UFAL fait résolument partie de la minorité (plus du tiers quand même) opposée à cette mesure. Mais le détail du sondage révèle les arrière-pensées de ce qui constitue une manipulation politicienne.
Interdire tout signe religieux dans l’espace public violerait une liberté fondamentale.
La « liberté de pensée, de conscience, de religion » est garantie par l’art. 9 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, à valeur juridique supérieure à la loi. Ce droit implique notamment « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public((c’est nous qui soulignons)) ou en privé », en particulier par « les pratiques » -parmi lesquelles les tenues religieuses, comme l’a jugé à maintes reprises la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH), par exemple à propos de la loi française « burqa » du 11 octobre 2010.
Les seules restrictions autorisées (art. 9-2) doivent être prévues par la loi, et « nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. » Ainsi, dans la Turquie d’avant Erdogan, la CEDH n’a validé l’interdiction du port du voile à l’université qu’en raison des menaces pour la démocratie représentées par le parti islamiste REFAH (dont les héritiers sont aujourd’hui au pouvoir).
Il n’est pas secondaire de rappeler que, selon la CEDH, la liberté garantie par l’art. 9 bénéficie également aux « athées, agnostiques et indifférents », ainsi qu’à toute « conviction » autre que religieuse, comme l’a souligné de son côté la Cour de Justice de l’UE le 13 octobre 2022. C’est bien un droit fondamental. Le remettre en cause est tout simplement contraire à la laïcité, et au principe de liberté de conscience.
Une opération cousue de fil blanc
La publication de ce sondage est intervenue le lendemain même d’une déclaration à France 2 d’un des candidats à la présidence de LR : « Je suis pour l’interdiction du voile, peut-être même dans l’espace public ». Comme par hasard, le 16 octobre précédent, un appel pour modifier la Constitution exactement en ce sens paraissait dans Opinion Internationale (en ligne) : l’UFAL a dit tout le bien qu’il fallait ne pas en penser. Le plus naïf et le moins complotiste des citoyens y verra sans peine une opération politique concertée, dont la source est identifiable.
Or une disposition si manifestement contraire aux droits fondamentaux n’a aucune chance de passer même le filtre du Conseil constitutionnel (sans parler de la CEDH, en cas de besoin). Les participants à l’opération le savent très bien. Il faut donc en conclure qu’ils ne visent qu’à afficher une posture, au sein de leur formation politique comme dans le débat public. Posture nauséabonde, qui voit la droite dite « républicaine » se rapprocher une fois de plus de l’extrême-droite –au moins le temps de l’élection à la tête de LR. Le véritable but de la publication du sondage de CNEWS1 est de manipuler l’opinion : il est en quelque sorte auto réalisateur. Ses résultats le montrent.
Une laïcité dénaturée au service d’une entreprise de zemmourisation.
Le partisan de l’interdiction du voile est un vieux mâle de plus de 50 ans (64%). Les moins de 35 ans sont majoritairement contre. Mais le plus intéressant vient des résultats selon « la proximité politique » : la gauche est contre l’interdiction, à 53% ; la droite pour, à 83%. Quant aux « centristes » de la majorité présidentielle, ils sont pour à 60%, ce qui suffirait à les classer si l’on s’en tenait à ce seul critère –étant observé qu’ils sont les plus proches de la moyenne nationale.
Si au sein de la gauche, socialistes et surtout écolos sont fortement contre, les insoumis sont indécis (50/50) : chiffre en évolution cependant, puisqu’ils n’étaient que 42% contre lors d’un sondage de l’entre-deux-tours de la présidentielle (les « macronistes » étant à l’époque pour à 53% seulement).
Du côté de la droite, les partisans de l’interdiction vont de 76% (droite classique et LR) à 87% à l’extrême-droite (92% chez les zemmouristes).
Point n’est besoin de sortir de Sciences Po pour saisir tout l’intérêt de faire apparaître, sur un thème artificiellement proposé, un clivage politique, quel que soit l’irréalisme du thème, suggérant la possibilité d’une nouvelle majorité en rapprochant la majorité présidentielle et la droite LR. Evidemment, au prix d’un processus de « zemmourisation » des deux qu’il serait difficile d’inverser.
Tout cela n’a rien à voir avec la laïcité. Qu’une majorité se dégage ponctuellement en faveur d’une interdiction contraire aux droits fondamentaux brandie comme un chiffon rouge, montre simplement l’efficacité idéologique de ce type de sondage ambigu.
Autant l’interdiction de TOUS les signes religieux ostensibles à l’école, qui relève de la sphère publique, est indispensable à la formation de citoyens émancipés par le savoir, et conforme aux droits fondamentaux, autant elle serait illégale et illégitime dans l’espace public ouvert à tous. A l’UFAL, nous sommes aussi indisposés que la plupart de nos contemporains par la poussée de l’affichage religieux liée à la stratégie des islamistes en France. Nous considérons le voile comme un signe d’oppression, ce dont témoignent au péril de leur vie les femmes iraniennes. Mais dans une société démocratique, la lutte contre le « séparatisme » ne peut se faire au détriment des libertés publiques –les libertés de tous les citoyens. En s’attaquant nommément à une seule expression religieuse, on encourage le racisme antimusulman des droites extrêmes. C’est un cadeau inespéré à l’islamisme qui surfe sur la « victimisation des musulmans » pour organiser le séparatisme et prendre en main l’ensemble des croyants.
- comme de beaucoup de sondages [↩]