L’UFAL est opposée à la « loi travail » (dite El Khomri), promulguée le 8 août dernier, qui torpille le code du travail au profit des employeurs. Au dernier moment, a été introduit dans ce texte, par amendement sénatorial de Françoise Laborde (PRG), un article permettant l’inscription du « principe de neutralité » dans le règlement intérieur des entreprises. L’idée était de sécuriser les organismes privés employant des salariés, face au détournement des droits fondamentaux par l’islamisme politique cherchant à imposer ses signes de ralliement, et aux tensions sociales internes et externes à l’entreprise qui peuvent en résulter.
Or cette disposition a été violemment attaquée, avant même d’être votée, par un communiqué commun de L’Observatoire de la laïcité (ODL) et de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) en demandant le retrait. La FNLP (Fédération Nationale de la Libre-Pensée) a renchéri quelques jours après.
Quoique la tragédie du 14 juillet et les comédies du mois d’août aient depuis monopolisé les médias, revenons sur ce sujet de fond. Car la solution retenue est bien faible juridiquement.
Une sécurité juridique illusoire
L’article 2 de la loi ajoute au Code du travail un art. L. 1321-2-1, qui dispose : « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »
Le recours au règlement intérieur est proposé depuis le rapport Stasi de 2003
Cette solution était déjà préconisée en… 2003 par le rapport Stasi((Qui préconisait « qu’une disposition législative, prise après concertation avec les partenaires sociaux, permette au chef d’entreprise de réglementer les tenues vestimentaires et le port de signes religieux, pour des impératifs tenant à la sécurité, aux contacts avec la clientèle, à la paix sociale interne. » )). Les mêmes termes étaient ensuite repris en 2008, par une proposition de loi de Jean Glavany, puis en 2011 par un avis du Haut Conseil à l’intégration. Ce dernier recommandait « qu’une disposition législative, prise après concertation avec les partenaires sociaux, permette au chef d’entreprise de réglementer les tenues vestimentaires et le port de signes religieux, pour des impératifs tenant à la sécurité, aux contacts avec la clientèle, à la paix sociale interne. »
Les motifs de ces précédentes propositions appellent malgré tout quelques remarques : si la sécurité est actuellement prise en compte par les textes existants, il n’en va pas de même des « rapports avec la clientèle », comme il est montré ci-après à propos de deux recours actuellement pendants devant la Cour de justice de l’Union Européenne. Mais surtout, la notion de « paix sociale interne » risquait de se retourner… contre le droit syndical lui-même : elle était donc difficilement acceptable !
« Principe de neutralité » et « bonne marche de l’entreprise » : des solutions tout aussi fragiles
Le nouvel article du code du travail, quelles que soient ses bonnes intentions, n’échappe pas aux écueils qui viennent d’être signalés. En effet, il instaure un « principe de neutralité », vague et général, et surtout dépourvu de définition juridique. S’appliquant indistinctement à la manifestation des « convictions » des salariés, il inclut forcément les convictions politiques, et les engagements syndicaux ou mutualistes. Le communiqué commun ODL – CNCDH a eu beau jeu de le reprocher au texte.
Si le droit d’expression politique n’est toujours pas formellement reconnu dans l’entreprise, il n’en va pas de même de ce qui relève de l’action (donc de l’expression) syndicale et/ou mutualiste, dont la loi reconnaît la légitimité et organise même l’expression (institutions représentatives du personnel).
En outre, la justification par la « bonne marche de l’entreprise », notion qui fait la part belle au seul employeur, et dont nous avions déjà contesté l’apparition dans le fameux article 6 de l’ex-préambule Badinter paraît exagérément extensive. Elle excède la notion actuellement admise de « la nature de la tâche à accomplir » – objet même du contrat de travail, faut-il le rappeler ?
Il n’est donc pas certain que le Conseil constitutionnel admette la constitutionnalité de cet article, s’il venait à être saisi par voie de question prioritaire de constitutionnalité((Le Conseil, dans sa décision n° 2016-736 DC du 04 août 2016 relative à la loi travail, ne s’est prononcé que sur quelques articles, renvoyant explicitement son appréciation sur tout le reste, dont l’art. 2, à d’éventuelles QPC (qui seront nombreuses !). )), à l’occasion d’un contentieux que les militants islamistes ne manqueront pas de rechercher.
Le principe de neutralité est pendant devant la Cour de Justice de l’Union Européenne
La CJUE est actuellement saisie de deux affaires, l’une belge et l’autre française, de salariées en contact avec la clientèle licenciées pour port du voile. Dans les deux cas, les Cours de cassation respectives ont adressé à la CJUE une question préjudicielle sur la portée et la signification de la directive 2000/78 CE interdisant les discriminations à l’embauche et au travail en raison de « la religion ou des convictions » (transposée en droit français par la loi du 27 mai 2008 et inscrite dans le code du travail((Très incomplètement, puisque les « convictions » ne sont plus citées dans notre code du travail ! Seules sont protégées les opinions religieuses, politiques ou syndicales – ce qui exclut toutes les autres, comme nous ne cessons de le souligner depuis 2014 : un militant laïque, un Franc-maçon, un « végan », etc. (convictions ni politiques ni syndicales ni religieuses) peut donc être discriminé à l’embauche ou au travail !)) ).
On ne sait quand la Cour (qui décidera peut-être de joindre les deux affaires) rendra son arrêt (peut-être en 2017 ?). En tout cas, le « principe de neutralité » fait controverse, comme en témoignent les conclusions opposées des deux avocates générales respectives (qui n’engagent pas la juridiction) :
- Dans l’affaire belge (salariée licenciée pour avoir décidé de porter un voile dans les rapports avec la clientèle, et refusé de l’ôter, mais en l’absence de RI sur la question), l’avocate générale Kokott estime qu’il ne s’agit que d’une discrimination indirecte, et qu’elle peut être justifiée par « une règle générale de l’entreprise qui interdit les signes politiques, philosophiques et religieux visibles au travail, au nom d’une « politique légitime de neutralité fixée par l’employeur en matière de religion et de convictions. » Quant à la proportionnalité de la mesure, elle suggère qu’elle soit du ressort des juges nationaux, rappelant que, si un travailleur ne peut pas « laisser au vestiaire » son sexe ou sa couleur de peau, on peut en revanche attendre de lui « une certaine retenue » pour ce qui concerne l’exercice du culte au travail.
- En revanche, dans l’affaire française Asma Bougnaoui (salariée d’une entreprise informatique refusant d’ôter son voile chez les clients, après plainte d’un de ceux-ci), l’avocate générale Sharpston prend le contrepied de sa collègue Kokott. Elle considère qu’il s’agit d’une discrimination directe, donc prohibée, et refuse de séparer l’expression de la religion (port du voile) de la liberté fondamentale de religion. Elle conclut qu’un règlement intérieur d’entreprise ne peut interdire à ses salariés de porter des signes ou tenues vestimentaires religieux lorsqu’ils sont en contact avec la clientèle – discrimination directe. Si elle concède qu’une discrimination « indirecte » peut toutefois être justifiée par les intérêts légitimes de l’entreprise, les conditions de proportionnalité qu’elle admet (aménagement des pauses de prière, couleur du voile assorti à celles de l’uniforme de l’entreprise [sic]…) relèvent des « accommodements raisonnables ». C’est l’application de la vision multiculturelle anglo-saxonne dans toute sa splendeur, avec une prépondérance absolue de la liberté d’expression religieuse((Qui l’entraîne même à écarter explicitement l’application de la disposition (art. L.1133-1 Code du travail français) qui permet des « différences de traitement, lorsqu’elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée », l’affirmant limitée aux seuls objectifs de santé et de sécurité dans le travail.)), dans une affaire relevant du droit du travail français : conflit inévitable.
Le législateur français court donc le risque, dans une matière si manifestement conflictuelle, de se voir a posteriori invalidé par l’arrêt à venir de la CJUE – la France étant engagée par les dispositions du droit européen et l’interprétation donnée par son juge.
Une polémique trop violente pour être honnête
Les critiques qu’appelle à notre sens l’article portent sur sa formulation, que nous estimons malheureuse, non sur l’objectif recherché, qui nous paraît légitime. On ne peut en dire autant des prises de position tonitruantes, qui visaient en fait la légitimité de la mesure.
Un communique commun intempestif de l’Observatoire de la Laïcité (ODL) et de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) demandait carrément le retrait du texte
Intempestif, car ces organes, purement consultatifs, n’ont pas à émettre des injonctions au législateur et à l’exécutif. La demande de « retrait » de l’art. 2 relevait d’ailleurs du ridicule à ce stade des travaux parlementaires et dans le cadre autoritaire du 49-3 choisi par le Premier ministre((Le texte définitif, adopté en commission des affaires sociales le 30 juin, annexé au compte-rendu de la séance du 20 juillet, a été adopté sans débat le 21 juillet.)).
Déchaîné contre l’article, qui serait « en contradiction avec la Constitution, la Convention européenne des droits de l’homme et le droit communautaire », il y voyait même la « remise en cause du principe de laïcité » ! Cette dernière assertion véhicule l’idée que la laïcité serait un monopole d’Etat, et qu’aucune personne privée ne saurait s’en prévaloir – fatwa proférée le 19 mars 2013 par la chambre sociale de la Cour de cassation dans l’affaire Baby-Loup, mais annulée le 25 juin 2014 par la décision définitive de l’assemblée plénière de la Cour. Visiblement, l’ODL n’a pas actualisé ses références jurisprudentielles.
La réponse à l’ODL de Françoise Laborde, Jean Glavany et Patrick Kessel
On se rappelle que ces trois « personnalités qualifiées » nommées à l’ODL, dont l’initiatrice de l’article L.1321-2-1 actuel, ont suspendu leur participation à la suite des prises de position de son Président et de son Rapporteur général contre Elisabeth Badinter qui avait dénoncé l’usage du terme « islamophobie ».
Ils ont répondu au communiqué du 19 juillet de l’ODL en lui reprochant de se tromper : « sur la forme et sa mission » qu’il a outrepassée (comme nous l’avons souligné plus haut) ; « en droit », car le but de l’article est précisément de rétablir la sécurité juridique pour les entreprises ; « sur la nature des problèmes qui se posent à la société française » et la nécessité de distinguer la pratique légitime des religions des intégrismes à combattre. Réflexions et intentions que l’on peut partager pour l’essentiel, sans pour autant approuver la solution adoptée.
Le communiqué haineux de la FNLP (fédération nationale de la libre pensée)
C’est la Libre Pensée (FNLP) qui s’est chargée des basses œuvres, exécutant les trois dissidents de l’ODL, baptisés « Sainte-Trinité contre la démocratie et au service du patronat ». Quant à l’article, il est carrément « laïcide et liberticide », digne du « régime de Vichy », et du « Code noir » – excusez du peu !
Une fois encore, on peut critiquer l’insécurité juridique résultant, pour les salariés, de la formulation de cet article – nous l’avons montré. De même, on peut douter que l’entreprise doive être (comme le disent les trois dissidents de l’ODL) « une communauté de destin où l’on peut élaborer des projets communs, construire du commun ». Mais rien ne justifie ce tombereau d’insultes, adressé à des Républicains incontestables. La FNLP, fidèle à sa ligne, ferme les yeux quand il s’agit de l’islam, réservant ses flèches exclusivement à l’Eglise catholique… et aux autres laïques.
Il est permis de s’interroger sur les raisons d’un tel tapage orchestré – frisant le grotesque. D’aucuns font remarquer que l’ODL est un organe gouvernemental, sur lequel le Premier ministre n’a paradoxalement aucune prise, et suggèrent qu’à l’intérieur de la majorité au pouvoir, la laïcité (ou supposée telle) n’est qu’un affichage instrumentalisé pour se différencier… On n’est pas obligé de les suivre, mais ni la laïcité, ni les droits des salariés ne méritent ça. Le « principe de neutralité » ne sauvera pas la loi travail !